A propos de « Cinq femmes » de Marcel Cohen
2024

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CATHELINEAU Pierre-Christophe
Journées d'études

« Il m’est arrivé de rencontrer des hommes admirables. Cependant les seuls êtres à qui j’ai conscience de tout devoir sont des femmes. Elles se sont comportées avec moi avec tant de naturel, de détermination et l’une d’elles de courage, que j’ai pu sous-estimer longtemps à quel point rien n’allait de soi. » C’est par cette première phrase que commence le récit autobiographique de Marcel Cohen où il évoque avec beaucoup de force et de vigueur le souvenir de rencontres avec cinq femmes qui furent ces personnes essentielles venues en des temps opportuns soutenir son existence. Et il est très difficile à ce propos de séparer ce que les critiques appellent le pacte autobiographique  du parcours subjectif d’un enfant, d’un adolescent et d’un jeune homme au prise avec la vie même. Marcel Cohen nous raconte une expérience de vie dont les piliers sont des femmes.

 

Mais il y met les formes ; c’est ainsi qu’« orphelin et enfant caché pendant la guerre, dit-il, je n’acceptais ni l’autorité des hommes qui se substituaient à mon père, ni l’attachement des femmes qui avaient les gestes de ma mère. » Cela lui était insupportable et il prenait la fuite, comme si le trauma de la séparation d’avec ses parents déportés vers les camps de la mort et son lien indéfectible à eux étaient le garant d’une légitimité filiale qu’aucune affection venue d’ailleurs ne pouvait effacer. Parce que c’était lui, parce que c’était eux, personne n’était autorisé à usurper cette place qu’avaient tenu pour lui ses parents dans les termes d’un attachement existentiel. C’est pourquoi il débute son récit par cette évocation tutélaire dans son cœur, et aussi parce que la rencontre avec ces cinq femmes est sous le signe du passage de témoin non usurpé, mais complémentaire : grâce à elles et dans la continuité de ce legs il avait pu prendre son envol d’enfant, puis d’adulte.

 

Quel est le lien pour Marcel Cohen entre ces cinq femmes le plus manifeste à la lecture de cet ouvrage ? C’est la question à laquelle je vais essayer de répondre dans cette intervention.

 

Celle qui ouvre cette série de cinq récits n’est pas directement accessible, vu le très jeune âge de l’enfant, à la mémoire, mais grâce à des recoupements familiaux, des registres et des témoins. Mais ce qui domine ces portraits, c’est l’évidence d’un engagement réel par-delà les contingences de l’histoire. Voyons, dans le détail de ces cinq histoires, comment se traduit cet engagement ?

 

 Le seul homme qui aurait pu faire un lien entre Anne-Marie Françoise Voland et celle que l’on ne connaissait que sous le surnom d’Annette dans la famille Cohen, c’est l’oncle Joseph qui l’avait recrutée comme bonne à tout faire pour seconder Mercado et Sultana, ses parents, alors âgés de soixante-dix-neuf et soixante-douze ans, mais qui n’a pas pu témoigner parce qu’il est mort à Auschwitz en même temps que Mercado et Sultana, Jacques, le père de Marcel, et Rebecca, une grand-tante.

 

Quant à Marie, sa mère, et Monique, sa sœur, elles furent déportées quelques temps plus tard, mais c’est parce qu’il existe un pacte sacré, un lien quasi filial, dit Marcel Cohen, entre cette famille et Annette que le 14 août 1943, dans l’après-midi, Marie demande à Annette qu’elle veuille bien le mener au parc Montceau et qu’ainsi par le plus grand des hasards, il échappe à la rafle qui emporte sa mère et sa sœur, et qu’Annette écrit à ses deux frères comme l’évidence d’un lien naturel pour leur dire qu’elle est prête à l’accueillir à Messac, où elle va vivre avec son nouveau mari, parce que la déportation de la famille de Marcel la prive de travail. Marie, la veille de son départ pour Auschwitz, rédige depuis Drancy une lettre d’adieu à la famille et demande à Annette de « me garder comme son fils », dit Marcel Cohen. Lien voulue par la mère pour le fils, mais dont la délicatesse d’Annette n’abusera pas, puisqu’elle ne remplacera pas sa mère, car elle sait que le petit ne l’admettrait pas.

 

Elle se contentera de supporter pour lui les ragots ignobles de son village, laissant entendre qu’une vie de prostituée à Paris lui a valu un enfant caché et par là éloignant d’elle et de son mari le spectre de la peine de mort pour avoir caché un enfant juif. Elle s’attachera à lui faire réciter ses prières et à l’initier au catéchisme pour qu’il sache dissimuler aux yeux de ses petits camarades sa judaïté persécutée.

