Actes et temporalités II
2023

-

Pierre AREL
Journées d'études

 

Actes et temporalités

11 mai 2023

Pierre AREL

Les mutations de notre rapport à l’idéal sont à considérer aussi comme des mutations de notre rapport au temps. Le lien social instauré par les démocraties a permis une certaine ouverture dans le rapport à notre mémoire, notre histoire, dont l’une des conséquences est qu’il est possible pour chacun de dire que quel que soit l’idéal qu’il a poursuivi, ce n’est pas ça. Charles Melman a cité plusieurs fois, sans donner son nom, un homme politique qui a beaucoup donné de sa personne par son engagement dans les tumultes du XXe siècle. Cet homme lui a dit que quelques soient les idéaux qu’il a poursuivis, il s’était trompé. Et si mon souvenir est bon, il disait que pour cet homme politique tout engagement dans un idéal ne pouvait que conduire à ce constat.

Le constat que cet homme politique est loin d’être le seul à poser nous fait reconsidérer le rapport au signifiant aujourd’hui. En effet, si l’on considère que les signifiants sur lesquels nous nous appuyons, « ce n’est pas ça », comment pouvons-nous encore prendre appui sur le signifiant pour mener nos existences ? Nous déplorons l’humeur dépressive qui règne dans notre vie sociale, comme en témoigne l’apathie croissante qui se manifeste dans un repli frileux sur soi-même ou sur de petites communautés, comme dans le défaut d’engagement tant dans le travail que dans les amours, qui concernent des fractions de plus en plus larges dans les jeunes générations, et surtout dans le fait que les mouvements collectifs qui s’expriment bruyamment sont le plus souvent des mouvements contre, contre ce qui a précédé, et presque jamais des mouvements pour, pour une construction, pour un projet, pour une descendance. Un des traits majeurs de cette dépression est à situer dans ce refus d’assurer une descendance, refus qui peut aller chez certains jusqu’à la stérilisation.

Au-delà des justifications sociologiques et économiques de cette tendance à la décroissance, nous avons à interroger le rapport au signifiant qui est en train de s’installer. Je vous le disais la dernière fois, cette défiance par rapport au signifiant ne mène pas seulement vers la dépression, mais même vers la cotardisation de notre vie sociale. Je vous ai parlé à cette occasion de cette pièce de théâtre, Fraternité, conte fantastique, de Caroline Guiela-Nguyen, qui nous présente une humanité endeuillée après une catastrophe cosmique qui a fait disparaître la moitié des habitants de notre planète, et dont la douleur tant morale que physique est en continuité avec la marche des éléments cosmiques qui risquent de s’arrêter si l’on ne trouve pas un remède à cette douleur. Le remède trouvé pour faire baisser cette douleur est de faire disparaître la mémoire que les rescapés ont des disparus. C’est sur ce trait plus particulièrement que nous pouvons parler d’un syndrome de Cotard collectif, qui associe un désarrimage du symbolique, en particulier par désarrimage d’une histoire et d’un récit, et l’éternisation sur la douleur des corps dont le mouvement se ralentit sans pouvoir pour autant s’arrêter. L’autre trait important qu’apporte cette pièce est que les personnages sont d’origines diverses, ils sont différents par leur âge, la langue qu’ils parlent et par leur sexe, mais au fond ils sont tous pareils, d’être tous pris par la même douleur et le même deuil. Ils vivent dans une société qui n’a aucun souci de subvenir à ses besoins, et donc aucune contrainte de travail, et par ailleurs ils ignorent totalement qu’il puisse y avoir du désir entre les uns et les autres.

Dans les nombreuses critiques que j’ai pu lire de cette pièce (merci Google), il est souligné la charge émotionnelle dégagée par le jeu des acteurs durant les quelques 3h30 que dure la pièce, ainsi que le souci manifesté de pouvoir faire du lien social après une grande catastrophe. Rares sont les critiques qui vont jusqu’à faire remarquer que le propos tourne court très rapidement et propose un remède pour le moins illusoire par rapport au mal qu’il prétend traiter.

