Je vous disais donc la fois précédente que le territoire de l’analyste était le champ de l’Autre, que c’est là qu’il se tient.
Donc, je vous disais que cette habitation du lieu de l’Autre lui pose évidemment un certain nombre de problèmes concernant sa présence dans le champ des représentations. Comment s’y faire reconnaître, en effet, si ce n’est par un trait distinctif ?
La question pour lui étant de savoir comment, habitant cette terre d’exil, il parviendrait et de quelle manière à se faire reconnaître, à figurer dans le champ des représentations. Le mode obligatoire pour se faire reconnaître dans le champ des représentations est d’y figurer au titre de Un. Alors vous me direz, oui, mais enfin, il y a quand même des exceptions et qui se font reconnaître au titre, justement, de leur caractère exceptionnel.
Mais si elles sont des exceptions, c’est qu’elles sont uniques. Autrement dit, où l’on retrouve cette problématique du Un, du trait unaire, qui est la condition de toute représentation. Et c’est bien pourquoi les analystes vont en général se trouver dans le souci pour se faire reconnaître publiquement de s’individualiser comme thérapeute sociale, tout ce que vous voudrez, pédagogue, agent matrimonial, conseiller conjugal, conseiller pédagogique, bien sûr, pourquoi pas conseiller politique aussi.
Je crois que, si l’on fait le bilan, il faut reconnaître que le résultat à cet égard est plutôt mince. Qu’est-ce qui reste de toute cette production, justement, au titre de coach social ? A défaut donc de se faire reconnaître publiquement, le moindre est bien tout de même de se faire reconnaître par ses collègues, c’est humain. Seulement, là, ça devient un petit peu plus compliqué.
Un peu plus compliqué parce que on voit bien comment ce souci de reconnaissance dans le groupe amène forcément, inévitablement, à favoriser, à entrer dans l’économie des groupes sociaux dont la particularité, comme vous le savez, c’est toujours de se distinguer entre deux groupes, je l’ai déjà évoqué, avec l’aspiration bien normale, bien naturelle, d’appartenir au groupe enfin reconnu des « Un », des notables, dans, évidemment, le refoulement automatique de ce qui, pourtant, est au cœur de la psychanalyse, c’est de montrer que ce « Un » n’est jamais que entamé et que eux-mêmes, au titre de la psychanalyse, constituent un résultat, un effet de cette entame du « Un ». Il y a donc, inévitablement, dans l’économie propre au groupe, cette mise en marche d’une machine visant à défaire ce qui est pourtant l’essentiel de leur savoir, la spécificité de leur savoir. Alors, heureusement, il y a une solution. Vous voyez, il y a toujours quelque chose qui se présente comme une solution.
La solution, c’est de se faire reconnaître, non plus se faire reconnaître classiquement comme appartenant à un rassemblement d’individus, de « Un », de notables, mais se faire reconnaître avec sa spécificité, c’est-à-dire en tant que représentant de l’objet petit a. À cet endroit-là, il y a un singulier problème qui surgit. C’est que l’objet petit a est à la fois, et comme vous le savez, ce qui est merveilleux et ce qui est ignoble. Là, va surgir dans cette collusion, à l’occasion de cet oxymore, va surgir une manifestation singulière, c’est-à-dire la possibilité d’être merveilleusement ignoble. Moi, j’ai mis longtemps à me demander comment c’était possible Surtout, je dirais, vous voyez, pardonnez-moi, je vous parle à partir d’une longue expérience, je ne peux pas la dire autrement que longue, puisqu’elle a presque 60 ans.
C’est quand même, je dois figurer parmi les exceptions, d’avoir survécu, d’avoir surnagé pendant 60 ans, dans le milieu analytique, ce qui donne quand même une certaine connaissance de ce qui se passe, de ce qui se produit. Et je dois dire qu’à cet égard, je crois avoir tout vu, ce qui est possible. La réalisation des virtualités.
Avant la guerre de 1939-1940, la Société Psychanalytique de Paris était un tout petit groupe, composé de membres de l’Action Française. Deux membres de l’Action Française, parce qu’il s’agissait, et c’est écrit explicitement à certaines pages de ce qui était la Revue Française de Psychanalyse, qui s’appelait comme ça, c’est qu’il fallait protéger la jeunesse française des entreprises de démoralisation venues de l’Allemagne. Ah oui, il ne fallait quand même pas que les chantres de la sexualité viennent comme ça dissiper et perdre moralement, faire se perdre moralement à la jeunesse française.
Il y avait entre autres un homme nommé Hénard qui était un médecin de ce que l’on appelait alors la royale, c’est-à-dire la marine. C’est amusant que la marine de la République s’appelait la royale. Et donc, c’était extrêmement simple, ce n’était pas compliqué, de telle sorte que Freud a dû envoyer de Vienne deux dames pour venir mettre en acte, mettre en pratique ce qu’il entendait par psychanalyse à Paris, c’est-à-dire c’est de Mme Sokolnika et de Mme Morgenstein.
J’ai déjà eu l’occasion de le dire, Mme Sokolnika a été consultée par le jeune André Gide, conduit par sa maman, parce qu’il commençait à l’adolescence à avoir des problèmes, et c’est Gide qui le raconte, c’est dans Si le grain ne meurt, qui raconte sa visite chez Mme Sokolnika, c’est-à-dire témoignage d’une bonne volonté pour essayer de sortir de son homosexualité. Et puis, quand il a été question de créer à cette époque-là une revue de psychanalyse, il y a eu de grandes discussions dans le groupe pour savoir si le président d’honneur devait en être le professeur Heuyer, ou bien s’il fallait demander le parrainage de Sigmund Freud, professeur Heuyer qui manifestait un esprit assez large pour recueillir justement dans son service, abriter les activités de Mme Morgenstein. Alors, si l’on est un peu pratique, il faut bien sûr demander le patronage du professeur Heuyer.
