“Le nœud démocratique” de Marcel Gauchet
2024

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Jean-Pierre LEBRUN
Notes de lecture

 

Le dernier ouvrage de Marcel Gauchet “ Le nœud démocratique, aux origines de la crise néolibérale[1]” contribue à nouveau à nous permettre d’identifier ce qui nous arrive.

 

Son diagnostic est précis : nous en sommes aujourd’hui à l’achèvement de la sortie de la religion. On pourrait penser que l’auteur ne fait ainsi rien d’autre que de prolonger son travail entamé dans Le désenchantement du monde : dans son ouvrage de 1985, il s’efforçait en effet, de montrer que le religieux, avant d’être une croyance était une façon de faire collectivité.

 

Mais dans son ouvrage récent, il va plus loin… il démontre que la religion a laissé une empreinte déterminante tant sur les formes de l’organisation collective que sur les façons de la concevoir (39).

 

Interprétation contre-intuitive tant on pourrait aussitôt lui répondre que la sortie de la religion est à l’oeuvre depuis plus d’un siècle et donc, qu’il se trompe d’époque.

 

Mais c’est précisément à cette lecture que Gauchet répond en affirmant que nous assistons, avec la crise actuelle, aux conséquences, cette fois dans le collectif, de la décantation d’une structuration autonome en lieu et place de celle hétéronome d’hier. Autrement dit, on s’est effectivement libéré de la contrainte du religieux, mais on ne s’était pas libéré pour autant du mode de structuration hétéronome que ce religieux continuait d’imposer indépendamment de ses contenus.

 

Nous l’avons dans nos livres montré maintes fois à notre manière en précisant que nous étions passés d’un mode d’organisation collective centré autour d’une place d’exception, perçu comme profondément vertical et pyramidal, à un autre en réseaux, qui se caractérisait par son horizontalité, sans place d’exception mais aussi, de ce fait, sans arriver à faire du Un.

 

C’est même ce trait qui s’avère déterminant dans l’évolution actuelle, ainsi que le précise Gauchet : Société il y a, en effet, à partir du moment où une identité collective est en mesure de se maintenir au-delà et en dépit du renouvellement constant de ses membres, membres dont le sort inéluctable est de naître et de mourir. Ils passent, elle demeure. De ce point de vue, l’extériorisation religieuse du fondement et la structuration hétéronome qui va avec sont des moyens infaillibles d’obtenir cette transcendance temporelle. (…) Sortie de la religion, cela a voulu dire renoncement à ce moyen de production de l’être-en-société. Il a fallu dès lors développer d’autres priorités que l’entretien de cette transcendance temporelle dépassant les existences individuelles (45).

 

Et nous pourrions même, alors, accepter la qualification qui nous est souvent adressée, d’être nostalgique, mais à la condition d’entendre que ce n’est pas du monde d’hier que nous le sommes, mais de la capacité qu’il avait de faire exister quasiment spontanément le surplomb du collectif.

 

Autrement dit, la conception implicitement pyramidale du monde d’hier s’est de plus en plus défaite, au point que nous nous retrouvons face à une société qui n’existe plus comme Une mais qui, en revanche, veut désormais se lire comme résultant de l’ensemble des individus qui la constituent comme telle. Il reste néanmoins que la structuration hétéronome de la société d’hier pèse encore lourdement sur nos façons de dire et de faire et que la décantation de la structuration dorénavant autonome peine à se prendre véritablement en mains … pour établir autrement la prévalence de l’ensemble sur chacun.

 

Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Michel Maffesoli, le temps des tribus,[2] c’est ce qui s’appelait le tribalisme mais, comme le fait remarquer Gauchet, l’appellation est trompeuse car la vieille tribu se référait à la loi de la tribu alors que la nouvelle tribu est la loi des membres de la tribu, ce qui est loin d’être la même chose[3].

 

C’est en effet le passage d’une loi valable pour tous et d’emblée présente comme référence pour l’ensemble des citoyens, à une loi qui n’est que celle des individus, mis côte à côte, et dont le vivre ensemble devrait suffire pour orienter le “faire société”.

 

Redisons-le : c’est la substitution d’une structuration autonome à celle d’hier qui était hétéronome à laquelle nous assistons sans trop bien savoir ce qu’il nous en coûte. Pourtant, nous sommes en présence d’une mutation profonde qui serait porteuse d’un espoir visant à mettre en place une version de l’Un collectif incomparablement supérieure à celle qui résultait de l’organisation religieuse. Et Gauchet d’ajouter : à la différence de celle-ci, en effet, elle se sait pour ce qu’elle est, elle est en pleine possession de ses raisons et de ses moyens, de telle sorte qu’elle ne peut être regardée autrement que comme la forme achevée de l’établissement humain (79).

 

Et l’auteur de considérer que la crise que nous traversons n’est rien d’autre que l’ensemble des effets de la décantation de cette structuration autonome.