 

C’est le même engagement que l’on retrouve chez Raymonde. A la demande de sa tante Lily qui l’a recueilli dans une sous-pente après la guerre elle a l’idée de suggérer après maintes rebuffades des collèges de son quartier que l’on inscrive le petit Marcel dans l’école communale de Vaujours en Seine Saint Denis pour que l’institutrice qui ne conduisait que deux classes, celles des petits et des grands, lui transmette son savoir. Elle lui passe tout, en particulier les fugues du petit traversé par l’ennui entre les poules et la chèvre de cette minuscule résidence en meulière au bord de la nationale. Elle ne lui demande aucune explication, elle attend seulement qu’il revienne. Et quand plus tard adulte Marcel revient chez Raymonde, pour lui rendre visite, il ne peut s’empêcher de reconnaître en Raymonde spontanéité et tendresse, mais face à tout ce qui lui pesait sur les épaules dès qu’il regardait le jardin, à tout ce qu’il ne pouvait pas exprimer sur sa vie et ses activités parisiennes, il est obligé de mentir par excès de simplification, en assurant pour ne pas la déconcerter que, oui, il est heureux à Paris. S’il croyait comprendre Raymonde, il n’était pas du tout celui qu’elle s’imaginait à travers ses propos.

 

En tout cas on saisit ici vraiment l’importance de ce que dit Lacan dans RSI de ce qui porte une femme à s’occuper de ses enfants,  car aussi bien Annette que Raymonde n’avait pas eu d’enfants, et c’est parce qu’il incarne la virilité naissante du petit garçon qu’elles s’attachent à lui comme objet a, mais qu’elle vont conduire à l’orée des âges supérieurs pour qu’il advienne comme sujet du désir. Et le phallus, en l’absence de père réel, c’est elles qui lui transmettent comme le don de cet engagement sans condition et de cet amour sans partage. C’est en tout cas ce qu’on retient de cette générosité féminine. Toute chose égale par ailleurs, la lecture de ce texte m’a rappelé le rôle qu’avait eu pour mon regretté ami Aharon Apelfeld cette prostituée rencontrée par hasard et qui le recueillera et le protégera durant presque trois années au fin fond de la forêt ukrainienne dans une cabane où elle reçoit ses amants, comme il le raconte dans L’histoire d’une vie. Ici il ne s’agit pas de prostituée. Mais ces femmes partagent avec celle rencontrée par Aharon Apelfeld le même désir de transmettre le phallus à un petit homme tombé dans leur vie comme une comète tombée du ciel et dont il faut à tout prix assurer la survie et la flottabilité à travers les péripéties humaines. S’agit-il ici de ce savoir féminin d’une singulière liberté et générosité dont Lacan vante la puissance dans RSI ? En tout cas il est bien question ici d’un engagement que le réel ne vient pas démentir et dont une femme sait à l’occasion faire preuve, quand les circonstances s’y prêtent. C’est grâce à Raymonde que Marcel plus tard trouvera sans doute  sur son chemin le goût des lettres, c’est-à-dire des belles lettres ou de la correspondance, car elle n’a pas son pareil pour évoquer à Marcel dans ses lettres sa profonde affection à son égard et dans un style fait de délicatesse et de pudeur : « Ton souvenir, écrit-elle, évoquant le cher passé, s’il m’a doucement émue, est une consolation à ma peine et, vois-tu, je trouve moins pénible ma solitude parce qu’elle est peuplée de jolis souvenirs et des affections du passé. Là, je mets un point parce qu’avec la sentimentalité que tu me connais mes yeux vont s’embrumer et je ne pourrai plus continuer mon bavardage. » Autre façon d’évoquer le fait que l’accès à l’écriture se transmet  pour Marcel avec l’amour qui le rend possible. Lettre d’amour, s’il en est…

 