Nous pouvons néanmoins reconnaître une grande sincérité à cette pièce, et le mérite de poser dans ses grandes largeurs la question de cette cotardisation de notre vie sociale, qui elle est bien présente. Nous y trouvons une métaphorisation plutôt élégante, un peu décalée des jérémiades victimaires qui embolisent notre vie publique, des difficultés à vivre dans une société qui a traversé des catastrophes dans lesquels beaucoup ont disparu. Il suffit de reprendre la biographie de l’auteur, et surtout celle de ses ascendants, sur lesquels elle s’interroge de façon beaucoup plus explicite dans sa pièce précédente, Saïgon, pour entendre que la catastrophe en question est celle des fracas de l’histoire, et qu’il s’agit de notre maladie de l’idéal. En considérant que Caroline Guiela Nguyen a des origines vietnamiennes, indiennes, et séfarades notamment, nous pouvons entendre que son roman familial passe par bon nombre des conflits des idéaux religieux et politiques qui ont fait rage dans l’Histoire et qui ne semblent pas sur la voie d’un apaisement.

La question pour nous est de savoir quel rapport nous pouvons établir à l’idéal, c’est-à-dire au signifiant maître, sans nous Cotardiser, et sans non plus repartir dans les impasses du discours du maître qui continue dans les pays à régime autoritaire et totalitaire à très bien se porter, d’autant qu’il est supporté par des masses de plus en plus conséquentes et des moyens de domination de plus en plus efficaces. Cette question est congruente avec la remarque que je vous rapportais de Lacan qu’il y a deux façons de rater le rapport sexuel, l’une est à situer du côté du pour tout, et l’autre du côté du pas tout, à savoir l’une du côté du discours du maître et l’autre du côté du discours de l’hystérique.

Eh bien pour répondre à cette question de notre rapport à l’idéal, notre passage par l’apologue de Lacan sur le temps logique peut nous aider à dépasser les impasses vers lesquelles ces discours nous mènent malencontreusement. Le temps logique nous ouvre en effet des questions inédites sur notre rapport au collectif. À chacun des trois temps de l’apologue, correspond un mode de rapport à l’autre, grand et petit, différent.

Dans l’instant du regard, l’enjeu est à situer dans une acceptation par un sujet impersonnel, à la fois d’appartenir à un collectif constitué par un nombre fini d’individus, et de reconnaître la légitimité du directeur à édicter les règles du jeu, ainsi que la validité du savoir qui permet de dire, selon les conditions de l’apologue, qu’à voir deux noirs on sait qu’on est blanc.

Dans le temps pour comprendre, l’enjeu est à situer dans les rapports que vont établir chacun des sujets dans leur rapport aux autres. Chacun se croit dans une asymétrie aux deux autres, de se supposer porteur d’un noir, information qui donnerait un temps d’avance aux deux autres. C’est donc avec une hypothèse fausse qui installe chacun de ces sujets indéfinis, sauf par leur réciprocité, dans une compétition jalouse aux autres, que les protagonistes sont amenés à comprendre la fausseté de cette hypothèse, et vont pouvoir apporter une réponse qu’il était impossible de formuler jusque-là.

Cette réponse ne pourra être formulée que dans l’urgence, que dans la hâte, faute de quoi les scansions suspensives produites par les sujets indéfinis réciproques seraient invalidées. C’est donc dans une désubjectivation au plus bas consécutive à l’abandon de l’hypothèse fausse que le moment de conclure va constituer après coup le sujet d’une assertion sur lui-même. Ainsi le moment de conclure est-il un moment individuel d’assertion sur soi, qui inaugure une nouvelle subjectivité qui fait suite à cette désubjectivation au plus bas consécutive à l’allégeance à une logique collective.

Il me semble que la grande fécondité de cet apologue du temps logique est à chercher dans son dernier chapitre intitulé : La vérité du sophisme comme référence temporalisée de soi à l’autre : l’assertion subjective anticipante comme forme fondamentale d’une logique collective. Nous trouvons dans ce chapitre des éléments qui peuvent nous sortir d’une opposition binaire entre ce que l’on appelle trop facilement l’individualisme et le collectivisme.