 

C’est alors le travail rigoureux et incisif de mettre en évidence les nouvelles façons de faire pour assurer via d’autres moyens la perpétuation de nos sociétés en tant que sociétés, que décrit alors longuement Gauchet. Domination, sacralité et tradition, – osons traduire autorité, altérité et antériorité – c’est le noeud de ces trois dimensions de l’existence collective que la structuration hétéronome tenait ensemble et que la révolution moderne a disjoints : dans la structuration autonome, elles fonctionnent chacune pour elle-même et ouvrent alors le problème de leur nécessaire articulation : le politique, le droit et l’histoire.(58)

 

Voilà résumée en quelques lignes la révolution dont ce n’est pas trop dire qu’elle a changé la face du monde tant pratiquement qu’intellectuellement.(…) C’est toujours avec les suites de son effacement (de l’ordre sacral, de la religion comme modèle de société) que nous sommes aux prises. D’un monde ordonné verticalement, on est passé à un monde se déployant à l’horizontale. La verticalité, c’était celle du spectre de la médiation sacrale et de sa logique d’imposition de l’unité. S’y est substituée une triplicité de médiations que l’on est tenté de dire “horizontales” puisqu’elles opèrent sur le même plan que les termes qu’elles relient, sans préoccupation, de surcroît, de tout ramener à un même foyer, comme le faisait la médiation verticale.(105) (…) Voilà l’événement-source de ce qui a métamorphosé en profondeur les données de l’existence collective : une révolution des médiations (109). Pour le dire “brutalement”: on ne voyait que le tout à l’intérieur duquel les parties devaient lutter pour se faire une place, on ne voit plus que les parties, sans le tout où elles prennent place, alors qu’il conditionne pourtant leur existence (138).

 

Je ne peux ici d’abord qu’inviter à la lecture de cet ouvrage dense et parfois difficile d’accès mais qui ouvre autrement des questions qui nous taraudent depuis longtemps. Je ne peux ainsi que renvoyer à la partie supérieure des formules du schéma de la sexuation lacanien qui, à sa manière, décrit bien les conséquences logiques de la nouvelle structuration. Nous sommes avec la lecture de Gauchet éminemment proches de la logique que l’enseignement de Lacan nous a permis d’appréhender.

 

Notre implication dans la question de la démocratie s’en trouve remise à l’ordre du jour[4], et cela d’autant plus que le travail de Gauchet dans cet ouvrage permet de prendre distance d’avec l’explication courante selon laquelle c’est la prévalence de l’économique qui rend compte des impasses actuelles.

 

Son travail tend plutôt à mettre en évidence le contexte social qui rend possible ce renvoi à l’économique : il y a plus profond dans l’organisation de nos sociétés que “l’infrastructure” prétendue que constituerait l’organisation économique : voilà ce que la présente confrontation de crise à la fois nous autorise et nous requiert de penser. Le “mode de production” n’est pas le dernier mot de la dynamique historique. Derrière lui, il y a ce que l’on peut appeler le “mode de structuration” de l’être en société. C’est de son côté qu’il faut chercher le secret des dérèglements du mécanisme démocratique (236)

 

Et d’ajouter par ailleurs qu’il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que ces évolutions aient fini par susciter une ligne de fracture inédite entre ceux dont l’identité politique se construit autour du sentiment de n’avoir pas besoin de la société pour exister en tant qu’individus et ceux auxquels leur position donne à sentir combien ils en dépendent et à quel point leur sort y est suspendu (191)

 

Ce n’est pas une petite affaire quand on y songe : nous avons basculé d’un seul coup dans une problématique inverse de celle qui a dominé séculairement l’expérience démocratique.(…) il s’agissait de dégager les individus de liens communautaires étouffants; il s’agissait de libérer les initiatives et les inventions du carcan des traditions et des héritages. La tâche est désormais de réarmer les libertés du bras d’une autorité politique sans lequel elles sont vaines ; elle est de redonner aux indépendances le sens d’une appartenance hors de laquelle elles flottent dans le vide. (240)

 

Pour écrire encore quelques lignes plus loin : ce n’est pas que le compromis était inconnu. Mais il était pratiqué comme une fatalité à laquelle il fallait se résigner. Autre chose est de l’assumer en conscience comme une nécessité inhérente à l’impératif démocratique.(240)

 

L’ampleur de ce travail ne peut que nous amener à nous demander quels sont les effets cliniques d’un tel renversement de perspective. Autrement dit, comment, en quoi ce bouleversement a-t-il atteint la construction de la subjectivité ? Question cruciale car c’est à cet endroit que la rencontre avec le travail de Gauchet peut nous être d’un grand secours, mais à la condition de nous plier à ses formulations et de nous abstenir de vouloir le lacaniser.

 

 

 

 

                                                                                Jean-Pierre Lebrun

 


[1] Publié aux éditions Gallimard, 2024. Les chiffres écrits après les citations indiquent les pages du livre.

[2] Michel Maffelosi, Le temps des tribus, La Table ronde, 2000.

[3] Entretien avec Marcel Gauchet, Marianne, 8 octobre 2024.

[4] Cf à ce sujet mon article à paraître « Pas d’horizontalité sans verticalité » in Cités, n° 100, Sauver la démocratie, PUF 2025.