À propos du nouveau projet de loi concernant la psychothérapie en Belgique
2016

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LEBRUN Jean-Pierre
Controverses



En ce mois de juin 2016, la ministre fédérale (donc couvrant les trois régions de la Belgique) de la Santé en Belgique a fait adopter en commission de la Chambre des représentants un nouveau projet de loi concernant la psychothérapie. Nouveau, parce qu’il vient modifier la loi votée sous la précédente législature le 4 avril 2014.

A cette époque, les différentes Associations belges lacaniennes de Psychanalyse, contrairement aux associations des postfreudiens, avaient bataillé pour obtenir que la psychanalyse ne soit pas une psychothérapie mais qu’elle puisse ne pas être sans effets psychothérapeutiques.

A contrario, les sociétés postfreudiennes avaient préféré soutenir que la psychanalyse était une psychothérapie même si elle n’était pas que cela ; moyennant quoi, ces collègues avaient accepté de se ranger sous la bannière des psychothérapies et de la loi qui les organiserait.

Nous étions conscients, à l’époque, de la fragilité de notre position mais elle nous assurait à nous, lacaniens, surtout francophones, de ne pas relever de la psychothérapie

Mais des élections ont eu lieu depuis et un autre gouvernement a été mis en place dont l’orientation est beaucoup plus radicalement marquée à droite et surtout beaucoup plus sensible à l’esprit anglo-saxon qui règne dans la partie néerlandophone du pays.

En ce mois de juin 2016, la ministre de la Santé, médecin par ailleurs, a donc déposé, d’autorité, un projet de loi concernant la psychothérapie en voulant faire de celle-ci un acte médical. Plus encore, la médecine à laquelle il est fait référence est elle-même réduite à l’Evidence Based Medecine, laquelle deviendrait alors le seul repère légitime, gommant ainsi la diversité effective des pratiques psychothérapeutiques, et plus spécialement celles qui se fondaient sur l’importance de la parole.

Espérant pouvoir modifier quelque peu cette trajectoire, j’ai néanmoins voulu faire entendre notre point de vue et pour ce faire, vu l’urgence, ait écrit la lettre ouverte qui suit :


Lettre ouverte à Madame Maggie De Block, Ministre des affaires sociales et de la santé publique.

Namur, le 20 juin 2016

Madame la Ministre, Honorée consoeur,

Permettez-moi de m’adresser à vous à quelques jours de ce vote sur le projet de loi concernant les psychothérapies. Si je le fais, c’est simplement parce que je suis stupéfait du sort que, peut-être sans le savoir ni même le vouloir, vous êtes en train de faire à la parole et à la pratique – la psychothérapie – qui s’en prévaut.

En déclarant purement et simplement, comme je viens de le voir au Journal télévisé RTBF de ce dimanche soir, que « la psychothérapie devra désormais être un acte médical », vous voulez la soumettre à la seule logique de l’Evidence Based Medecine, alors que déjà partout où sévit cette dernière, elle a été aussitôt contrée par une médecine qui, a contrario, se veut « narrative ». Autrement dit, à ceux qui en appellent à l’évidence des choses, il faut toujours rappeler la portée des mots.

Madame la Ministre, je suis médecin depuis 1970 dans ce pays, et psychiatre depuis 1975. Après avoir contribué à créer les hôpitaux psychiatriques pour enfants, qui n’existaient pas encore en Belgique, j’ai essentiellement exercé en cabinet privé sans jamais prescrire un seul médicament (sans pour autant discréditer leur usage quand cela s’avérait nécessaire), autrement dit en travaillant avec seulement l’usage de la parole.

En 1993, j’ai soutenu une thèse d’agrégation de l’enseignement supérieur précisément consacrée aux effets sur le patient de la médecine devenue scientifique(1). Pour la résumer en une formule, j’y rappelais que depuis Claude Bernard, il s’est agi de faire de la médecine non plus « un art » de guérir, mais une « science » de guérir. Or, j’ai pu montrer, voire démontrer, que ce changement comportait un risque, celui de transformer l’art de « guérir des malades » en science de « guérir des maladies ». Bien sûr qu’il avait fallu prendre ce risque, tant c’était prometteur pour l’efficacité de la médecine ; cela s’est d’ailleurs largement confirmé depuis. Mais il fallait aussi contrebalancer ce risque grâce à la place qu’il s’agissait de reconnaître à ce qu’implique l’usage de la parole qui, sans même qu’on s’en aperçoive, constitue pourtant ce qui fait notre spécificité d’humains. La médecine ne peut en aucun cas se satisfaire d’être une pratique seulement objective, vous le savez aussi bien que moi et que tous ceux qui restent en contact direct avec les patients.

Autrement dit encore, c’était à compenser un risque de déshumanisation de la médecine qu’il s’agissait de travailler. Et n’est-ce pas ce qui, au cours de ces dernières années, a été souvent réalisé, dans les hôpitaux par exemple, simplement par la présence aujourd’hui fréquente de psychologues. Mais si ma thèse est juste, l’espace pour leur travail n’est possible que s’ils ne doivent pas entièrement se soumettre à la logique de la scientificité médicale.

Or, Madame la Ministre, en faisant de la psychothérapie un acte médical, en consonnance avec l’Evidence Based Medecine, vous la faites aussitôt entrer dans l’arsenal de la médecine scientifique et vous contribuez ainsi, à votre insu peut-être, mais très directement, à une objectivation, alors que l’être humain est d’abord et avant tout subjectivité. C’est pourquoi il s’agit de laisser sa place à ce que veut dire « parler », ce qui ne se résume nullement à la communication.

Aujourd’hui, il arrive bien souvent que ce soit du fait de « pouvoir en parler » qu’est rendu viable ce qu’il y a d’irrespirable pour un humain d’être traité – même si c’est apparemment très bien – seulement comme une chose. Et vous devrez admettre sans difficulté que l’air de notre temps traite de plus en plus souvent les individus comme des choses, et les malades comme des maladies.

Honorée consoeur, je sais pertinemment que votre souci est sans aucun doute de rationaliser un champ qui se présente comme d’une épouvantable complexité, mais voilà, en vous entendant soutenir ce projet de loi et en sachant où tout cela peut nous mener, je ne peux que craindre la pire des méprises, celle qui consiste à paver un enfer avec les meilleures intentions.

Non, Madame la ministre, vous ne pouvez annuler l’orientation que celle qui vous a précédée à cette même fonction, Madame Onkelinx, était parvenue à donner à ces questions et pour laquelle elle m’avait fait l’honneur de me demander – comme à bien d’autres – un éclairage. Vous ne pouvez d’un seul mouvement balayer le travail qui avait été fait par ses services pour laisser aux psychothérapeutes et aux psychanalystes le soin d’organiser leurs formations – ce qu’ils font d’ailleurs très bien depuis des lustres – autour de cette prévalence reconnue à ce que parler veut dire et implique.

Madame la ministre, merci d’avoir consenti à me lire et surtout à prendre acte qu’au travers de mes quelques lignes, c’est un nombre important de psys de toutes tendances confondues qui essaye de se faire entendre de vous.

Dr Jean-Pierre Lebrun

Psychiatre et psychanalyste, agrégé de l’enseignement supérieur,

Ancien président de l’Association freudienne de Belgique (celle-ci est membre de Coalap, « Collectif d’associations lacaniennes de psychanalyse en Belgique »)

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(1)Paru en livre aux éditions De Boeck sous le titre « De la maladie médicale » en 1993.