À Jacqueline Risset
2014

-

TELLERMANN Esther,
Hommages



Jacqueline Risset nous a quittés le 3 septembre 2014.
Cette grande intellectuelle, ancienne élève de l’ENS, agrégée d’italien était poète, traductrice, essayiste. Née en 1938, ayant élu l’Italie comme seconde patrie, Directrice de littérature comparée à la Sapienza de Rome, elle est reconnue pour avoir livré une traduction renouvelée de La Divine Comédie de Dante. Une telle traduction, publiée par Flammarion, n’aurait pu voir le jour sans l’immense érudition de l’essayiste, sans la sensibilité du poète qu’elle fut. l’ALI la remercie ici, de nous avoir entendus, de nous avoir accueillis à Rome, d’avoir en particulier participé aux journées «Dante et l’amour de la langue» organisées conjointement avec le Laboratoire freudien de Rome en 2010.

Esther Tellermann

L’annonce de votre « mort » chère Jacqueline, ce 4 septembre au matin, à quelques heures de l’événement. Et ce mot, employé à dessein par un écrivain tôt prévenu, qui sait que chaque mot pèse.

Votre « mort » donc, comme un rappel .

Et puis les instants revenus, quelques souvenirs proches : mai dernier, à Rome, avec Muriel Drazien, au Laboratoire freudien.

En 1989, la rencontre de Claude Esteban qui vous admirait, comme vous traducteur, mais de l’espagnol, normalien, professeur des universités, poète, qui édita vos libres de poésie chez Flammarion. Aujourd’hui « mort » lui aussi.

Je me rappelle notre réunion autour de Dante, à Rome encore en 2010. Ma peur de parler devant vous du poète, vous dont la traduction de La Divine Comédie est aujourd’hui reconnue comme renouvelant l’approche, pour le lecteur français. Nous devions nous revoir au cours de cette année. Je me rappelle notre dernier échange avec Muriel, vos projets de traductions, vos inquiétudes politiques…

Chaque « ami » perdu en littérature est perte d’un morceau de soi.

Oui chère Jacqueline, vous étiez poète et auriez aimé, je crois que je l’évoque. Comment séparer en effet le transport d’une langue à l’autre du poème, sans l’écoute secrète de ce qui au-dedans de soi fait germination, écrit ?

Le bel hommage du Monde, certes y fait allusion, traçant votre parcours brillant de normalienne et d’agrégée, votre choix de l’italien qui vous fit élire l’Italie pour vivre, enseigner la littérature comparée à La Sapienza de Rome, écrire.

Oui, vous avez été membre du comité de rédaction de la revue Tel Quel de 1967 à 1982, votre œuvre d’essayiste ,vos travaux sur Ponge, Dante, Proust, votre grand œuvre de traduction vous valent votre rayonnement.

Mais rien de tout cela sans le poème, n’est-ce pas ? J’extrais deux de vos livres de ma bibliothèque, songeant que désormais ce rayon de « poésie contemporaine » rejoint peu à peu celui de la poésie de la première moitié du XXème siècle. Et puis je songe à la « cruauté » de nos existences : fallait-il votre mort pour vous relire ?

J’avais tant aimé votre titre à sa sortie en 1985 : Sept passages de la vie d’une femme, passages encore, transports, d’un pays l’autre, d’une langue l’autre, d’un poème l’autre… D’un amour l’autre ? Qu’est donc la vie d’une femme aujourd’hui qu’on ne la souhaite plus singulière ?

Vous relisant, j’aime particulièrement vos poèmes en prose, dégagés du « connaître », traversés d’un corps pris dans le sensible, une sorte d’épaisseur dans le déséquilibre et la vacance de l’instant, déprise de toute volonté. Une autre face de vous, chère Jacqueline, de celle de la brillante universitaire, érudite, maîtrisant les concepts et la linguistique.

Le poème permet-il aussi de vivre «en femme», dans cette sorte de torpeur de l’amante, de passivité où parfois elle croit se reconnaître, une attente – sa mise en scène peut-être – pour croire encore ? Ou bien permet-il de garder la fêlure que notre prise dans le langage induit, ouverte ?

