Le refus de la fiction
2024

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PARA Jean-Baptiste
Journées d'études

Il s’agit simplement là de quelques notes et relevés de citations autour desquelles j’ai improvisé mon propos.

 

  • Le type de livre auquel il aspire

 

« L’idée de livre en tant que construction, l’idée même d’une colonne vertébrale […] ou seulement d’un thème porteur, m’est peu à peu devenue insupportable. Quelque chose rappelait trop la vieille rhétorique, le sujet tel qu’on le conçoit généralement, les éléments développés jusqu’à une conclusion — qui est plus ou moins logique mais fonctionne comme une fermeture… Il manquait la dimension de l’aventure pure, l’immersion dans l’inconnu.

En fait, j’ai découvert que je rêvais de tout autre chose : de livres qui n’auraient ni début, ni fin, ni milieu, ni sujet, ni même d’épine dorsale, des livres où tout pourrait entrer, et où tout serait mis sur le même plan, sans hiérarchie, du plus grave au plus insignifiant. Il me semble que c’est une façon beaucoup plus satisfaisante de rendre compte de ce que nous voyons, de ce que nous ressentons. En tout cas, elle me semble moins artificielle et un sujet, ou un thème, même très vagues, sont toujours limitatifs. S’en passer est aussi une façon de ménager le suspense, pour le lecteur comme pour l’auteur, puisque je n’ai aucune idée du livre qui est en train de s’écrire. En ce sens, l’écriture devient une aventure. Pour montrer qu’il y a néanmoins un lien ténu qui court, même s’il n’apparaît pas, les textes sont numérotés en chiffres romains, comme des chapitres. Ce lien ténu, c’est le regard de l’auteur. J’aime l’idée, que l’on puisse entrer dans un livre n’importe où, par la fin comme par le début, sans que cela change quoi que ce soit à la lecture, ni à ce que le livre dit dans les marges. »

(Entretien avec Thierry Romagné, Europe mai 2009)

 

 

 

 

  • Les personnages anonymes

 

« [Dans Faits], j’ai repris deux fois, si ce n’est pas trois, le thème de l’homme rencontrant une femme sans désirer pour autant savoir qui elle est. De même, il refuse de décliner son identité et de dire ce qu’il fait dans la vie, etc. Il me semble que ce serait une façon de devenir définitivement adulte. Un homme et une femme face à face, c’est tout. Pas un dentiste ayant une liaison avec une manucure.

[…]

C’est vrai que je ne décris pas mes personnages. Je n’en vois pas l’utilité… Les personnages qui apparaissent dans mes livres se résument à ce qu’ils font, à ce qu’ils disent. Ce sont des voix saisies au hasard. Après quoi, ils disparaissent.

[…]

Ce sont des anonymes. Ils sont — comment dire ? — ce qui reste d’un personnage de roman quand on a supprimé tout ce qu’on pourrait appeler les impedimenta romanesques : nom, métier, antécédents, situation de famille, psychologie, apparence physique, traits de caractère, etc. C’est difficile de généraliser à ce point, mais nous sommes dans une ère de dépersonnalisation telle, commencée avec la Première Guerre mondiale, continuant avec la Seconde, et se poursuivant sous nos yeux, que l’image de plénitude que peut donner un personnage de roman, libre de ses actes et dont le caractère décide de la destinée, m’a toujours semblé nous parler au passé. »

 

(Entretien avec Thierry Romagné, Europe mai 2009)

 

  • Le retrait de l’auteur & Le refus de la fiction

 

« Dans […]  Faits, […]  (s’affirme) la volonté d’échapper à toute forme de fiction, ou à ce qui pourrait encore y ressembler […] . Dans bien des textes, il n’y a quasiment rien de moi, sauf la mise en forme : il s’agit souvent d’emprunts, de faits relevés dans les journaux, ou de citations dont l’origine est donnée en note… Il n’est pas du tout illogique qu’un écrivain veuille écrire le moins possible. Voire même ne rien écrire du tout, et estimer qu’une certaine qualité et une rigueur dans l’information doivent primer sur la longueur du texte, l’originalité du style, etc. La littérature, c’est aussi, c’est peut-être même d’abord, une très grande méfiance à l’égard de la littérature. […]  Confusément, j’ai toujours pensé que je devais échapper à deux dangers : le nombrilisme et les séductions du style.

 

  • A propos de sa méfiance à l’égard du style

 

Marcel Cohen a le souci de chasser tout mot superflu.

Il y a une diététique du style qui fait l’éthique de l’écrivain.

Se tenir en retrait, rester pour ainsi dire absent est chez cet écrivain une condition nécessaire pour être authentiquement présent.

