Cher Nazir Hamad,
Beaucoup de choses m’ont plu dans votre livre. Je ne me permettrai pas d’en commenter la finesse d’analyse psychologique, terrain que vous connaissez mille fois mieux que moi. Je me contenterai de dire que cette analyse, quand elle informe la conception d’un roman, peut devenir le meilleur ou le pire des alliés. Et dans votre cas, il s’agit du meilleur, car elle se transforme en alliée d’une redoutable malignité. Elle est, me semble-t-il, à la racine de nombreux choix d’organisation du récit, comme les moments et les causes d’intervention de tel ou tel personnage.
Outre qu’il signe son attachement à des procédés traditionnels de la littérature romanesque, le dispositif initial, celui de la lettre à Suleiman, permet de susciter la curiosité du lecteur (curiosité en partie satisfaite sur les derniers mots de la lettre, qui permettent de donner un premier sens au titre) et de mettre en relief plusieurs enjeux que le récit développera ensuite. Il crée aussi, en livrant une petite musique de l’exil, dont la partition reste à achever, une connivence avec le lecteur (sauf à ce que celui-ci soit radicalement opposé à toute compréhension et à toute acceptation de l’étranger – mais il n’aurait alors, sauf pour alimenter sa propre perversion, pas acheté un livre portant un nom d’auteur aux consonances arabes affirmées !).
Le récit compose une autobiographie du narrateur, très condensée, choisissant moins de décrire les événements que d’en restituer les effets, les annonces, les revirements. Il donne ainsi au choix de la rétrospection un caractère incisif, chaque événement rapporté créant une chambre d’écho lui conférant une dimension immédiatement et fortement significative. Cela donne beaucoup d’intensité à la narration. Le choix de la rétrospection, affirmé me semble-t-il trop tardivement, permet de donner un second sens au titre (le cinquantième anniversaire de mariage) et surtout, de plonger le lecteur dans un univers peuplé de nombreux personnages, proches et moins proches du narrateur, créant un effet de foule très plaisant, bigarré, stimulant ; un effet de cérémonie où la description globale d’un monde laisse filtrer des informations et des révélations précises dans ses interstices ; un effet de « temps retrouvé ». L’une de ces révélations prend soudainement plus d’importance que les autres : elle étonne par son caractère inattendu et elle marque par son irréductibilité au monde qui la reçoit sans y prendre gare, comme une marque du mal au sein de l’harmonie, de l’imprescriptible au sein d’un cadre programmé, d’une responsabilité accrue au sein d’une innocence pourtant légitime. Toutes les définitions et toutes les aventures de l’être-étranger en sont bouleversées. L’affirmation d’un combat politique demeure, mais le roman finit par imposer au premier plan les intermittences de la filialité. La scène de l’anniversaire de mariage avait été préparée sous le regard des petits-enfants ; elle se clôt sous un regard disparu que le narrateur ne retrouvera pas malgré son empressement à le chercher. Ce narrateur qui sait tout, ou croit savoir tout, ou simplement sait qu’il est le sujet supposé savoir… ce narrateur qui a constitué le monde de la cérémonie et préparé le sens de la rétrospection, a aussi créé les conditions de son propre ébranlement.
Bien amicalement.
Christophe Bident
Critique littéraire
Professeur d’études théâtrales à l’université de Picardie–Jules Verne
À propos du livre de Nazir Hamad