Il y a certes une tentation individualiste qui se manifeste déjà dans un refus d’entrer dans l’instant du regard, ce que l’on retrouve dans ce refus à la fois du savoir dont nous héritons et de l’arbitrage du directeur de la prison, l’un et l’autre étant déclarés illégitimes. Comme vous le savez il existe aujourd’hui des mouvements sociétaux qui se revendiquent d’un déconstructionisme qui est d’abord une remise en cause tant des pouvoirs en place que des savoirs constitués. Cette contestation est particulièrement présente dans ce que nous pouvons appeler un peu rapidement les sciences humaines, et en particulier l’histoire, en dénonçant le caractère tendancieux des récits dans leur visée de légitimation d’une filiation et d’un pouvoir. Mais nous voyons aujourd’hui que ces revendications, ces procès en illégitimité s’étendent aux sciences dites dures, au point où il peut-être affirmé avec beaucoup de sérieux que deux et deux font quatre est une assertion relevant du patriarcat. Ces contestations sont actuellement suffisamment vives pour venir créer des divisions sérieuses au sein même des comités de rédaction des plus grandes revues scientifiques.

Si ces formes de contestation peuvent nous paraître fantaisistes, elles n’en sont pas moins à prendre au sérieux comme une invention de notre époque et comme une tentative de réponse au ratage le plus banal qui est celui du temps pour comprendre. En effet, l’homme est un animal politique particulièrement obéissant qui a toujours beaucoup sacrifié pour la cohésion du groupe, sacrifiant les objets les plus précieux, et même poussant ce sacrifice jusqu’à sa vie. Notre maladie de l’idéal participe de cette inertie langagière dont nous jouissons à notre insu en nous repassant en boucle les énoncés 1000 fois invalidés par l’expérience. Ces énoncés, à savoir ce que l’on dit, nous laissent croire à la pérennité d’un être, au maintien d’une identité, au prix de la méconnaissance paranoïaque de ce que l’on peut en dire dans l’exercice de la parole.

Il y a une inertie de l’hypothèse fausse du temps pour comprendre qui est d’autant plus repérable que le collectif dans lequel elle est soutenue fonctionne du côté du tout, comme étant totalitaire, là où justement tout ce qui pourrait conduire à prendre en compte l’hypothèse que « ce n’est pas ça » est repoussée imaginairement au-delà des frontières de ce tout.

Je reviens au texte de Lacan dans ce dernier chapitre. « La vérité se manifeste dans cette forme comme devançant l’erreur et s’avançant seule dans l’acte qui engendre sa certitude ; inversement l’erreur, comme se confirmant de son inertie, et se redressant mal à suivre l’initiative conquérante de la vérité. » Entendez que si celui qui se soumet à la discipline de la logique collective du temps pour comprendre ne reste pas dans la visée de la vérification de cette hypothèse, la considérant comme acquise, il ne pourra comprendre le moment de conclure. Mais par contre cette visée de vérification n’a point de salut sans le respect de cette discipline collective.

Je cite : « à quelle sorte de relation répond une telle forme logique ? A une forme d’objectivation qu’elle engendre dans ce mouvement, c’est à savoir la référence d’un « je » à la commune mesure du sujet réciproque, ou encore : des autres en tant que tels, soit : en tant qu’ils sont autres les uns pour les autres. Cette commune mesure est donnée par un certain temps pour comprendre, qui se révèle comme une fonction essentielle de la relation logique de réciprocité. Cette référence du « je » aux autres en tant que tel doit, dans chaque moment critique, être temporalisée, pour dialectiquement réduire le moment de conclure le temps pour comprendre à durer aussi peu que l’instant du regard.

Il n’est que de faire apparaître au terme logique des autres la moindre disparate pour qu’il s’en manifeste combien la vérité pour tous dépend de la rigueur de chacun, et même que la vérité, à être atteinte seulement par les uns, peut engendrer, sinon confirmer, l’erreur chez les autres. Et encore ceci que, si dans cette course à la vérité, on n’est que seul, si l’on est tous, à toucher au vrai, aucun y touche pourtant sinon par les autres. »

Ce passage rend bien compte de l’impasse tant de la belle âme qui justifie son refus d’entrer dans le système du ratage des tentatives collectives antérieures, que de l’impasse qui consiste à persévérer, puisqu’il y a du persévère là-dedans, dans l’hypothèse fausse sans tenir compte des contingences de l’action en cours.