Alors dans la beauté de la scène, du paysage et du fragment qu’enserre le poème, affleurent une amertume, le goût de ce qui va trop vite se dérober, la seconde où le mouvement s’infléchit comme la lumière… Nous aurions pu échanger sur cette torpeur nécessaire à l’écriture poétique, ce qu’il faut de violence comme de douceur pour sentir le bord, la lisière où le poème prend naissance, dans le mouvement de la main (du coeur ?) qui rassemble la mémoire et une zone laissée en blanc.

Est-ce cela le passage ? Un saut dans le vide que l’encre circonscrit ? Une forme du silence ? Ainsi votre beau poème se tisse de votre sensible, votre regard comme une brûlure légère, un peu comme un désir qui recule dès que survenu, parce que l’on n’y croit pas tout à fait… Ou bien parce que l’on se force à l’absence de réponse, à la tache aveugle autorisant la forme, au doute autorisant la pensée, à un flottement d’où surgissent les contours.

Vous aviez déjà la reconnaissance due à votre œuvre critique, aviez déjà fait paraître au seuil en 1982, votre Dante écrivain, vous annonciez votre prochaine traduction de l’Enfer de Dante en français. Ainsi ouvrons-nous les livres, lisons-nous une bibliographie parfois comme une vie en marche, comme une énigme ouverte…

« Les rêves traversent les verbes » dites-vous, oui le rêve traverse votre poème où s’entrelacent des fragments de lieux et de formes, de sensations furtives, comme blessées…

Puis je reprends votre Amour de loin de 1988. vous veniez de publier votre version de L’Enfer et du Purgatoire chez Flammarion.Vous repreniez dans votre titre, comme Dante, l’objet du chant des troubadours : même embrasement des regards qui imprime sa marque , ouvre à l’Amour.

Même absence de l’objet que l’imaginaire fait présence, présence des mots qui vont dire le corps de l’aimé, le faire lettres.Vos vers alors murmurent une complainte lucide et sereine qui accompagne la promenade, et l’on devine les voyages, la mer, les escales, la solitude. Et l’on vous suis de ville en ville, de couleur en couleur qui retiennent votre désir de disparaître à la recherche du TU d’où s’originent les formules. L’attente de l’objet désiré est-elle nécessaire support, nécessaire exercice de la voix poétique ? D’une passion qui métamorphose la vision, exhausse l’odeur, la lumière et l’assombrit ? Fait d’une femme « docilité extrême/prête à tout//à toute blessure extrême/disparaître d’attente/et noir /noir joie ».

L’écriture poétique vous livre chère Jacqueline, abandonnée à la vacance du sentiment et de la vie quand déjà votre nom de traductrice vous porte haut. Car femme, peut-être vouliez-vous garder au sein du rayonnement, l’ombre ?

Votre traduction de Dante demandait cette posture qui cherche au sein de la langue le sujet écrivant qui s’y clive. Demandait une vérité autre que les spectacles du monde : celle de la trouée des nuages, de l’impalpable du vent et du silence, là où Amour fait mort et vie.

« Dès lors//qui est toi qui est moi dans cette flamme//ce seul mot toi brûle à cette flamme/et reste//feu frénétique//vent nonchalant qui traverse le corps ».

Ainsi vous êtes vous livrée, femme, en poète, dans ces morceaux de présent, ces vers qui interrogent, ne raisonnent pas l’élan du corps-cœur, quand bien même fol – puisque de cette incandescence- vous fîtes œuvre, c’est-à-dire « sang et voix ».

—————–

J. Risset, Sept passages de la vie d’une femme, Paris, Flammarion, collection « Poésie », 1985 J.Risset, L’Amour de loin, Paris, Flammarion, Paris,Flammarion, collection « Poésie », 1988

Dante, La divine comédie, L’Enfer, traduction Jacqueline Risset, Flammarion, 1985

Dante, La divine comédie, Le Purgatoire, traduction Jacqueline Risset, Flammarion,1988

Dante , La divine comédie,Le Paradis, traduction Jacqueline Risset, Flammarion, 1990