Freud a fondé la psychanalyse à la toute fin du XIXème siècle, mais sa nouvelle discipline a rapidement vu naître en son sein des divergences, des conflits, des séparations, au point que l’on peut, aujourd’hui encore, se poser cette question un peu embarrassante : y a-t-il une unité de la psychanalyse ? Puisqu’il est question aujourd’hui de la formation des psychanalystes, de quoi parle-t-on ?
Freud, en son temps, tranchait pour dire qui était psychanalyste et qui en avait quitté le champ. C’est ainsi qu’il a exclu Jung de la société des psychanalystes, ou Adler par exemple. Les différends ayant conclu à ces ruptures ont visé, non pas des détails, mais les grands présupposés théoriques freudiens, telle la sexualité infantile, dont Jung rejetait le rôle central – au point de quitter pour Freud le champ de la psychanalyse.
Avec Ferenczi, son élève réputé le plus doué, on a encore frôlé la rupture. Freud a tout fait pour l’éviter, malgré certaines conceptions de son élève qui l’avaient amené à des innovations pratiques que Freud ne pouvait que condamner, comme l’analyse mutuelle. L’amitié et l’admiration réciproques qui unissaient les deux hommes, et peut-être aussi la mort prématurée du plus jeune, ont évité de justesse la rupture.
Au décès de Freud, l’Association psychanalytique internationale s’est retrouvée confrontée à la question délicate de savoir comment, désormais, reconnaître officiellement qui était psychanalyste et qui ne l’était pas. Freud n’était plus là pour trancher, et les psychanalystes devenaient de plus en plus nombreux et éparpillés dans le monde.
Ce sont alors des critères précis et rigides, concernant essentiellement le cursus de formation et des aspects purement techniques de la cure, qui furent retenus : la durée des séances, le nombre de séances par semaine, la conception de l’analyse didactique, la façon de choisir les candidats souhaitant devenir analyste, etc. Cette tentative de préserver l’unité de la psychanalyse se fit donc au prix d’une certaine bureaucratisation et d’un carcan visant directement la pratique et la formation, carcan qui n’avait jamais été celui de Freud !
Évidemment, cela n’a pas empêché les querelles théoriques et les luttes de pouvoir dans les différents pays. Mais c’est surtout en France, après une première scission en 1953 puis surtout l’exclusion de Lacan de la liste des didacticiens en 1963, que ce modèle éclata, et avec lui le paysage psychanalytique français, puis bientôt international. C’est en raison de sa pratique des séances courtes et à durée variable que Lacan fut officiellement écarté de l’institution, mais comme toujours dans ce genre de situations il y a des raisons moins officielles : c’est plus généralement la richesse de son enseignement et son influence jugée trop grande dans la formation des jeunes analystes de cette époque qui lui valurent son exclusion.
Lacan, qui avait déjà plus de soixante ans, fonda alors sa propre école, qui connut très vite un essor considérable. C’est alors un véritable courant de la psychanalyse qui s’est s’imposé en dehors de l’IPA, tant par le nombre de ses élèves que par la qualité et l’ampleur de son enseignement ! L’unité de la psychanalyse, sensée jusque là reposer entièrement sur la reconnaissance par l’IPA, fut en quelques années battue en brèche. Ce fût la « bombe lacanienne » ! Aujourd’hui, les nombreuses associations lacaniennes sont reconnues par leurs collègues « ipéistes » comme formant effectivement des psychanalystes, malgré les désaccords.
Les critères techniques voire administratifs définissant la formation des nouveaux candidats, encore en vigueur dans les sociétés membres de l’IPA même s’ils ont été un peu assouplis, ne sont dès lors plus les seuls critères de formation du psychanalyste. Lacan y a préféré – entre autres – sa conception du désir de l’analyste, ou de la psychanalyse en tant que didactique « après-coup » (c’est-à-dire dès lors qu’elle a été menée suffisamment loin), ou encore son invention de la procédure de la passe, dont le but était de tenter de mieux saisir ce qui faisait le passage de l’analysant à l’analyste.
Tout cela n’a évidemment pas mis fin aux divisions dans le paysage psychanalytique, à commencer par les élèves directs de Lacan. Doit-on regretter que les « disciples » d’un même analyste ne montrent pas plus d’accords voire d’unité, ou au contraire se réjouir qu’un maître ne forme pas des clones, et qu’il y ait bien plusieurs lectures possibles d’un enseignement aussi riche que celui, par exemple, de Lacan ?