 

  • Le montage

 

Dans les volumes de Faits, la disposition des textes semble aléatoire, il y a une volonté de procéder ainsi pour éviter que le lecteur cherche un ordre et soit tenté de déduire un sens d’une organisation subrepticement ou ouvertement concertée. Dans ces livres dont on pourrait dire que « le centre est partout, et la circonférence nulle part », selon la formule de Blaise Pascal, on peut toutefois se demander s’il n’y a pas un singulier travail de montage. Un propos de Walter Benjamin, dans la partie finale de la citation que j’en donnerai, éclaire en tout cas parfaitement le geste de Marcel Cohen :

 

« [P]ar quelle voie est-il possible d’associer une visibilité accrue avec l’application de la méthode marxiste ? La première étape sur cette voie consistera à reprendre dans l’histoire le principe du montage. C’est-à-dire à édifier les grandes constructions à partir de très petits éléments confectionnés avec précision et netteté. Elle consistera même à découvrir dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total. » (W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, p. 477). 

 

 

  • Nous avons signalé un refus de la fiction. Pourquoi ce refus ?

 

Marcel Cohen s’en est expliqué ainsi (Entretien avec Thierry Romagné, 2009) : « Certains sujets sont trop douloureux pour être abordés de front et il y a trop d’indécence à s’y essayer. Mais on peut vouloir pointer certains détails du doigt, citer des chiffres, des dates, accumuler les références et vouloir placer tout cela dans un livre, à la manière dont on date une lettre : pour faire savoir d’où l’on écrit, et à quelle époque. Dans L’Écriture du désastre, Blanchot parle d’un point de la douleur au-delà duquel l’exercice d’un art devient une insulte à cette douleur. Autant dire que je suis opposé à la fiction, au cinéma comme en littérature, dès qu’il s’agit d’aborder de front certains sujets. Sous le prétexte de nous faire voir, ce n’est, en fait, qu’une manière confortable de détourner le regard, tout en ayant bonne conscience. Ce sont les réalités qui sont difficiles à regarder en face, pas du tout les fictions que l’on peut en tirer. »

 

Il a déclaré aussi : « Il n’y a pas de récit possible lorsqu’il s’agit de décombres. » (Entretien avec Maxime Decout, Europe, 2023, « Enquêter sur la Shoah aujourd’hui »).

 

D’autres propos de Marcel Cohen éclairent encore le refus de la fiction et précisent les raisons de son impossibilité aux yeux de Marcel Cohen :

 

« Le personnage, le roman classique ne sont plus possibles, pour une raison simple : quel que soit notre âge, nous appartenons à une époque où notre biographie ne nous représente plus. Pour un personnage de Proust, « avoir des tendances homosexuelles », cela veut tout dire, mais pour un combattant de Verdun ? Cela n’a pas eu le temps de conditionner sa vie, le pauvre est mort dans la boue comme sept cent mille autres.

 

Pourquoi avons-nous encore tellement besoin du roman – puisque ce sont 75 à 80% des livres qui se publient aujourd’hui ? Avons-nous besoin de nous raccrocher à l’idée que nous sommes libres de notre vie, que nous pouvons en faire ce que nous voulons ? Nous ne sommes pas libres. Je sens bien que je ne suis absolument pas libre, j’ai été orphelin à l’âge de cinq ans, la Shoah a complètement conditionné ma vie ; que je sois devenu délinquant, plombier ou écrivain, c’est la même histoire, le même individu écrasé par la même histoire, la même fatalité extérieure. Si je racontais l’histoire d’un homme qui tombe amoureux, j’aurais l’impression de dire une demi-vérité ou un demi-mensonge ; je suis tombé amoureux comme tout le monde, mais si je raconte une histoire d’amour, ça ne m’engage pas, il n’y a pas de risque pour moi. Pour moi, l’aventure est ailleurs. Un homme et une femme en face à face, qui ne se raconteraient rien de leur histoire pour être pour la première fois de leur vie des adultes, je trouve que c’est un beau théorème. Enfin, je n’ai jamais essayé de le démontrer, mais c’est une idée qui me plaît, celle de devenir adulte en ne déversant pas sa propre vie sur les épaules du partenaire. » (Entretien dans la revue La Cause du désir n° 87, 2014 / 2).

 

  • Montrer du doigt

 

« Pour moi, l’écrivain est celui qui montre du doigt. Montrer du doigt, c’est un travail de photographe, finalement. » (Entretien dans la revue La Cause du désir n° 87, 2014 / 2)

« Je n’ai rien à dire, seulement à montrer ». Cette citation tirée du Livre des Passages de Walter Benjamin ouvre le deuxième volume de Faits.

On pourrait peut-être dire que Marcel Cohen apporte un correctif à Wittgenstein . La proposition finale du Tractatus affirme que « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » — mais faut le montrer, ajouterait Marcel Cohen.

 

  • Les citations.