Si l’on est un peu romantique, et prêt à en subir les conséquences, on va demander au professeur Freud. Et c’est donc après un long débat, le professeur Freud qui a été choisi pour donner sa bénédiction à cette revue, qui est intéressante justement par notamment les articles de critique, et il y en a un ainsi fait par un de ses pontes de la Société de Paris, l’article critique de l’article de Lacan paru dans une encyclopédie française, cet article sur « La famille », et où il dit à peu près, oui, c’est un bon article, mais quel dommage qu’un si bel esprit écrive en allemand. Vous ne doutiez pas que cet article était écrit en allemand, dans l’encyclopédie française.
Il évoquait bien sûr les références et le style. Après la guerre, je mets dans le paysage un personnage qui s’appelait Laforgue, et Laforgue qui vaut assurément la peine, si vous voulez un très bel exemple de ce que c’est que l’ambivalence, il faut lire sa correspondance échangée avec Freud, Laforgue était un Alsacien qui avait servi de façon forcée dans l’armée allemande durant la guerre de 14-18, et qui, durant la période de l’occupation, s’avéra un vaillant collaborateur. C’était même l’un des rares à pouvoir circuler à Paris dans une traction avant, à essence.
Et de telle sorte qu’à la fin de la guerre, il lui fut aimablement conseillé de partir se reposer au Maroc, ce qui fait qu’il a pu rentrer tranquillement quelques années plus tard, et du fait de ma persévération, j’ai donc eu l’avantage de le rencontrer une fois, Laforgue. A une soirée que donnait Leclaire, rue de Prony chez lui, où il se rassemblait avec quelques analyses pour discuter, et où Laforgue est intervenu de façon plutôt décente, je veux dire, façon datée, surtout. Au lendemain de la guerre, après cette Société de Paris, qui était surveillée par cette organisation que l’on appelle l’Opus Dei, et bien cette organisation passa aux mains des communistes et des juifs.
Le leader, celui qui s’est imposé comme leader, venait directement du parti communiste et avait été manifestement délégué. Il s’appelait Serge Lebovici. Il avait été manifestement délégué pour avoir l’œil et la main sur tout ça.
Il n’avait lui-même jamais fait une quelconque psychanalyse. Ce qui ne constitua à aucun moment un inconvénient pour lui donner une fonction prééminente et directrice dans cette Société Psychanalytique de Paris, où il était associé à un excellent psychanalyste père d’un de nos collègues, cet excellent psychanalyste Sacha Nacht, qui était et est toujours, était puisqu’il n’est plus là, le seul psychanalyste français à avoir fait une analyse à Vienne avec Freud. Six mois, puisque c’était le régime qu’imposait Freud.
Et afin de pouvoir recevoir de nouveaux patients et de pouvoir leur donner des dates, ce qui fait qu’au bout de six mois, là où on en était, on avait bien voulu en être là, au revoir monsieur, etc., mais on ne disait pas à la prochaine fois. C’est comme ça. Donc en tout cas, Sacha Nacht, qui était un homme de talent et de rigueur, et qui est le seul qui se soit manifesté durant la guerre dans les rangs de la Résistance.
En tout cas, Sacha Nacht était donc en tandem avec Lebovici et avec un troisième larron du nom de René Diatkine, qui était un personnage, là encore, intéressant, et qui, lui, avait fait quelques mois chez Lacan. Et là encore, je crois qu’au bout de six mois, puisque c’était la durée, ce qui se faisait chez Freud, au bout de six mois, il a dit à Lacan que six mois, c’était la bonne date. Et c’est là-dessus que s’est conclue son analyse.
C’est dans ce groupe que Lacan, qui, lui, avait fait son analyse, comme vous le savez sûrement, avec un psychanalyste berlinois, de passage à Paris après 1933, ça doit être en 1936, avec Loewenstein, qui est donc resté deux ou trois années à Paris, le temps de voir s’approcher les troupes qu’il avait fuies et qui lui ont inspiré l’idée de franchir l’Atlantique. Donc il a fait son analyse avec Loewenstein, qui était sûrement quelqu’un de pas mal du tout. On en a le témoignage.
Je pense que certains d’entre vous connaissent cette lettre. On dispose d’une lettre que Lacan lui a écrite en 1963, et où il lui demande son aide pour faire que la société dissidente que Lacan, à laquelle il avait participé avec Dolto, Lagache et Favez-Boutonier, soit reconnue par l’Internationale. Et il explique pourquoi.
C’est une très belle lettre. Et si elle n’est pas connue de vous, je crois qu’il serait bon que dans nos publications elle soit reprise, car elle est très éclairante sur la personnalité de Lacan. En tout cas, c’est dans cette Société Psychanalytique de Paris que Lacan commence son enseignement.
Lacan s’est fait connaître en 1936 à ce fameux Congrès de Marienbad, où il a présenté son travail sur le stade du miroir. Un travail qui a reçu – il avait dix minutes pour faire son exposé, mais ce travail n’a reçu aucun accueil.
Et, je vais me permettre d’attirer votre attention là-dessus, aucun accueil, ce n’est pas seulement parce que ce travail reprenait la question du moi qui occupe une place centrale dans la théorie, dans la deuxième topique freudienne, le ça, le moi, le surmoi, et où ce travail où Lacan montre que ce moi est de l’ordre de la fiction, de l’illusion, de l’image, et l’image de l’autre, que ce n’est pas au niveau du moi que l’on peut prétendre assurer son identité, puisqu’elle est d’emblée celle de l’autre. Ce travail – est-ce que vous l’avez remarqué ? – n’est pas un travail analytique. C’est le travail fait par quelqu’un qui fonctionnait aux côtés d’Henri Wallon à l’époque, qui était un éminent psychologue, au point que certains n’ont pas manqué de dire qu’il s’était inspiré de Wallon pour faire, pour s’attribuer le stade du miroir.