Un exemple de belle âme : une jeune femme qui a passé les30 ans, et qui est dans une impasse majeure suite à son refus obstiné de s’inscrire dans quelque collectif que ce soit, se présente à moi récemment avec un magnifique T-shirt noir sur lequel est floqué ni Dieu ni maître. Précisons aussi que ce dont cette femme souffre est une angoisse majeure qui résiste à la prescription, au-delà des dosages préconisés, de tous les anxiolytiques à disposition dans notre pharmacopée. Ses propos, ce jour-là, offrent l’occasion de l’interroger sur ce qui est inscrit sur son T-shirt. Elle me dit que c’est là sa devise, et que jamais ne s’inscrira dans un système aussi pourri. Sur ce elle m’informe qu’elle a participé à toutes les manifestations contre la réforme des retraites, et que jamais elle ne s’inscrira dans un dispositif où elle se ferait exploiter. Il est certain que jusqu’à maintenant elle a tenu parole puisque dès l’âge de 16 ans, et alors qu’elle a des capacités avérées pour apprendre, elle n’a jamais fourni le moindre travail scolaire et encore moins assumé quelque emploi salarié. Par contre elle a pu acquérir quelques savoirs sophistiqués en autodidacte, avec le soutien d’un semblable, mais sûrement pas d’un maître. L’occasion m’a été donnée, dans cet échange de lui faire remarquer que si personne n’avait pu profiter de son travail, elle-même avait pu bénéficier du travail des autres pour subvenir à ses besoins, sachant qu’elle perçoit une allocation pour adultes handicapés. Ce à quoi elle a répondu que cette allocation avait été payée par les cotisations de ses parents. Comme quoi elle continue à se reconnaître une filiation, même si celle-ci lui est très problématique, mais le seul maître qu’elle se reconnaisse, au cours de cet entretien qui est le plus riche que j’ai pu avoir avec elle sachant le plus souvent elle est extrêmement fuyante, son seul maître donc, c’est son angoisse. Ce dernier point est extrêmement important, et je reviendrai tout à l’heure sur cette place de l’angoisse dans le temps logique.

Et maintenant un exemple de pourtoutisme. Je vous en ai déjà donné quelques exemples précédemment. Celui-là a l’intérêt de nous faire entendre sur quoi l’inertie langagière se referme. À l’inverse de cette jeune femme, cet homme arrive à la fin d’une carrière dans un métier difficile qu’il a toujours exercé avec compétence. Il est marié, a des enfants, et lorsqu’il vient me parler, il me dit souffrir suite à ce qu’il appelle un burnout, d’épisodes dépressifs récurrents pour lesquels il ne lui a été proposé jusque-là que des traitements médicamenteux. Il s’avère que ce qui domine chez lui est une anxiété plus ou moins importante au fil du temps, qu’il a attribués d’abord à ses difficultés professionnelles. Puis il en vint à parler d’une série de deuils de personnes très proches de sa famille qu’il n’a pas réussi à dépasser. Les entretiens pendant un an restèrent principalement sur ces pertes dont il n’avait pas pris la mesure. Il s’en trouva concomitamment soulagé de son angoisse, et arrêta les anxiolytiques. C’est alors que survient une résurgence de l’angoisse, qui suscite à nouveau chez lui de l’inquiétude. La survenue de cette angoisse s’accompagne d’un rêve qu’il vient raconter une séance. Ce rêve a la particularité, sans précédent, d’avoir un contenu sexuel, et même homosexuel. Ses associations le mènent à un souvenir ancien de la prime adolescence, d’un épisode où il a été l’objet d’une discrète tentative de séduction homosexuelle qu’il pensait sans conséquence. Mais surtout il en vint à parler de sa sexualité actuelle qui en fait est réduite à néant depuis l’épisode dudit burnout 10 ans auparavant. C’est là un tournant dans la cure, qui lui fait dire qu’il comprend beaucoup mieux ce qu’il vient faire dans cette démarche et qu’il vient beaucoup plus volontiers, alors qu’il venait jusqu’à là en traînant plutôt des pieds, sous la pression de son entourage. Dans les semaines qui suivent il vient à nouveau non seulement en traînant un peu plus les pieds, mais il finit par me dire qu’il va arrêter les séances et qu’il préfère vivre avec une sexualité en berne que de remuer ces questions.