Il existe cependant, au-delà des divergences pratiques, théoriques voire éthiques, une façon assez simple je crois de reconnaître un psychanalyste, c’est-à-dire quelqu’un qui pratique effectivement la psychanalyse, à partir du respect de trois grands critères, qui me semble-t-il peuvent faire socle commun… Je les avais déjà juste énumérés dans un édito.
Le premier critère tient à la méthode. Il s’agit de la règle de la libre association du patient, dont la tâche est de dire tout ce qui lui passe par la tête, c’est-à-dire toutes les bêtises qui lui viennent, sans censurer ce qui pourrait lui paraître gênant, idiot ou sans intérêt. C’est en faisant place à la surprise, que l’association libre vise à permettre, en quittant l’exercice d’un discours bien réfléchi, que l’ouverture sur l’inconscient va pourra se faire.
Concernant ce premier critère, il y a un pendant à la libre association du patient, qui est l’écoute flottante et bienveillante, l’écoute interprétative également, du psychanalyste. Freud insista très tôt sur cette écoute flottante, visant à ne rien privilégier d‘emblée dans le discours du patient, pour faire place à la surprise justement, à l’étonnement. Il engagea aussi ses élèves analystes à éviter tout jugement moral concernant leurs patients.
Quant à la dimension interprétative de cette écoute, ses modalités et sa fréquence vont varier bien sûr selon les praticiens, mais l’interprétation est bien ce qui est attendue par l’analysant, même si elle n’arrive évidemment pas à chaque séance. Elle est d’une certaine façon incluse dans le discours du patient, elle fait partie de son adresse.
Le deuxième critère concerne le cadre, qui est celui inventé par Freud afin de favoriser au mieux l’association libre du patient et l’écoute flottante de l’analyste. Il s’agit du dispositif divan-fauteuil, qui met les deux protagonistes dans deux espaces non symétriques – visant ainsi à éviter le dialogue, les échanges cordiaux, etc. Ce dispositif doit permettre à l’analyste d’occuper la place du grand Autre et non celle d’un petit autre, et éviter ainsi de se retrouver en position de psychothérapeute… Cette mise en scène du divan et du fauteuil met de côté le regard au profit de la seule parole, et elle vise aussi à pouvoir permettre l’analyse du transfert, cet obstacle et en même temps ce moteur de toute cure, comme Freud l’avait bien repéré.
Le troisième critère réside dans le respect de quelques grands soubassements théoriques freudiens, qu’aucun analyste n’a jamais remis en cause jusqu’à aujourd’hui. Freud n’a jamais lâché là-dessus, ils constituent le socle théorique commun de la psychanalyse.
Il s’agit tout simplement de la reconnaissance d’un inconscient qui dicte le sujet malgré lui, de la prise en compte de la sexualité infantile, et de la conception du transfert comme moteur de la cure analytique. Ces trois éléments ne font pas polémiques, quelles que soient les diverses obédiences.
Les modalités d’intervention et de direction de la cure, les théorisations vont ensuite varier selon les praticiens, mais nous avons là trois critères, assez simples à repérer, qui sont à la fois nécessaires et suffisants me semble-t-il pour pouvoir qualifier un clinicien de psychanalyste : la méthode freudienne (libre association du patient, écoute flottante et interprétative de l’analyste), le dispositif divan-fauteuil facilitant cette méthode, et le soubassement théorique de base (prise en compte de l’inconscient, de la sexualité infantile et du rôle du transfert). Un patient peut donc assez facilement savoir s’il a bien affaire à un psychanalyste, quelles que soient ensuite leurs différences, leurs appartenances d’école, etc. Nul besoin d’un Ordre des psychanalystes (que certains – ou certaines – voudraient remettre à l’ordre du jour) ou d’un diplôme d’état pour cela.
Au-delà de ces trois grands critères rassembleurs, les divisions sont nombreuses et sans doute indépassables. Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’il faille le déplorer, puisque cette diversité représente aussi une offre de soin aux analysants potentiels.
Même la dimension éthique propre à l’analyse, y compris au sein d’un même courant, peut amener à des positions variées… L’éthique du désir, puis l’éthique du bien-dire, explicitées par Lacan, ont donné lieu à différentes interprétations, pas forcément heureuses… La formulation lacanienne « ne pas céder sur son désir »[1], par exemple, a pu être entendue par certains comme un encouragement hédoniste à la désinhibition la plus grande, voire à la perversion. Or cette maxime devrait plutôt, me semble-t-il, s’entendre comme un encouragement à ne pas céder sur ce qui constitue le cœur de sa subjectivité, à savoir la structure de son propre désir et de son fantasme. Un encouragement, donc, à aller y voir, à tenter de repérer les limites inhérentes à la structure même de son désir, à prendre acte de ses particularités, tout comme du manque qu’il ne pourra jamais combler… Il s’agit donc d’un tout autre défi qu’un simple appel hédoniste.