Mais en tout cas, ce qui est frappant, c’est que ce n’est pas un travail issu d’une pratique psychanalytique. C’est un travail d’observateur, d’observation de ce qui se passe pour le petit enfant, de ce qui se passe dans le monde animal, et de ce qui semble être ainsi une grande loi du vivant de ne pouvoir construire son image qu’à l’image d’un semblable. En tout cas, c’est dans cette Société de Paris que Lacan a commencé son enseignement, et avec l’inconvénient, le grave inconvénient suivant : c’est que les étudiants venaient en masse à son enseignement et semblaient, je dirais, peu enclins à suivre celui de ceux dont j’ai évoqué le nom tout à l’heure.
Il y avait donc une espèce de plébiscite permanent dans ce groupe du fait que les étudiants, les jeunes allaient suivre Lacan, et que d’autre part, les universitaires qui contribuaient, qui pour la plus grande part venaient de Strasbourg, de la faculté des lettres ou de psychologie de Strasbourg, pour Lagache, pour Favez-Boutonier, pour Kaufmann plus tard, et bien ceux-ci se trouvaient, alors que leur profession était d’être enseignants, s’estimaient maltraités par des médecins qui entendaient faire valoir le côté premièrement thérapeutique et donc médical de la psychanalyse. Ceux qui en faisaient donc leur affaire. Le débat s’est joué autour de programmes d’enseignement et surtout de la formation d’un diplôme qui à l’égal du diplôme de docteur en médecine devait clôturer les études psychanalytiques avec des examens du même type que ceux à la faculté de médecine.
Et c’est donc dans ce moment, je dirais, de triple crise, que Dolto, Lagache et Favez-Boutonier ont décidé de se séparer et le soir de leur réunion à la terrasse d’un bistrot, et où donc ces conspirateurs fomentaient un nouveau groupe, ils ont vu arriver celui qui était alors le président de la Société Psychanalytique de Paris, c’est-à-dire Lacan, et qui, je dirais, à leur cœur défendant, est venu s’associer à eux pour former donc la Société Française de Psychanalyse. Le privilège des dates a fait que moi je suis arrivé dans cette société, c’était en 1957, et avec le plaisir de trouver un milieu courtois, libéral, et qui était très plaisant du fait de rassembler une population très hétérogène, c’est-à-dire venant de formations très diverses, et on ne pouvait qu’être intrigués par le type de solidarité, de communauté de travail entre des gens qui venaient de formations aussi différentes et qui semblaient très attachés et passionnés par leurs tâches. À l’époque, vous, vous n’avez jamais connu ça, grâce à Lacan, il y avait deux sortes différentes d’analyses, il y avait une analyse, on va dire vulgaire, et il y avait une analyse didactique.
Donc si l’on prétendait vouloir exercer un jour la psychanalyse, il fallait être reconnu au préalable comme autorisé à faire une psychanalyse didactique, et ceci avec des didacticiens nommés comme tels. On n’allait pas chez n’importe qui, il y avait les spécialistes pour faire les analyses didactiques, puis les autres. Il est bien évident, et Lacan l’a fait remarquer facilement, que rien ne distingue une analyse, l’une de ses analyses de l’autre.
L’analyste didacticien ne va pas livrer les secrets de la profession comme ça dans le creux de l’oreille de son patient. Donc en réalité, rien ne les distingue l’une de l’autre, et il est évident que pour être autorisé à pratiquer une analyse didactique, ce qui veut dire que déjà au départ, on songe à devenir soi-même analyste, alors que l’on vient pour des symptômes, et bien cela exige donc d’avoir une présentation suffisamment honorable, et d’être suffisamment conventionnelle pour être acceptée comme un futur collègue. J’ai donc eu à faire un parcours, à rencontrer deux examinateurs, pour savoir si mon analyse chez Lacan pouvait être didactique.
J’ai donc eu l’avantage de rencontrer Lagache et Favez-Boutonier, et j’ai été aussi sensible que sur le caractère d’inanité absolue de l’entretien que nous avions. Comment voulez-vous ? À part faire un diagnostic éventuellement de psychose, je ne pense pas que l’analyste est le mieux placé, il pourrait encore, il y a celui de la psychotique qui… Le champ analytique n’a jamais manqué de psychotiques de talent et capables. Jung était bien psychotique tout de même.
Si on lui avait refusé une analyse didactique, ça aurait été pas mal, je veux dire. Bon ben, ça ne s’est pas fait. Et donc, c’est comme ça que commençait, je dirais, l’entrée d’un candidat en analyse.
Pourquoi ? Est-ce que moi je souhaitais faire… Je n’avais jamais pensé faire une didactique, je n’avais jamais pensé devenir psychanalyste. Mais les copains qui m’ont introduit à ça m’ont expliqué qu’il y avait deux formes d’analyse et que, après tout, je pouvais très bien envisager, peut-être, etc. Mais c’était le cadet de mes soucis.
Bon. Donc, Société Française de Psychanalyse, courtoise, libérale, aimable, brillante. Il y avait là tout un escadron de hussards brillants. Aulagnier, Granoff, Smirnoff, Rosolato, Perrier, Leclaire, Irène Roublev, Anne-Lise Stern, les deux Mannoni, Jenny Aubry, et j’en passe, Anzieu, Valabrega. Il y avait là un escadron de jeunes agréables, intelligents, toniques, et qui donnait vraiment à Lacan l’espoir, puisqu’un grand nombre était formé chez lui, qui lui donnait l’espoir qu’ils allaient être les cadres du renouveau de la psychanalyse en France, telle que lui l’enseignait. Telle que lui l’enseignait.
