Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse - Leçon XIII
2024

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MILETTO Renata
Séminaire d'été

Préparation au Séminaire d’été 2024

Étude du séminaire XVII de Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse (1969-1970)

 

Mardi 4 juin 2024

Président-discutant : Jean-Luc Cacciali

Renata Miletto

Leçon XIII du 10 juin 1970

 

Tout au long de ce séminaire, et explicitement dans cette leçon, Lacan vise ce qui se passe à cette époque à l’université, aux étudiants. C’est par là qu’il commence et termine la leçon, sur un ton que je dirais passionné, leçon où il veut rassembler l’essentiel de ce qu’il a apporté de nouveau dans l’année, dans l’espoir, petite ouverture sur le futur, que cela puisse orienter les analystes, non seulement dans leur pratique mais sur ce qui arrive à l’extérieur, quand on ne sait pas encore ce qui se passe.

 

Cet essentiel concerne la centralité du réel, en référence à la vérité. Réel présent dès le début de son enseignement, spécifié dans la formule que l’impossible est le réel. La construction de la structure des quatre discours, la manipulation “sauvage” de ses éléments visait à cela, non sans provoquer des désagréments.

 

Il revient alors à Freud, au passage de Analyse terminable et interminable, où Freud dit que : “la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité, ce qui signifie la reconnaissance de la réalité” ; il note l’emploi du terme Realität (fait, Tatsache, contingence, accidentalité, tuké ), et non Wirklichkeit (réalité effective, en acte, actualité), et Freud poursuit: “et exclut tout Schein, apparence, et Trug, tromperie”. Et encore Freud: … en somme, la fonction, l’acte analytique, a tout l’air d’être la 3° des professions impossibles: gouverner, éduquer et analyser, qu’il substitue à guérir. Les 3 impossibles freudiens, auxquels Lacan en ajoute un quatrième, faire désirer, correspondent à l’essence des 4 discours, c’est-à-dire des 4 structures différentes, que peut prendre l’articulation signifiante, qui tente de dominer ce qui y sourgit comme parole, parole qui y prend place comme elle le peut. Le discours, lui, est sans parole. Gouverner est l’impossible du DdM (Discours du Maître), éduquer du DdU ( Discours de l’Université), analyser du DdA (Discours de l’Analiste), faire désirer du DdH (Discours de l’Hysterique).

 

Comme exemple de la façon dont la formalisation des discours peut orienter à situer ce qui se passe, Lacan commente la ” prise de parole “, qui est à ce moment-là une expression courante : il est possible de trouver le discours dans lequel elle s’insère, selon un style de parole propre à un mouvement de l’affection,  de l’émoi, comme Lacan écrit, en le condensent,j l’émeut du mois de mai. Dans la matrice du séminaire sur l’Angoisse, émoi est étymologiquement ramené à un trouble profond, une perte de puissance, un découragement plus proche de l’angoisse de l’é-motion dont il se distingue. Cette dernière est en effet un mouvement qui désorganise, un appel au désordre, à l’émeut.

Et ici, il me semble qu’il y a un deuxième point sur l’essentiel de son enseignement qu’il veut reprendre dans cette leçon, à savoir le statut de a.

 

Le statut de a, comme astudé dans la DdU, est precedé par une observation sur le chien (qui n’est pas la première dans ce séminaire), un des représentants de a, domestiqué par un certain savoir que ce n’est pas lui qui l’a, mais le maître, un savoir primitif qui l’implique dans le langage. Ce qui correspond à S/, ne pouvant utiliser les mêmes lettres de façon appropriée dans ce cas, c’est donner voix, c’est l’aboiement, éventuellement un aboiement de colère… S1 alors, le trait qui marque l’introduction du langage, prend le sens de la charogne, ce reste mort d’un corps déjà vivant, que le chien (che-ien ?) adore et va chercher, si le maître ne lui donne pas les restes de sa propre table.

 

L’astudé se trouve à un niveau supérieur de a, mais sa parole peut jouer le rôle de charogne, et ce n’est pas par hasard que la parole assume cette fonction, elle l’assume quand on n’a pas donné au langage l’importance qu’il mérite et qu’on a confondu la manipulation de la parole sans autre valeur symbolique, avec ce qu’elle est quand elle est dans le discours, où elle est appareillée par le langage où un signifiant représent un sujet par un autre signifiant.

 

En Italie, dans l’argot des jeunes, on peut entendre l’expression : ho la carogna (j’ai la charogne), mi monta la carogna (ça me monte, la charogne). Colère, haine, mépris, angoisse de ne pas trouver les mots, de vivre la mort de la parole, de ne pas pouvoir partager celle d’un système qui les marginalise et qu’ils rejettent, pour lequel ils refusent de travailler. La charogne d’être en dehors du discours dominant.