Avec ses deux séquences cliniques nous pouvons mettre en exergue à la fois l’importance de l’inscription dans des engagements dans divers collectifs, parmi lesquels prime les collectifs du travail et de l’amour, c’est-à-dire les collectifs placés sous l’égide de la fonction phallique, puisqu’en l’absence de cette inscription il est déjà extrêmement difficile d’obtenir que la personne vienne s’inscrire dans ce collectif minimal qui est celui de la cure. C’est particulièrement le cas pour ce qui concerne la jeune femme dont je viens de vous parler, qui multiplie les demandes auprès d’une multitude de soignants d’orientations très diverses, et qui a tôt fait de se plaindre de l’inefficience de ce qui peut lui être proposé.

Par contre, la situation du pourtout qui a présidé à l’inscription tout au long de la vie de cet homme dans divers collectifs s’accompagne de la constitution pour lui d’un roman familial particulièrement riche. Nous pouvons constater, chez des personnes ayant une histoire derrière eux faite à la fois de leurs multiples engagements et de leurs non moins multiples échecs, qu’elles vont venir faire un certain travail qui montre souvent assez rapidement son efficacité, notamment dans ces situations anxiodépressives. Pour rendre compte de cette efficacité, qui comme vous avez pu l’entendre dans l’exemple que je vous ai donné est le plus souvent temporaire il est bon de considérer la temporalité de l’angoisse qui était corrélée à la présence d’un certain objet dans la réalité.

Je vous ai parlé précédemment de moments dans la cure, plus ou moins précoces, où les propos reviennent sur eux-mêmes, dans un tournage en rond. Ces tournages sont à corréler à la persévérance à rester sur une hypothèse fausse, alors même qu’une série de pertes est venue les invalider, à savoir que la rencontre du réel aurait pu valoir comme un ce n’est pas ça. Mais justement il existe cette inertie du langage qui est une inertie de l’inconscient dont Lacan nous dit encore que l’inconscient, c’est que l’être en parlant jouissent, et ne veuille rien en savoir. C’est bien ce que la cure relance avec la demande, à savoir une demande d’exister adressée à l’Autre qui passe par la reconnaissance de la validité de son sacrifice.

Aussi, la cure remet en jeu le retour vers les divers moments de déception consécutifs à l’inscription dans des collectifs de temps pour comprendre dont l’issue n’a pas conduit à la reconnaissance attendue. C’est comme cela que la cure conduit à passer d’une déception à une autre, depuis la situation de crise qui a motivée la démarche d’une cure de parole, comme la situation professionnelle pour le patient dont je vous ai parlé, jusqu’à des déceptions plus anciennes ou d’un autre registre relationnel, cela au gré des rencontres signifiantes provoquées par l’association libre.

Ces rencontres signifiantes méritent toute notre attention puisqu’elles sont le fruit du hasard de la rencontre entre la chaîne signifiante des énoncés d’une histoire qui fait sens, qui offre une apparence de rationalité, et la chaîne inconsciente beaucoup plus discrète qui vient faire trébucher sur le cours du récit historisant. Il y a bien sûr les lapsus, les actes manqués, les rêves dont l’analysant se souvient au matin de sa séance, mais il y a aussi des rencontres signifiantes beaucoup plus discrètes ou incongrues qu’il est tout aussi important de relever. Ce sont ces petits trébuchements qui vont servir de ce n’est pas ça, c’est-à-dire de scansion suspensive sur l’hypothèse fausse de la réalisation de l’idéal. La visée moïque de se faire reconnaître comme étant sur la voie de l’accomplissement de l’idéal se heurte sur l’expression subliminaire de ce sujet de l’inconscient qui est volontiers cynique, agressif ou encore lubrique, enfin dans la transgression de la loi de l’idéal.