Freud marqua, quant lui, l’éthique analytique comme étant du côté de la recherche de la vérité (vérité du désir inconscient, dirons-nous avec Lacan), mais il ne manqua pas de regretter, avec raison malheureusement, que « le courage et la vérité sont ce dont les gens manquent le plus »[2] (y compris du côté des psychanalystes). Je me souviens de cette remarque que m’avait faite Melman (comme un avertissement au président que j’étais alors depuis quelques semaines à peine) : « le problème mon cher Thierry, c’est que les analystes ne sont pas courageux ! ». J’ai eu quelques occasions de le vérifier…
Les querelles entre praticiens sont en tout cas inévitables, et le désir légitime de reconnaissance fait forcément difficulté puisque l’objet même de la psychanalyse est un objet qui échappe toujours. Ces divisons tiennent à la singularité et à la susceptibilité de chaque analyste, mais aussi à ce verdict tardif de Lacan : la psychanalyse est intransmissible ! « Tel que maintenant j’en arrive à le penser, dit-il à la fin de son parcours, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé – puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé – de réinventer la psychanalyse »[3].
Chaque analyste a en effet ses références théoriques privilégiées, sa propre expérience de la cure en tant qu’analysant, ses transferts de travail, sa structuration psychique singulière, son caractère aussi, son style, etc. Il est donc logique que les pratiques, les éthiques même, divergent. Mais cela fait aussi partie – si on veut bien l’accepter – de la richesse de toute discipline qui se veut sérieuse.
Il existe en revanche une source de division, assez récente, qui selon moi pose davantage problème, car elle relève surtout des opinions personnelles de certains collègues, et de leur volonté d’épouser les nouveaux dogmes sociaux, les nouvelle modes… pour être enfin acceptés sur la scène !
Déjà, dans les années cinquante et soixante, il y a eu ce mouvement de certains analystes émigrés d’Europe vers les États-Unis, cherchant à adapter la psychanalyse à l’american way of life. Cela a conduit à l’avènement et à l’essor de l’ego-psychology, courant théorique dominant aux États-Unis, tant critiqué par Lacan comme vous le savez.
Aujourd’hui, le phénomène social et moral dominant, effet parmi d’autres de notre nouvelle économie psychique, c’est la promotion de l’égalitarisme, du non-binarisme des genres, du wokisme et de la cancel culture. Ces différents éléments sont je crois liés, voire indissociables. Or certains analystes (parfois de formation lacanienne), cherchent à épouser cette évolution, qui découle de la récusation sociale de la fonction paternelle.
Que ce soit par conviction et militantisme personnels, ou davantage pour rejoindre le discours dominant de l’époque, ces collègues en viennent à remettre en question l’essence même de notre discipline : ils remettent en question l’altérité, prônée pourtant par la psychanalyse au nom tout simplement des lois du langage ; ils rejettent les formules de la sexuation de Lacan, jugées binaires et dépassées ; ils s’attaquent bien sûr à la dimension phallique, en feignant de croire que le phallus serait un simple élément de domination de l’homme sur la femme ; et ils rejettent aussi les statuts du fantasme et de la castration, qui ne seraient plus que des vieux carcans… Bref, il s’agit tout simplement de la remise en cause des fondements de la psychanalyse, non pas pour les retravailler, mais plutôt pour les rejeter, les effacer !
Certains collègues prônent ainsi une psychanalyse « émancipée », c’est-à-dire – tout simplement – libérée des concepts fondamentaux freudo-lacaniens, comme Laurie Laufer qui souhaite une psychanalyse – je cite – « instruite par les épistémologies foucaldienne, féministe, queer, trans »[4]. Ou encore Sylvia Lippi, qui milite pour une nouvelle psychanalyse, « féministe », « sororale » comme elle l’appelle, qui vise à se défaire définitivement du Nom-du-Père, du phallus, de la castration, dénoncés comme des notions machistes et archaïques.