Il en est de même de Lily, la tante de Marcel, qui après ce séjour forcé de quelques années en banlieue parisienne se décide à l’accueillir dans son atelier et lui permet enfin de vivre à Paris. Lily, dont le père, Nono, était une figure de la communauté juive de Salonique, était un tailleur immigré à Paris au début du vingtième siècle, vivait à l’étroit et attendait le moment où elle pourrait loger Marcel dans son atelier de chapeau aménagé en appartement à l’arrière-boutique. De Lily, Marcel retient l’amour inconditionnel là encore : « Lily eut toujours en moi une confiance aveugle. Quoique je dise ou que je fasse, j’avais raison et elle me défendait bec et ongles. Emmanuel (son mari) ouvrait son échoppe de la rue de Ménilmontant le  dimanche matin (…). A peine réveillés, nous allions, Suzy et moi, faire la grasse matinée dans le lit de Lily. Calée contre les oreillers, elle était heureuse de nous avoir auprès d’elle, de nous raconter son enfance, d’évoquer ses soucis, ses projets. » Marcel grandit à l’ombre de cette femme généreuse dont le sens des réalités étaient de son aveu même très relatif. « C’est ce qu’elle appelait « le petit grain de folie de la famille» .» C’est de cette bénédiction féminine dont parle longuement l’auteur. « Nous étions les plus beaux, les plus intelligents et les plus gentils enfants. Le monde entier s’en rendrait compte en temps voulu. Tout nous était donc dû. Lily se réjouissait des rencontres que nous ferions, des pays où nous voyagerions, de tout ce qu’elle n’avait pas eu et qui la récompenserait à travers nous. Même les enfants que nous étions ne croyaient pas un seul instant aux rêves éveillés de Lily, mais nous faisions semblant d’acquiescer tant elle avait besoin d’y croire »  écrit-il. Il y a chez le petit Marcel une lucidité qui l’empêche de se bercer des illusions de sa tante, mais une sérénité acquise dans le giron de cette femme aimante. Il y acquiert comme avec Raymonde antérieurement le sens de l’écriture et de la lecture, puisque Lily l’invite chaque dimanche matin à lire les pages de roman d’amour, comme Koenigsmark de Pierre Benoit : « Assis au pied du lit, j’étais sûr de capter l’attention de mes auditrices à l’évocation des amours du jeune précepteur Raoul et de la grande-duchesse Aurore, héritière de la principauté de Lautenbourg-Detmold. »  C’est sans doute là où se forge un destin d’écrivain porté par le savoir des femmes sur les lettres et les intrigues qui y sont liées. Mais le fait que Lily soit modiste, n’est pas indifférent au jeune Marcel, car c’est à la variété des chapeaux qu’elle façonne pour ses clientes qu’il est sensible, et donc à toutes ces femmes qui circulent dans la boutique pour se mettre en beauté grâce à leur chapeau. Il entend sa tante chanter des airs lyriques dont elle raffole pour communiquer de manière codée avec son adjointe et lui signaler, sans que la cliente n’en comprenne le sens, la progression d’une vente. Cette façon de peupler l’existence de Marcel de chants lyriques et de chapeau est là encore une formidable introduction à ce qui fait le sel du féminin, sublimé par le regard et par la voix et dont il fait l’expérience, non par le truchement d’un désir paternel, mais par celui d’une femme aux prises avec sa création. C’est dire ce qu’a de singulier cette initiation à l’objet a féminin pour Marcel, alors qu’il ne semble pas balisé par un désir paternel, et l’auteur ne se prive pas, de dire qu’entre Lily et son mari Emmanuel, ce n’était pas vraiment ça et que très tôt il avait expérimenté ce que les psychanalystes désignent du défaut de rapport sexuel entre eux. Double introduction au mystère de l’objet a et de la castration.

 

Marcel doit donc beaucoup à Lily, comme à celle qui lui montre le chemin du désir et de la sexualité, et à ce savoir en liberté dont parle Lacan dans RSI : comme elle lui avait permis de prendre appui sur une autre femme, Raymonde, pour commencer sa scolarité perturbée par la guerre, elle l’autorise à rejoindre pour son entrée en sixième une autre femme, Mme Gobin, qui se chargera de préparer le jeune Marcel à l’examen d’entrée. Et c’est avec gourmandise que j’ai pu suivre comme lecteur l’itinéraire de cet enfant confié aux bons soins de cette ancienne directrice d’Ecole Normale : sa progression erratique dans tous les savoirs, qu’il s’agisse d’égyptologie, de littérature ou de mathématiques, c’est la même méthode associative qui dicte la conduite de Mme Gobin avec son jeune élève, pour arpenter le champ infini du savoir académique. Mais la réussite ici tient là encore au fait que le phallus se transmet de femme à fils de substitution grâce à un puissant lien transférentiel où l’amour fait du sujet supposé savoir qu’est Mme Gobin le tremplin vers l’accès réel au savoir pour Marcel. Il est essentiel ici d’insister sur le fait que la liberté dont fait preuve Mme Gobin pour transmettre est corrélative de l’amour que lui voue son élève, lisible dans ces pages, et dont il récolte les fruits en réussissant brillamment l’examen d’entrée en sixième.