Il est à remarquer combien pour certains patients l’acceptation de l’association libre, c’est-à-dire l’acceptation de ces rencontres de hasard est des plus difficiles, voire même impossible. Les patients qui nous disent : est-ce que vous avez des questions à me poser ? Ne nous demandent rien de moins que de les soulager de l’initiative de la parole et de la responsabilité de leurs trébuchements.

La cure analytique ne peut pourtant avancer que par la prise en compte de ces trébuchements, de ces « ce n’est pas ça » qui viennent dévier le cours de ces tournages en rond qui sont malheureusement le cours spontané de la plupart des destins, y compris lorsqu’un recours a été fait à la psychothérapie qui tôt ou tard emboîte le pas du ronron soporifique du disque ourcourant pour reprendre une expression de Lacan.

La prise en compte de ces trébuchements, de ces « ce n’est pas ça », en tant que scansions suspensives constitue la mise en place du temps pour comprendre le moment de conclure. Si l’analyste a un rôle incontournable à la fois dans la mise en place du dispositif qui met l’exercice de la parole dans l’obligation de suivre l’association libre, ce qui nécessite que l’analyste s’abstienne de formuler une quelconque demande, et dans le repérage de ces scansions suspensives qui viennent casser le sens, et déranger la jouissance de l’exercice de la parole qui l’accompagne, par contre il appartient à l’analysant de conclure au gré des rencontres signifiantes. Ce n’est que là qu’il peut produire un signifiant maître sur lequel il peut conduire avec un peu plus de sûreté son existence, tout en se déchargeant du souci de devoir répondre à telle ou telle norme sociale qui n’existe pas.

C’est ce que nous apporte la notion logique de collectivités, dont Lacan dit toujours dans ce dernier chapitre de l’article « le temps logique » : « Tres faciunt collegium, dit l’adage, et la collectivité est déjà intégralement représentée dans la forme du sophisme, puisqu’elle se définit comme un groupe formé par les relations réciproques d’un nombre défini d’individus, au contraire de la généralité, qui se définit comme classe comprenant abstraitement un nombre indéfini d’individus. »

Ce passage est d’une importance majeure, puisqu’il traite d’une question que Lacan a très souvent reprise sous des formes différentes en pointant non seulement du doigt notre maladie de l’idéal, mais en ouvrant aussi une piste pour nous en désolidariser. Notre maladie de l’idéal, avec un article défini, s’appuie immanquablement sur la nomination d’une généralité, c’est-à-dire d’un tout qui prétend pouvoir s’appliquer au-delà des confins de quelque frontière que ce soit. Alors que la collectivité ne prétend former un tout que pour un nombre défini d’individus. Ce qui constitue une grande différence, puisqu’au nom de la généralité sont proférés des énoncés qui prétendent être valides non seulement au-delà des frontières, mais également de toute éternité. Nous savons que lorsqu’un régime théologico-politique se fonde exclusivement sur des prémisses pareilles, et bien ça ne rigole pas, et ne rigole particulièrement pas en ce qui concerne les rapports entre les hommes et femmes.

Ce qui vaut pour ces groupes gigantesques que constituent les communautés théologico-politiques contemporaines, vaut aussi pour les communautés plus restreintes comme celle d’un couple, d’une famille, qui n’ont pas moins à pâtir des énoncés généralisants. Et comme nous pouvons le constater dans le travail analytique, pour se sortir de l’ornière de la jouissance qu’il y a à participer à ce mode de discours généralisant, cela ne nécessite pas seulement du temps, cela nécessite du temps logique, c’est-à-dire la production d’actes qui sont autant de moments de conclure.