Ça veut dire quoi ? Qu’est-ce qu’il enseigne ? Qu’est-ce qu’il enseigne ? Qu’il enseigne les conséquences délétères des modalités du rapport du parlêtre avec le signifiant. Passons sur le fait que ça ne développe pas son intelligence, puisqu’il s’arrête au premier objet qui lui semble favorable, et ce premier objet c’est le plus souvent lui-même, ce n’est pas son copain ou sa copine, c’est lui d’abord, et qu’ensuite il est toujours persuadé de la validité de sa bonne foi, quelles que soient les exactions qu’il peut commettre, et tout ça dans le bain d’une sexualité calamiteuse. Voilà les effets du rapport du parlêtre avec le signifiant.
Rapports qui ne sont pas écrits comme tels dans le signifiant, mais qui sont ceux qui se sont construits, imposés au cours des temps, et avec donc ce qu’il faut bien appeler une découverte, car qui avant Lacan, et grâce à Freud, est venu emporter le témoignage, et avec donc cette vague idée qu’il était peut-être possible, en visant à l’endroit où ça fait mal, et à partir de ce mal-là, les autres viennent se générer, c’est-à-dire le mal sexuel, le fait que sexuellement ça ne va pas, et bien voir s’il est possible que se modifient les rapports du parlêtre au signifiant, de telle sorte que les dégâts ne soient pas de cet ordre auquel nous sommes coutumiers. C’est ça le truc, c’est ce qu’il enseigne, sans pour autant évidemment fonctionner comme un prophète, ni comme un coach, mais en donnant la possibilité à ceux qui se soumettent à l’épreuve, de faire l’épreuve justement, d’être la preuve de ce processus, et avec donc la possibilité offerte que ça puisse bouger peut-être, voilà ce qu’il enseigne. Ce qui, reconnaissez-le, si c’est bien ce que je vous dis, et c’est bien ce que je vous dis, on peut se sentir inadéquat quant à la tâche.
On a le droit de se sentir inadéquat quant à la tâche. Mais en tout cas, c’était la sienne. C’est ce qu’il a tenté.
Et la façon dont il a échoué, avec le fait que dans cette Société Française de Psychanalyse, libérale et courtoise, il est très vite apparu deux choses. Premièrement, les professeurs d’université souffraient de voir que leur auditoire s’amincissait progressivement au bénéfice de celui de Lacan, que d’autre part, les jeunes allaient se faire analyser chez lui, et en même temps, tout un ensemble de jeunes officiers, arrivés donc, ne pouvaient que souffrir du fait qu’ils étaient volés quant au transfert qu’il leur semblait pouvoir légitimement assumer et provoquer. Parce qu’au fond, qu’est-ce que l’on reproche à un père ? On lui reproche d’être l’aimé.
C’est pour ça qu’on veut l’aimer pour être celui qui viendrait à sa place. Donc, dans cette Société Française de Psychanalyse libérale et courtoise, collusion entre les honorables professeurs et puis ces jeunes officiers en mal de gloire, puisqu’elle leur était usurpée. Un congrès, il est donc décidé que la Société Française de Psychanalyse avait demandé son retour dans l’Association Internationale de Psychanalyse, et au premier congrès qui eut lieu à ce moment-là, c’est-à-dire à Édimbourg, furent envoyés trois jeunes officiers pour réaliser ce retour dans la maison mère.
Je ne sais pas du tout quel aurait été l’intérêt d’un tel retour, car du fait de son enseignement, le groupe était déjà bien au-delà de tout ce que pouvait théoriser la société internationale. Alors, ces trois jeunes officiers furent Granoff, Leclaire et Perrier. Envoyés à Édimbourg pour négocier le retour au sein de la maison mère, c’est à cette occasion-là que Lacan écrit sa lettre à Loewenstein.
Et ils revinrent, tout heureux, puisqu’ils avaient vendu Lacan. Puisque ladite Société se voyait reconnu le statut de Study group, c’est-à-dire groupe d’études qui caractérise les groupes candidats à l’admission et que vient régulièrement chaque année visiter un inspecteur, je vous jure, envoyé par l’internationale pour savoir s’ils sont bien conformes, s’ils travaillent bien, etc. Et si pendant plusieurs années de suite, la conformité est assurée, le Study group sera élevé à la dignité de Société à part entière, membre à part entière.
Donc, la Société Française accédait au stade de Study group à la condition, c’est un codicille, que Lacan cesse d’être reconnu comme didacticien et qu’il cesse son enseignement. Ce n’est pas cher, hein ? Vous ne trouvez pas ça sympa, vous ? Hein ? Quand je vous disais tout à l’heure merveilleusement ignoble, et je vous assure, c’était des types merveilleux, ignobles, ça ne gênait pas les universitaires, ni Lagache, ni Favez-Boutonier, ni Anzieu, ni… Parce qu’on a quand même pu y avoir quelqu’un là pour dire, écouter, ne pas exagérer… Et puis en plus, je vous assure, l’opération n’apportait rien que simplement le fait d’éliminer Lacan, de le mettre sur la touche, et de faire donc que son enseignement ne puisse plus être validé par un groupe quelconque comme psychanalytique. Alors, le résultat de tout ça, ça a été donc qu’il a été décidé, avec un certain nombre d’élèves, qu’allait se constituer un nouveau groupe, que la Société Française de Psychanalyse mettait fin à ses activités, et qu’il allait se constituer un nouveau groupe autour de Lacan.