 

 Ainsi l’opiniâtreté des femmes dont parle l’auteur au début de cet ouvrage  pour évoquer avec étonnement celle qui de l’une à l’autre se sont fait passer l’enfant pour qu’il accède à la maturité est-elle ici servie par la grâce de l’amour et du savoir en liberté sur le réel que seules des femmes quand elles sont inspirées, peuvent apporter à un enfant. C’est pourquoi l’auteur les privilégie dans son récit, alors que les hommes font figure de repères anonymes et interchangeables tout au long de ce récit, qu’il s’agisse de Mathurin, le mari d’Annette, de François, celui de Raymonde, ou d’Emmanuelle, celui de Lily. Ils assurent la permanence d’une fonction régulatrice abstraite pour l’enfant, qui l’introduit sans doute à la castration, mais ils se tiennent à distance et leur souvenir est toujours à peine évoqué, presque flou. Compagnonnage si discret pour l’enfant qu’il ne les évoque d’en demi-teinte et d’une façon presqu’effacée, comme si l’enjeu de la transmission ne s’était au final joué qu’à travers le désir singulier de femmes qui lui ont ouvert les portes de l’existence et dont il a reçu les bénédictions successives. En psychanalyse on parle souvent de la dette au père, ici il vaudrait mieux parler de la dette aux femmes tutélaires, qui sans usurper le rôle de la mère- ce que Marcel ne supportait pas- font don d’un désir à l’enfant et l’éduque grâce à leur savoir.  C’est ce qui fait l’originalité de cet écrit autobiographique.

 

Et c’est encore à une femme exploratrice que Marcel doit sa vocation première de reporter et d’écrivain comme tendrait à le montrer le portrait de Gabrielle qu’il dresse à la fin de cet ouvrage. Toujours par monts et par vaux avec ses malles déjà préparées, elle préfère fréquenter de lointaines tribus aux confins du Bouthan et fréquenter les ambassades dans le lointain Orient, plutôt que les cocktails mondains à Paris où elle brille de tous ses feux, mais où elle finit par s’ennuyer. Elle préfère évoquer dans ses écrits la cruauté raffinée de ces tribus car en ethnologue avisée, elle se préoccupe de son prochain à travers le lointain. Comment ne pas reconnaître à travers l’amitié qui lie Marcel à cette femme de haute renommée et d’une beauté énigmatique sur la photo que nous présente l’auteur dans son livre, l’expression de la gratitude d’un auteur à la muse qui l’inspira pour sa vocation de reporter ou d’écrivain ? `

 

Voici le portrait en quelques lignes de l’aventurière : «  J’ai le souvenir d’une autre soirée à laquelle on m’a invité sur l’insistance de Gabrielle. De très riches amis fêtaient la publication de Terres secrètes où règnent les femmes, un livre paru en 1956 chez Amiot-Dumont et dans lequel Gabrielle relate ses premières aventures en Assam, une région où le matriarcat reste la règle. Les invités étaient en robe du soir et les hommes en smoking ou en costume sombre. Gabrielle se déplaçait d’un groupe à l’autre, une coupe de champagne à la main, avec un sourire figé d’une parfaite hypocrisie. Lorsque que je croisais son regard, elle m’adressait un petit sourire qui voulait dire : « Nous ne sommes dupes de rien, en tout cas ni vous ni moi, mais ne soyez pas stupide, je vous en prie. Ce n’est pas tous les jours que vous aurez un Dom Pérignon dans votre verre et l’occasion de flirter avec la fille d’un très gros industriel dont l’entreprise est cotée en Bourse. » » Tout est dit, elle n’est pas toute dans le jeu social, mais elle se réjouit de pouvoir s’y ébrouer et y figurer comme l’une de ses héroïnes d’exception, si singulière et fascinante. Elle invite le jeune Marcel à y prendre place et, lui, lui sait gré de cette invitation.

 

Une dernière question un peu piquante pour les psychanalystes pourrait être posée à propos de ce livre : ce livre fait-il l’apologie du matriarcat ? Ce n’est pas ce qui apparaît à première lecture et notamment au début où la généalogie paternelle et grand-paternelle est retracée avec scrupule et minutie et où la famille semble dominer par des figures masculines, grand-père, père, oncles. Donc qu’est-ce qui fait  alors l’originalité de cet ouvrage ? C’est plutôt, comme je l’ai dit plus haut, une certaine lucidité sur la dette aux femmes prises dans leur singularité d’être désirant, dont parfois l’amour et le savoir illuminent l’existence de ces enfants devenus des hommes et de ces hommes restés de grands enfants. Mais il faudrait peut-être ici rappeler un poncif de la tradition, qui est celui de la mère juive, protectrice et anxieuse. Ces femmes l’ont sans doute tour à tour incarnée pour transmettre à Marcel un viatique pour l’existence. Nous en avons ici un remarquable témoignage.

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