Une femme qui a déjà un long travail analytique derrière elle, qui lui a permis notamment de prendre beaucoup d’écart par rapport aux énoncés généralisants qu’a pu proférer sa mère tout au long de sa vie, a été à nouveau affectée par une nouvelle tentative de sa mère de porter son emprise sur sa vie. Cette mère appartient à cette catégorie de personnes dont on dit qu’ils ont un avis sur tout, et qui surtout ne supporte pas que l’on puisse exprimer un autre avis que le leur. Cette femme a donc parfaitement réussi au niveau familial non seulement à imposer ses avis mais même à scinder deux catégories dans cette famille entre les bons et les pas bons, selon cette nomination imaginaire dont nous héritons de par notre passage par le stade du miroir. Sa fille, ma patiente, pensait justement après plusieurs moments de conclure fructueux avoir pris suffisamment de champs vis-à-vis de la générale.

Mais voilà, alors qu’elle connaît depuis peu la joie d’être grand-mère, elle se trouve à nouveau touchée par les manœuvres de sa propre mère qui vient brusquement à s’intéresser à sa petite fille et à son arrière-petit-fils, et reproduire avec cette nomination imaginaire les mêmes ségrégations intra familiales qu’elle connaît si bien. Il lui faudra finalement peu de temps pour arriver à cette conclusion, concernant les membres de sa famille qui continue à faire cour autour de cette reine des abeilles, que c’est leur histoire. C’est là une conclusion tout à fait dans l’axe de ce que dit Lacan « que la vérité, à être atteinte seulement par les uns, peut engendrer, sinon confirmer, l’erreur chez les autres. » Pour ce qui concerne cette femme, le travail analytique lui a permis de produire un certain nombre d’actes, de conclusions sur lesquels elle a soutenu son désir, d’une manière assez originale soit dit en passant, et elle a maintenant suffisamment de liberté et d’assurance dans son jugement pour continuer à fréquenter a minima les membres de sa famille et à détacher son jugement de celui imposé lorsque les circonstances l’y contraignent.

Lorsque cette femme dit « c’est leur histoire », elle ne produit pas une nouvelle ségrégation, contrairement à ce qu’elle déplore dans le fonctionnement familial, mais elle produit une assertion sur elle-même qui est une interprétation de ce qui se passe à nouveau au sein de cette famille, c’est une invention qui ouvre tout un champ d’interprétations concernant des manifestations pathologiques qui touchent les divers membres de cette famille. Cette invention n’est pas ségrégative, puisque chaque membre de cette famille ne connaît pas d’autre obstacle à la partager que la jouissance il éprouve à se mettre au service de ce grand Autre non barré.

Son dire, « c’est leur histoire », est un acte qui a aussi des conséquences du côté topologique. Vous savez que lorsque nous parlons de topologie, nous faisons appel forcément à l’instance imaginaire. Les embarras que nous avons avec l’imaginaire doivent beaucoup à notre passage par le stade du miroir qui nous fait nous aliéner à une image perçue au champ de l’autre. Dans le temps logique, l’aliénation consécutive au stade du miroir joue à plein dans le temps pour comprendre qui est un temps de jalousie, jalousie de ce que les deux autres auraient un temps d’avance, c’est-à-dire qu’ils auraient un plus dont le sujet indéfini serait privé. Dans le temps pour comprendre il y a ainsi la production d’une série d’histoires dont le sens tourne invariablement autour de questions conditionnées par la nomination imaginaire, à savoir de repérer où sont les bons et les mauvais attributs, les bonnes et les mauvaises places, les bonnes et les mauvaises identités. Si nous nous en tenons à ce que nous apporte l’apologue du temps logique, il paraît difficile de considérer que nous pourrions nous passer de cette aliénation imaginaire. Par contre, la présence du moment de conclure dans cet apologue nous indique comment il est possible en tenant compte de cette logique temporelle de nous en dégager moyennant la production d’actes.

Ces actes viennent opérer un transbordement qui sort le sujet de sa méconnaissance paranoïaque qui lui fait attribuer à l’autre ce qui était de fait son propre raisonnement.