J’ai eu le privilège que la veille de la réunion de ce groupe constitutif, qui se tint dans le salon de François Perrier, avenue de l’Observatoire, un soir, ce qui veut dire qu’on était, je ne sais pas, une vingtaine. La veille, Lacan m’avait remis sur un papier pelure le texte du propos qu’il allait tenir le lendemain. Et le lendemain, donc, dans le salon de François Perrier, qui était à la fois un charmant garçon, brillant psychanalyste, qui est malheureusement a mal fini du fait de ses amours transférentielles désavouées, malheureuses, donc, dans le salon de François Perrier… Mais c’est des histoires analogues aux histoires des cours royales, des cours princières.
François Perrier… Donc, François Perrier s’installe derrière une petite table pour lire les actes de constitution du nouveau groupe qu’il avait décidé de former avec quelques jeunes officiers comme lui, les Mutins, groupe dont Lacan serait le président d’honneur ou quelque chose comme ça. Et avant qu’il ait beaucoup de temps pour développer les textes et les statuts préparés, Lacan l’a poussé hors de sa petite table, il s’est assis derrière et il a lu cet acte de constitution qui est publié, qui existe, « Aussi seul que je l’ai toujours été dans mon rapport à la cause psychanalytique », etc. « Aussi seul que je l’ai toujours été ».
Il fondait non plus une société, non plus une association, mais une école, c’est-à-dire ce qui se trouvait organisée clairement par un enseignement : le sien. Le sien dans la mesure où il se distinguait de ce que faisaient les autres. J’ai été invité par Lacan à assister à la première réunion du directoire de l’École freudienne.
Première réunion qui se tint dans le salon de Lacan, au 3 rue de Lille, c’est-à-dire là où il habitait, à côté de son cabinet, et où il y avait là l’élite des jeunes officiers dont j’ai parlé tout à l’heure. Et j’ai assisté, je dois dire, plutôt terrifié, à une séquence où Lacan était assis derrière son bureau, les autres étaient en arc de cercle, disposés à quelques mètres autour de lui, des fauteuils, des canapés, des chaises, et où ces brillants psychanalystes, qui donc affirmaient vouloir le suivre dans son école, et dont l’entreprise initiale, celle de François Perrier, avait été écartée, se livrèrent à une soirée de quolibets, d’insultes, de propos visant à ridiculiser le type qui était derrière son bureau, avec un caractère qui, déjà à ce moment-là, me surprenait, le caractère éhonté, pas de honte. Et j’ai souvent observé ça plus tard, la possibilité de faire des saloperies sans aucune honte, et qui est compréhensible, parce qu’à partir du moment où vous avez fait l’expérience que dans l’Autre, il n’y a personne, il n’y a même pas un regard, il n’y a que vous qui collez un regard là-haut.
Comment pourriez-vous connaître vivre la honte ? Qui viendrait vous dire que vous êtes honteux ? C’est un problème. Alors, Lacan m’avait fait venir pour ça, pour que j’assiste à l’affaire. L’affaire qui s’est conclue ne pouvait pas, ça ne pouvait pas se faire autrement, sur un certain nombre de démissions rapides.
Aulagnier, Piera Aulagnier, était la ministre de l’Éducation dans l’école. Piera Aulagnier, qui était une femme capable, personne n’aurait pu dire qu’elle était mauvaise analyste, intelligente, de surcroît mariée à quelqu’un qui n’était pas négligeable et qui s’appelait Castoriadis. Alors, entre autres, Aulagnier a donné sa démission, comme un certain nombre de ses jeunes officiers, dont certains étaient des amis, et comme il fallait remplir boucher les trous, j’ai donc été nommé ministre de l’Éducation.
Ce qui, il faut reconnaître, était une gageure, parce que l’enseignement était assuré, évidemment, par Lacan, et que c’était un poste étrange. Je vous raconte tout ceci que j’ai toujours refusé d’écrire, malgré les demandes insistantes d’éditeurs en vue. Je n’ai jamais voulu l’écrire, dans la mesure où, si on commence à raconter ce genre d’histoire, il faut savoir à quelle fin.
Si c’est simplement pour faire visiter la chambre des parents et témoigner de leur turpitude, ce n’est pas très intéressant. Mais, en revanche, le raconter ici, dans un moment qui n’est pas quelconque, puisque toutes ces dispositions, pour des raisons que j’évoque, qui sont des raisons de structure, concernent la vie des groupes et le statut particulier que peut avoir un ensemble de psychanalystes. Lacan disait que les psychanalystes, ils sont comme des hérissons qui ne peuvent que se repousser les uns les autres.
En tant que représentant de l’objet petit a, ça va de soi. Alors, qu’est-ce qui peut les faire tenir ensemble ? Mais les faire tenir ensemble, à quelle fin ? Pourquoi ? Après tout, est-ce que c’est bien nécessaire ? Ce qui est sûr, c’est que s’il s’agit d’essayer de poursuivre, avec les moyens du bord, le projet de Lacan, ça a un sens. Si c’est pour former simplement un ou des syndicats de protection mutuelle, ça n’en a plus aucun.
Donc, il y a effectivement un enjeu dans tout ça, et qui fait que, si je vous raconte tout cela, c’est pour qu’il se sache, après tout, qu’il n’y a aucune raison pour que demain, ça ne se reproduise pas. Aucune. Sauf, évidemment, à estimer qu’avoir fait un tour, qui permet d’avoir un coup d’œil sur ça, je ne crois pas que quelque part ailleurs, un tel tour se fasse.
Que les gens ne viennent raconter comment ça se passe dans leur groupe, car dans leur groupe, ça ne se passe pas autrement. Et avec parfois quelques dégâts collatéraux, qui ne sont pas quelconques. Ça se passe comme ça.