 

On mesure ici la mutation qu’a subie le DdM, prenant le style du capitalisme, après avoir assuré sa domination pendant des siècles, pour lesquels il n’était pas question de ne pas travailler.

Et ici Lacan fait un bref commentaire sur le projet de réforme universitaire de l’époque sur lequel il avait écrit un article, D’une réforme dans son trou, rejeté par Le monde. Ce projet introduit un certain assouplissement du DdU, y ouvre des brèches, par exemple l’enseignement de la psychanalyse: mais il faut se garder de s’y engouffrer et d’en profiter,  parce que c’est une responsabilité de ne pas y introduire plus de charogne.

 

À cet égard, Il rappelle que il faut savoir s’en servir de ce qu’il apporte sur les discours, quoi comme levier, quoi comme pince ou tournevis…  les 4 lettres écrites et les 4 lieux produisent des signifiants dont le signifié n’est à fixer que de façon opératoire.

 

Cela lui permet de lire autrement, à l’envers, le réel par rapport à la vérité du DdM formalisé à la suite de Hegel et, par une critique assez cinglante, montrer que la structure du discours de Hegel est plutôt celle de la DdU. Hegel dit la vérité, sans doute, et une vérité qui pourrait être lue en face si l’on s’en tient au schéma du DdM, mais c’est ce que on ne peut cependant pas faire: est impossible par rapport à la vérité. Il est vrai que le maître finit par se révéler un instrument, agi par la ruse de la raison, que Lacan n’hésite pas à nommer l’inconscient… mais Hegel est quelqu’un qui sait ce qu’il fait, et qui réussit ainsi à faire passer la muscade. Il est vrai que la meilleure façon de penser le S1 est de l’identifier à la mort, mais cela ne fait que révéler l’impossible rapport à ce réel et produit un effet d’humour froid, pour ne pas dire noir.  Même à l’époque de la publication de la Phénoménologie, personne ne pouvait croire à l’ascension de l’esclave et que son travail constituait un progrès bénéfique. Quelle est donc la vérité ? Dans la ruse du raisonneur, plus que de la raison:  dans son discours en bas à gauche il y a un Je et non un S/. Hegel, représentant sublime du savoir universitaire, réussit à faire croire que les travailleurs, les ouvriers du savoir, les étudiants, ce sont eux qui font l’histoire et que le maître ne fait qu’allumer l’étincelle. En ce sens, la pensée de Hegel est devenue fondamentale pour toute la philosophie moderne. Marx …

 

Plutôt que sur l’amour de la vérité, la relation analytique est fondée sur l’émergence du signifiant de la mort, comme dans la dialectique hégélienne : l’instinct de mort et le caractère radical de la répétition. La vérité, cependant, a plus d’un visage et cela devrait inspirer aux psychanalystes une certaine réticence à embrasser le premier qui se présente. On pourrait aller jusqu’à faire passer pour vérité une conception naïve du réel, les deux termes étant d’ailleurs parfois utilisés comme synonymes. La vérité est prouvée, mais on ne peut pas dire qu’elle connaisse quoi que ce soit du réel. Le réel peut plutôt être défini comme ce qui, dans une articulation symbolique, est l’impossible à démontrer le vrai. Quelle est donc la vérité des impossibles freudiens?, de ce réel qui rend impossible, et qui se définit comme tel, la réalisation de ces quatre discours et qui produit la folie lorsqu’on s’en approche.

 

L’amour de la vérité ne nous conduit qu’à la voir se dérober lorsque nous tentons de la saisir.

 

Le discours analytique nous donne la chance d’entrevoir comme articu-lier, de lier dans une articulation, un déplacement de cet impossible tel qu’il n’est pas nié, mais qu’il peut ressusciter, dans ce que l’on entend, dans le hasard d’une rencontre, dans quelque chose qui nous éclaire.

 

L’obstacle à la saisie du réel, d’une manière qui permette peut-être un déplacement, c’est qu’il y a la vérité entre nous et le réel. Ce ne serait pas mal le réel nu, pas de verité: d’atteindre un réel nu, dépouillé de vérité, mais rencontré, j’avance, sur les pas de la vérité. Lacan, lui, énonce alors: vérité, sœur de l’impuissance.

 

Et il continue en situent impossible et impuissance dans le schéma des 4 discours : le premier sur la ligne du haut, où la communication entre les deux éléments qui viennent occuper ces places est impossible (gouverner, éduquer…), sur la ligne du bas le second, où il y a une barrière qui empêche toute forme de communication entre les éléments qui y sont placés. Ce qui est produit est impuissant à atteindre la vérité de la chose, une impuissance qui laisse une aspiration, une tension vers la vérité et la protège : pas de vérité.