Ce transbordement, il me paraît fécond de le considérer par rapport au transbordement dont Lacan parle tout au long de son séminaire sur l’angoisse. Tout au long de ce séminaire Lacan vient situer l’angoisse à la fois spatialement entre le sujet et l’Autre, et temporellement entre la jouissance et le désir. Ce qu’il avance et qui mérite tout particulièrement notre attention est le fait qu’il situe ce transbordement entre le sujet et l’Autre au moment de l’angoisse. Il dit que l’angoisse surgit au moment où peut se poser au sujet la question du désir de l’Autre. Question qui peut se formuler comme : qu’est-ce qu’il veut ? l’Autre, et même plus précisément : qu’est-ce qu’il me veut ? Ce transbordement au cours duquel la question du désir de l’Autre vient à se poser du côté du sujet, Lacan l’inscrit dans un tableau qui est le suivant.

Côté de l’Autre                           côté du sujet                                  

         A                        |                       S                         Jouissance

         $                         |                       A/                       Angoisse

         A                         |                                                    Désir  

Dans ce schéma vous voyez ainsi que l’Autre, au temps de la jouissance, est à situer du côté de l’Autre, donc tout va bien, l’Autre est à sa place et le sujet de son côté à lui qui va faire son possible pour que cette jouissance, qui est jouissance langagière fonctionne à plein.

En effet, lorsqu’un enfant arrive au monde la tendance la plus marquée est de lui assurer une bénédiction, et pour cela de lui dire des bonnes choses et de passer sous silence les quelques difficultés que notre venue à la vie nous réserve. C’est-à-dire que dans ces temps premiers, non seulement on ne va pas lui dire toute la vérité, parce que cela ça n’est pas possible, mais il est bien rare que l’on ne lui dise pas quelques mensonges plus ou moins intentionnels. Et c’est avec cette donne première que le petit se lance dans l’aventure, et qu’il va faire l’expérience de la jouissance. L’expérience de la jouissance est avant tout jouissance de la parole ignorée par le sujet.

Nous ne pouvons qu’être étonnés de la force qu’a cette bénédiction première, qu’elle ait été présente ou pas, dans la dynamique psychique – lorsqu’elle a été carante nous pouvons être impressionnés par la force qu’elle réveille chez ceux qui vont se mettre à sa quête. C’est-ce que nous trouvons tout particulièrement à l’œuvre dans la clinique de l’adoption.

Cette bénédiction, même si nous ne voulons pas le savoir, va rencontrer des démentis plus ou moins cruels avec les expériences de la vie, et surtout dans l’exercice de la demande à l’Autre, qui tôt ou tard reçoit une réponse inadéquate. À savoir que là où il est attendu que ça jouisse, non seulement ça ne jouit pas, mais ça fait même des sensations désagréables dans le corps, c’est l’angoisse.

Eh bien l’hypothèse que je vous propose pour terminer ce travail est de considérer que l’angoisse survient dans ces moments où du côté du réel ça répond que : ce n’est pas ça, mais que le sujet ne veut rien en savoir. Dans ce temps se pose à lui la question de ce que lui veut l’Autre, et s’il ne veut pas lâcher hypothèse fausse qui est pour lui le message qu’il croit détenir de l’Autre, en quelque sorte ses tablettes de la loi, cela va être l’angoisse.

Il lui faut lâcher l’hypothèse fausse, c’est-à-dire l’objet pulsionnel de la compétition avec le petit autre, objet qu’il suppose objet du désir tant de l’autre que de lui-même, pour se retrouver avec un reste qui a perdu sa brillance phallique imaginaire. Ce reste, qui laisse à désirer, Lacan lui donne un nom, l’objet petit a, avec une lettre, ce qu’il traduit par objet cause du désir.

Ce transbordement entre le sujet et l’Autre, opération topologique, est concomitant d’une opération qui sépare le grand Autre de cet objet cause du désir. L’Autre s’en trouve ainsi barré, barré de ceci que non seulement il n’est le lieu de recel d’aucun objet ultime, mais que l’existence même lui fait défaut. Quant au sujet lui-même, il est barré puisqu’il ne peut produire une assertion sur lui-même qu’après ce long détour par l’autre, le petit et le grand, et que tout ce qu’il peut appréhender de l’Autre est ce reste qui va lui servir de cause à son désir.