Jusqu’ici, je dirais, le nôtre a été épargné. Il a été épargné parce qu’il a été fondé, d’abord par quatre copains, qui, je dois dire, se sont tenus. Quatre copains qui avaient pu éprouver à Sainte-Anne ensemble, puisqu’ils s’y trouvaient ensemble dans des services différents, de quelle manière l’enseignement de Lacan primait pour leur permettre de s’orienter dans ce qui se passait là-bas et dans le champ de la psychiatrie. Et qui donc, plus ou moins spontanément, se sont parfaitement reconnus pour provoquer une réunion initiale qui s’est tenue chez moi, où certains d’entre vous ici furent, encore une vingtaine de personnes. Et où a été fondée l’Association freudienne, que j’ai d’emblée voulue internationale, pour bien montrer, parce qu’on avait le choix qu’entre le français et Paris, pour localiser l’affaire.
Paris ayant la chance d’évoquer ce qu’a été l’École de Paris, en particulier en peinture, c’est-à-dire de quelle manière Paris a été le rassemblement d’élites venues de partout, et où ne se posait pas la question de l’identité, c’était le sens de cette localisation à Paris. Mais je pouvais difficilement reprendre Paris, et il m’a semblé qu’il était préférable de témoigner que quel que soit le lieu géographique où l’on se trouve, et bien l’on pouvait de la même façon être concerné, intéressé et travailler à ce problème que Lacan est venu poser dans le champ de la psychanalyse. Et c’est pourquoi donc ça a été l’Association freudienne internationale, et comme il s’est révélé que bien évidemment c’était l’enseignement de Lacan que nous mettions principalement à l’étude, qu’il devenait légitime de nous appeler l’Association lacanienne internationale.
Ce qui a été voté à l’unanimité. Le changement de nom s’est fait par un vote qui a été unanime. Alors vous me direz, mais qu’est-ce que Lacan veut dire quand il dit « moi, je suis freudien et vous, si vous le voulez, vous serez lacaniens ».
Qu’est-ce que c’est que cette étrange filiation ? Pourquoi Lacan pouvait-il dire moi je suis freudien ? Être freudien, ce n’est pas répéter l’enseignement du maître. Ça, ça s’appelle simplement être religieux ou être dogmatique. Être freudien, cela veut dire considérer ce que furent dans l’enseignement de Freud les impasses, les impossibilités, le type d’impossible qu’il s’est créé, qu’il a mis en place, afin de savoir si cet impossible est bien le dernier mot que la psychanalyse peut reconnaître, et se reconnaître dans ce dernier mot.
Est-ce que, par exemple, dans cette deuxième topique, constitue le dernier mot de l’enseignement de Freud ? Puisque ce qui figure comme impossible, c’est que le statut d’un sujet dépend de la négociation permanente qui se trouve entamée entre le ça, le moi et le surmoi. Donc, le seul risque auquel il est exposé, c’est celui d’une discordance qui viendrait jouer entre ces trois instances. C’est le dernier mot de Freud, ça.
Et Lacan s’en plaint, d’ailleurs. Mais en tout cas, si Lacan est freudien, c’est qu’il reprend ce qui, pour Freud, était l’impossible organisateur de ses développements théoriques, il les reprend pour les traiter tout autrement. Je ne vais pas développer maintenant, bien sûr, le sujet d’ici.
Si c’est autrement, on le verra sans doute déjà avec Les Écrits techniques, cet hiver, le mois prochain, ou en janvier, je ne sais pas quand. Il est freudien parce qu’il est fidèle à ce qui était la problématique de Freud, l’impossible auquel il se heurtait, en tant qu’élève, il reprend à son compte pour voir s’il peut être assumé différemment. Et Lacan l’assume différemment.
Il est évident que nous saurons si ce que je vous rapporte tient comme mode de filiation, ce qui est un mode de filiation, je dirais, jamais perçu comme tel. On attend du fils simplement qu’il vienne venger le père, le poursuivre en exerçant une vengeance contre les amputations dont il fut la victime, ou les blessures, ou les privations, ce que vous voudrez. Vous voyez que c’est là un mode de filiation intellectuel qui nous renvoie nous-mêmes à nos problèmes de filiation.
Je veux dire, est-ce que nous serons en mesure, est-ce que nous sommes en mesure, est-ce que nous serons en mesure de poursuivre ce qu’il en était, de ce qui chez Lacan fonctionnait comme impossible, et qui serait encore pour nous à préciser ? Et cet impossible, est-il bien celui de la structure, est-il un accident de la pensée ou de l’élaboration ? Bon, en tout cas, nous sommes devenus Association Lacanienne, et n’avons pas trop eu à souffrir du fait de, je dis bien, l’engagement à la fois des quatre copains de départ, Bergès, Dorgeuille, Marcel [Czermak] et moi, et puis de ce groupe d’une vingtaine de collègues qui s’est engagé au départ, et a pris une position militante. Nous existons depuis bien plus longtemps, c’est Denise [Sainte Fare Garnot] qui me le faisait remarquer, que n’ont existé les groupes de Lacan, nous existons depuis plus de trente ans, trente-trois ans [depuis 1982 ndlr], ce qui est un âge respectable, comme on sait. La suite dépendra, évidemment, du fait de savoir si ce tour a été fait qui considère les conditions d’organisation des groupes, et de ce que sont les revendications ou les spéculations personnelles quant à la façon de se défendre et de s’organiser.
Et également, quant à la finalité de ce travail collectif, Patrick Guyomard, qui est sûrement l’un des collègues les plus honorables, je dirais, de ceux qui sont venus de l’École Freudienne, me faisait remarquer, quand on l’invitait chez nous, que nous étions le seul groupe issu de Lacan qui, chaque année, étudie un séminaire.
C’est quand même incroyable, moi, je trouve ça incroyable. Comment est-ce possible, puisqu’on a des tas de groupes issus de Lacan, comment est-ce possible que nous soyons les seuls à poursuivre une étude qui se montre chaque année, je dirais, renouvelée, qui fait que nous bougeons, nous changeons. Nous allons là aborder maintenant, reprendre et aborder Les Écrits techniques.