 

Dans la DdU, la connaissance a la prétention insensée de produire un être pensant, un sujet (le produire sans le sens ? Divisé entre l’être et le sens que lui donne sa pensée ?) Et d’ailleurs, un sujet agissant comme tel ne deviendrait jamais maître du savoir qu’il produit.

 

Dans l’ancien DdM, de ceux qui n’avaient pas encore lu Hegel et Marx, discours qui n’avait pas encore “copulé” avec la science, après quoi il s’est transformé, dans celui d’Aristote par exemple, la relation esclave/maître était si problématique qu’il fallait supposer une différence de nature entre les êtres humains, différence sur laquelle, pourtant, bien dirigé, l’esclave trouvait son bien (Menon). Mais en vérité, le maître ne peut faire travailler personne, à moins de faire signe de sa propre division (c’est-à-dire un S1 qui inaugure la castration). Lacan ne parle pas ici du DdM moderne, car, dira-t-il plus tard, il vide l’impuissance et tend à nier l’impossible.

 

Si le sujet devient dominant, DdH, le savoir qu’il produit est impuissant à atteindre sa vérité, c’est à dire à être l’objet désiré, mais impuissant aussi à être autre, dans un rapport impossible avec le sujet, sauf dans une lacération symptomatique.

 

Quant au DdA, il est impossible de tenir la position de ce qui cause le désir par rapport à un sujet qui est divisé précisément par rapport à cela, parce que là où il est il ne pense pas et il pense là où il n’est pas. La production de S1 est impuissante à soutenir un savoir à la place de la vérité, mais elle plutôt entretient sa séduction et expose au risque de reproduire un DdM … à moins de produire des S1 d’un style légèrement différent (qui font signe de la division, à ne pas déchiffrer comme des signes…du feu, mais d’un fumeur).

 

 

Mais il y a un cinquième élément qui sous-tend les autres dans les quatre discours: la jouissance, dont l’importance ne concerne pas tant le développement de la pensée que celui de l’acte, c’est en cela qu’elle est véritablement révolutionnaire. Ce n’est pas le sujet comme agent du discours qui est la clé du développement de l’homme et du lien entre eux, mais la clé est l’entrée en jeu du signifiant, de la marque du trait unaire. C’est un premier acte révolutionnaire. Ce n’est qu’à partir de là que l’on peut parler de jouissance, car la jouissance des êtres vivants non habités par le langage est inconnue. Dès lors, la jouissance de ce qui d’un corps n’est pas marqué par le signifiant, reste disjointe de la jouissance limitée du corps mortifié par l’inscription signifiante et inter-dite. C’est-à-dire que le debut de l’articulation signifiante, de l’ordre du discours, laissera une béance ouverte et ne courra que sur ses bords, à récupérer un plus par rapport à ce moins de jouissance qu’elle assure. C’est à un savoir du moins que Lacan nous oriente.

 

Le moins, le réel de l’absence de jouissance pleine, nous ramène au petit a, distinct du plus de jouir et de la plus-value en laquelle il s’est transformée à un certain moment de l’Histoire. Il s’agit encore d’une révolution. Le passage du discours du maître ancien au maître moderne élimine l’impuissance à rapporter le plus de jouir à la vérité du maître ancien, impuissance qui voilait l’impossible précisément dans leur disjonction. Le plus-de-jouir devient homogène à la logique du capital en devenant une valeur qui s’accumule, se comptabilise et se totalise. Cela rend aussi S1 plus libre de déployer sa force de commandement, son impérialisme mortifère.

Il faut donc être attentif à ce qui se passe au DdU, en gardant à l’esprit que c’est l’effet d’un mouvement de sortie du DdM, et donc une chance pour que quelque chose tourne un peu.

 

Se retrouver comme a à la place du travail, de son exploitation, peut aérer le plus-de-jouissance devenue plus-value, qui fait des travailleurs du savoir des astudés. C’est se retrouver tous comme des petits a, c’est-à-dire des produits déplacés de ce qui a causé le désir qui nous a généré. Des petits a qui manifestent que les effets du langage à un certain niveau ne sont pas réparables. On ne peut pas s’arrêter d’avancer, même si on ne progresse pas. S’il est impossible d’éduquer les petits a, les Anciens et autres époques après eux, témoignent des direction qu’on peux cependant prendre. Dans l’instant présent, les objets a émergent, le réel explose, crie, regarde, chie… les restes du corps vivant déserté par la parole, résultat de l’impossible mise en contact d’éléments par ailleurs disjoints dans la structure du discours et protégés par l’impuissance de leur conjonction. C’est la grève de la culture.