Dans son livre co-écrit avec Patrice Maniglier (qu’elle appelle d’ailleurs sa sœur !), Lippi propose donc la mise en place d’une « psychanalyse sororale » qui rejette radicalement la psychanalyse telle que nous la connaissions jusqu’à aujourd’hui. Le plus embêtant est qu’il n’y a même plus de place pour un éventuel dialogue (selon la logique propre au wokisme !) : « La psychanalyse contemporaine, écrivent-ils – il faudrait dire écrivent-elles – est à la croisée des chemins : la clinique de la castration et la clinique de la sororité sont deux voies incompatibles »[5] ! Finis, donc, la disputatio et les débats…
Une des principales conséquences de ce mouvement pour une psychanalyse sororale (qui rencontre du succès évidemment) est la remise au premier plan de la notion de traumatisme, le traumatisme des femmes devenant ici le repère fondamental de toute cure. Cela donne à ce nouveau courant des relents pré-psychanalytiques, Freud ayant justement inventé la psychanalyse en rejetant son explication première de l’hystérie par un trauma réel de ses patientes, pour y entendre avant tout la dimension de la vie fantasmatique et du trauma psychique, bref la dimension de l’inconscient. Quels qu’aient été les faits, c’est à la vérité de l’inconscient et non à la réalité factuelle que Freud s’est intéressé.
Lippi et Maniglier prônent, quant à eux, une sororité qui – je cite – « renvoie à un traumatisme. […] La femme est traumatique – donc la femme est politique »[6], ajoutent-ils. Tout cela nous montre d’une part, que des psychanalystes peuvent épouser certaines idéologies jusqu’à y perdre les fondamentaux, et d’autre part qu’ils peuvent devenir davantage des militants que des analystes !
Or, dans son cabinet avec ses patients, un analyste ne saurait être un militant d’aucune cause, à l’exception éventuellement de celle du discours psychanalytique. Le psychanalyste n’a ni à essayer de sauver le patriarcat finissant ni à vouloir l’achever plus vite encore ! Il a un rôle déjà bien assez difficile à assumer : celui de permettre à chaque analysant de s’analyser, c’est-à-dire d’entendre quelque chose de son propre dire et de pouvoir en tirer quelques conséquences.
Le risque ici véritablement problématique, qui ferait sortir cette fois tel ou tel praticien d’une position de psychanalyste, qui le ferait s’extraire de ces trois critères que j’évoquais tout à l’heure, c’est que ces collègues en viennent à militer au sein même de leur pratique, et à rejeter le socle commun freudien. Il semble bien que cela arrive…
Des psychanalystes qui militent pour une cause, auprès de leurs patientes et de leurs patients, les poussent dans une alliance identificatoire et le partage d’un modèle idéologique. On est très loin, alors, de la neutralité bienveillante freudienne.
Je soutiendrai, pour conclure, que les notions fondamentales élaborées par Freud et par Lacan restent incontournables pour exercer aujourd’hui comme psychanalyste. Elles sont à retravailler en fonction de la clinique d’aujourd’hui bien sûr, et à compléter éventuellement (mon travail en cours sur les névroses de récusation va d’ailleurs dans ce sens), mais elles n’ont certainement pas vocation à être rejetées au nom du wokisme, de la cancel culture et de la pression sociale !
Méfions-nous, car ce mouvement prend de l’ampleur, et dans notre propre association nous ne sommes pas à l’abri ! De même que nous ne sommes pas à l’abris du mouvement inverse, celui de défendre – pour d’autres raisons tout aussi idéologiques ! – un vieux modèle dépassé. Sans oublier ce risque, qui existe toujours, de répéter religieusement – et donc bêtement – les paroles d’un maître. Je passe sur d’autres risques encore, ce n’est ni le lieu ni le moment, qui tiennent au moment spécifique où se trouve aujourd’hui notre association…
La démolition de la fonction paternelle, pour finir, débouche en tout cas inexorablement, comme l’a souvent fait remarquer Melman, sur le rejet de l’altérité et du sexuel, comme sur celui de la castration. Si les psychanalystes suivent cette pente attirante – car moderne et égalitaire –, si donc nous cédons à ce mouvement et à ses injonctions sociales, nous jetterons alors, avec l’eau du bain de la bien-pensance, le « bébé freudien », c’est-à-dire notre exceptionnelle mais bien fragile discipline.
Chacun, pour soi-même et avec d’autres, aura donc à l’avenir à prendre position, à prendre ses responsabilités !
[1] Jacques Lacan, L’éthique de la psychanalyse.
[2] Sigmund Freud, « Lettre à James Jackson Putnam », 30 mars 1914.
[3] Jacques Lacan, « Conclusions au congrès sur la transmission de la psychanalyse » (1978), dans Interventions de Jacques Lacan extraites des Lettres de l’Ecole freudienne de Paris, Éditions de l’ALI, publication hors commerce, Paris, 2006, p.208.
[4] Laurie Laufer, Vers une psychanalyse émancipée, Paris, Éditions La Découverte, 2022, p. 233.
[5] Silvia Lippi, Patrice Maniglier, Sœurs. Pour une psychanalyse féministe, Paris, Éditions du Seuil, 2023, p. 259.
[6] Ibid., p. 314.