Mais vous allez voir qu’avec le parcours établi, Les Écrits techniques s’éclairent d’une façon absolument remarquable. Vous allez naviguer là-dedans avec une aisance… Les Écrits techniques de Freud. Nous avons essayé, à un moment donné dans notre parcours, d’inviter les autres groupes lacaniens à venir à des rencontres annuelles avec nous. On a essayé, on a eu quelques séquences. Elles se sont vite révélées peu intéressantes et parasitées par les soucis que l’on appelle politiques. Savoir qui-là était à la manœuvre et quel était le sens de la manœuvre, etc. Bon, on a essayé et avec l’espoir authentique d’échanges – il ne s’agissait pas de faire des leçons –, d’échanger. Ça n’a pas été possible.
Donc, toutes les divisions, c’est comme dans les religions, toutes les divisions sont toujours, et dans les partis politiques bien sûr, sont toujours possibles. Je me suis trouvé par hasard suivre hier un très beau film, un documentaire fait par la BBC sur les Amish américains. Très, très documentaire passionnant parce que c’est un texte qu’il est fait vivre, un texte biblique, l’Ancien Testament.
Et ce qui est formidable, c’est que chez ces gens extrêmement rigoureux, stricts, comme on le sait avant tout, non violents, dédiés à l’agriculture, aux choses simples, refusant l’électricité, la mécanique, les moteurs, etc. Eh bien, c’est chez ces gens purs. Il y a des hérésies.
Ce n’est pas chouette ça ? Il y a des hérésies et elles sont très importantes. C’est qu’il y en a, il faut que je vous l’expose parce que c’est trop grave, il y en a qui estiment que le baptême inaugural, celui qu’ils ont reçu enfant, et qui consiste, comme vous le savez, dans une immersion complète – il ne faut pas qu’il y ait un petit bout de cheville qui dépasse – eh bien, que cette immersion initiale reçue dans l’enfance a besoin d’être renouvelée à l’âge adulte. Sans doute parce que dans l’enfance on est encore dans un état d’innocence, alors qu’à l’âge adulte on risque des tentations.
Donc il y en a qui ont estimé ça. Seulement les responsables de l’Église ont estimé que c’était hérétique, ce double baptême. Et donc il y a des exclusions, et donc il y a des malheureux, et le couple très sympathique qui était à l’écran, vraiment adorable, admirable, de folie. La femme pleurait à l’idée de l’excommunication qui pouvait toujours venir du fait qu’ils avaient pratiqué le double baptême. Je vous raconte ça. Je vous raconte ça parce que vous voyez, il ne faut pas grand-chose, mais c’est comme si on en avait besoin de l’hérésie.
Dès lors qu’on prend évidemment le commandement lunaire comme étant celui vis-à-vis duquel tout manquement est forcément peccamineux. Et qui ne se présentera pas comme plus lunaire que l’autre dans un groupe. Tout ceci donc pour qu’une réflexion soit permise sur ce qui pourrait être intéressant de préserver dans la vie des groupes.
Nous, nous sommes devenus un groupe nombreux. Grâce justement au travail des uns et des autres, nous sommes devenus un groupe nombreux. Mais le nombre ne vaut que s’il bénéficie au travail.
Si c’est un nombre qui peut entraver le travail, qu’est-ce qu’on en a à faire ? Ça a des conséquences, ça. Je veux dire qu’il ne me paraît pas impossible, en tout cas j’y songe, je vous le dis, que les membres de notre association soient invités à se prononcer sur le fait de savoir s’ils veulent poursuivre ce travail ou s’ils ont d’autres visées, d’autres intérêts, ce que tout le monde respectera. Pour ma part, je ne suis nullement associé à l’idée de créer comme ça un empire.
Sûrement pas. Et à cet égard, je ne penserais comme Lacan que ce qui compte c’est d’avoir des compagnons de travail. C’est ça qui compte. Basta pour le reste. Et puis, comme je vois que ce que je vous dis vous a beaucoup stimulé, vous avez l’air tout requinqués, je vais vous rapporter une dernière anecdote. Mais, après tout, il n’y a aucune raison que vous soyez traités comme des enfants et que vous ne sachiez pas ce qui se passe et comment ça se passe. Pourquoi est-ce qu’on vous traiterait comme des innocents ?
Alors, il y a eu la dernière réunion du Conseil d’Administration de l’École Freudienne. Ça devait être en 1979. Dans les locaux rue Claude Bernard. Dernière réunion. Lacan était déjà très malade et avait une aphasie, ce qui faisait qu’il parlait quand c’était possible, mais le plus souvent, il ne pouvait plus parler. Et nous étions entre deux votes. L’un qui avait vu les membres de l’École Freudienne de Paris refuser de faire des élections, refuser la dissolution de l’école, estimant qu’ils en avaient la propriété, qu’elle leur revenait à eux. Un certain nombre, qui était majoritaire, et où il y avait, entre autres, justement, Dolto, tout le groupe doltoïen.
Et donc, il y avait eu un premier vote qui avait été de refuser, le refus de la dissolution de l’École Freudienne. Se prétendant au départ de ceux qui voudraient et la direction passant à Dolto et à son groupe. Fini Lacan.
Et puis, nous étions donc après ce vote de refus et avant un nouveau vote qui devait avoir lieu. Et c’était la dernière réunion du Conseil d’Administration de l’École Freudienne. Et je savais que Lacan avait passé sa journée sur un papier où il essayait d’écrire quelque chose et son entourage très inquiet ne savait pas ce qu’il écrivait. Peut-être inquiet, parce qu’en général, ce n’était plus lui qui écrivait les textes qui paraissaient sous sa signature.
Et à ce Conseil d’Administration, il sort ce papier de sa poche et il me le donne à lire. Qu’y avait-il sur ce papier ? Il y avait une mise en cause nominale de trois collègues dont je ne dirai pas le nom, mais il y avait Dolto parmi les trois. Oui, parce qu’elle avait joué un grand rôle dans cette fin pénible.
Et puis, la conclusion, c’était « Je décide de me retirer de l’École Freudienne et que me suivent dans cette nouvelle aventure ceux qui m’aiment. »
Autrement dit, il laisse l’École Freudienne à qui voudra quant à lui se retire. Et j’étais donc invité à lire ce texte. Que me suivent dans cette nouvelle aventure ceux qui m’aiment.
Je n’ai pas lu le texte. Estimant que si ce nouveau regroupement autour de lui qui ne pouvait plus par ailleurs l’assumer, et devait se décider sur l’amour des élèves vis-à-vis de lui, de toute façon, la fin n’était pas lointaine. Et que si ce groupe devait être constitué, donc placé sous le signe de l’amour de Lacan, l’avenir n’était pas assuré, puisque l’amour de Lacan, on n’avait connu que ça. On n’a eu que les effets de l’amour. Un certain nombre de gens, évidemment opposés, pour les raisons que j’ai dites, d’intérêt, mais de la part des hussards, des officiers, etc., des élèves, ça n’était que ça. C’est l’amour pour lui. Outre le fait qu’on ne peut pas dire qu’ils aient beaucoup contribué. Au travail de Lacan. Quand je pense à tout ce que nous avons pu accumuler nous-mêmes, par rapport à ce qui s’est fait. Donc voilà, vous voyez, les choses auraient été un peu différentes si j’avais accepté de lire ce texte. Et du même coup, je dirais, de le soulager d’une emprise venue de ses proches, et qu’il appréciait peu, mais ça ne m’a pas paru jouable, possible. Alors à un moment donné, j’ai pensé que j’allais lui proposer d’ajouter une phrase que me suivent ceux qui m’aiment et qui souhaitent être mes élèves, continuer mon enseignement, quelque chose comme ça. Mais j’ai pensé que si lui voyait les choses de cette sorte, ça ne donnait pas le meilleur espoir. Fonder un nouveau groupe sur le transfert.
Nous avons encore une fois à nous revoir sur ces questions, aujourd’hui, j’ai souhaité essentiellement vous en donner les aspects historiques, comme on dit. J’ai évoqué pour vous les diverses divisions qui ont pu se faire au sein des groupes analytiques. J’ai évoqué avant la guerre l’Action française. Après la guerre, ce groupe, dirigé par communistes et juifs, et ne vous faites pas d’illusions, le rapport de Rome, ce n’est pas celui de Jérusalem. C’est-à-dire que se poursuivait un type de communisme, un type de clivage, qui était d’ailleurs au sein de l’École Freudienne immédiatement repérable.
Immédiatement. Et ça aussi. Et ce qui est formidable, pourquoi ne pas l’ajouter, que c’est du côté du groupe qu’on va appeler comment ? Thala. C’est une vieille dénomination. Vous ne savez même plus ce que ça veut dire, Thala. Tant pis pour vous. Si vous ne savez pas, ça ne fait rien. Mais c’est de la part des bien-pensants qu’est venue l’initiative pour une nouvelle fois museler Lacan.
Tout ça, ça s’est produit sous Freud. Tout ! Tout ce que je viens de raconter, ça s’est produit de la même façon sous Freud, et qui n’a pas donné un qualificatif très aimable à ses élèves.
Lui, Lacan, disait : « Ben oui, on a affaire à la canaille », ce qui est un mode de filiation comme un autre.
Tout ça, je me permets de vous le dire, mais vous n’en prenez pas la mesure quand on fait nos colloques, quand on étudie les séminaires, etc. Mais tout ça fut passionnant. Passionnant. Et vous n’aviez pas besoin de lire tous les tomes de la Comédie humaine pour voir sous vos yeux se dérouler toutes les petites ambitions, tous les coups bas, toutes les affaires de fric, de sexe, les jalousies, les rancœurs. C’est un privilège. Vous ne me croyez pas. Vous croyez que je me plains. Vous croyez sûrement, je vois, que vous êtes abattus par tout ce que je vous raconte. Mais je vous assure, premièrement, que ce sont des leçons extraordinaires. Extraordinaires. Évidemment, certaines font mal. Mais moi, ça fait partie des leçons. C’est comme ça. C’est des leçons extraordinaires et qui peuvent vous apprendre tellement, tellement.
Et je voudrais dire que pour ma part, je garderai, j’ai toujours en mémoire, l’attitude de Lacan derrière son bureau alors que les autres se comportent, c’était vraiment comme des élèves en train de lui envoyer des boulettes de papier mâché comme ça et qu’il était derrière son bureau. Il n’a rien dit. Rien. Pas un mot. Il n’a pas bougé. Il n’avait pas un geste, pas une mimique. On était là avec un papier. Il ne prenait pas de notes. Je dois dire que…. Il est resté imperturbable. Alors vous me direz, oui, oui, Saint Sébastien, tout ça, tout le machin. Pas du tout. Pas du tout. Mais c’est comme ça. C’est désolant, mais c’est comme ça. Alors, si l’on est donc analyste, il faut se dire, si c’est comme ça, alors, moi, qu’est-ce que je fais ? Puisqu’il semble que ce soit comme ça. Que ça se joue. Et moi, là-dedans, ce que je fais ? C’est sur cette grave méditation que je vais vous laisser ce soir, et qui me permettra la prochaine fois, donc, et la dernière fois où j’aborde, cette question, d’aller un petit peu plus loin dans les conséquences et dans les effets de notre exercice, de notre pratique. Voilà. Merci pour votre attention.
Relecture : Omar Guerrero.