 

Il y a aussi chez Marcel Cohen une modalité très particulière de la mise en évidence de détails et, concomitamment, du travail de mise en sourdine du sujet : il s’agit du recours aux citations.

 

On rappellera ce que disait Ossip Mandelstam : « Une citation n’est pas un extrait. La citation est une cigale. Sa nature est de ne pouvoir se taire. Une fois accrochée à l’air, elle ne le lâche plus. »

 

Il faut ici parler d’Autoportrait en lecteur, paru d’abord à Copenhague en 1997 et resté inédit pendant 20 ans en France [rééd. Pesty, 2017]. C’est un livre qui n’est constitué que de citations que Marcel Cohen a notées au fil de ses lectures et des années. Parallèlement à la collecte de traces, il a donc collecté des citations. On pourrait considérer que la mise en retrait du sujet atteint ici un degré extrême. Cependant, au lecteur qui s’exclamerait devant l’auteur : « Mais il n’y a rien de vous dans ce livre ! », on pourrait répondre par une sorte d’apologue, et en l’occurrence par une autre citation, ce que je ferai ici à travers le condensé d’une nouvelle de Sam Shepard[1] :

 

Un homme jeune entre dans un McDonald’s.

Il passe sa commande quand son regard est soudain attiré par une banderole affichée au comptoir.

Il lit : « La vie c’est ce qui vous arrive pendant que vous rêviez de faire autre chose ».

Il veut sur-le-champ savoir qui a écrit cela. Il interroge le caissier, le personnel. Personne ne sait et tout le monde s’en fiche. Il insiste. Un jeune sort sa tête de l’arrière-salle des cuisines : « c’est moi ». L’autre se présente à lui, lui demande comment il s’appelle, le félicite. Puis, il s’assoit pour déguster son poulet frit.

Quelques instants plus tard, le jeune s’approche de lui. Il lui a menti. Il s’excuse. Ce sont les mots d’un ami. Il les a trouvés bien, alors il les a recopiés et affichés.

L’autre s’exclame. Comment ? Vous avez pris la peine de les retenir, de les recopier, d’en faire une banderole, de l’afficher et vous dites que ce ne sont pas vos mots !

 

  • L’horreur économique

 

À plusieurs reprises, Marcel Cohen a fait cas de la « machinerie économique » contemporaine et de ses lourdes conséquences sur les vies humaines. La question économique n’est jamais une « tâche aveugle » dans son observation du monde. Il faut en dire quelques mots.

 

Nous pouvons commencer en le citant :

 

« Pour le Juif que je suis, la Shoah, à laquelle je n’ai échappé que par miracle enfant, tandis qu’elle anéantissait une grande partie de ma famille, a représenté un tel écrasement que les autres événements de ma vie sont nécessairement secondaires. […] Devenu écrivain, comment pourrais-je me résoudre à parler de ce qui, dans ma biographie, m’apparaît comme étant secondaire, ou du moins sans relation directe avec la réalité profonde de ma vie ? Je peux bien dire que je suis dépossédé de ma biographie, celle-ci ne me représentant nullement. C’est en cela que je me sens proche de l’ancien combattant de 1914, broyé par la machine guerrière et, aujourd’hui, des victimes de la machinerie économique. »

 

Les pratiques actuelles de l’économie mondialisée ont fortement requis l’attention de Marcel Cohen. Dans son écriture sans ostentation, élaguée de toute scorie pour atteindre à la plus exacte précision, cet écrivain met à nu comme nul autre la trame du monde. L’un de ses textes les plus emblématiques à cet égard se trouve dans un volume de Faits. Il relate une conversation avec un capitaine de porte-conteneurs et ces pages sont un prisme absolu où le capitalisme est disséqué en sa violente négation de l’humain. « Les navires et les ports sont le meilleur endroit pour apprécier l’ampleur de la guerre économique qui fait rage », dit Marcel Cohen dans un entretien (avec T. Romagné 2009). Avec son épouse Jacqueline il a maintes fois voyagé à bord de porte-conteneurs. Et il a livré maints détails au sujet la férocité croissante de ce qu’il appelle la « machinerie économique ». Par exemple dans un entretien déjà cité avec Thierry Romagné (Europe, 2009) : « Nous avons rencontré sur un quai du Havre, ma femme et moi, un jeune marin cambodgien qui ne naviguait pas seulement sur un tas de rouille : les toilettes étaient inutilisables à bord depuis des années et, comme les autres marins, il avait embarqué pour neuf mois avec son propre sac de riz, l’armateur déduisant la nourriture du salaire. Nous étions terrorisés à l’idée que son commandant pourrait le découvrir en train de parler de ses conditions de travail à des étrangers. Nous nous sommes donc dissimulés tous les trois derrière un portique. C’est plus tard seulement que nous avons compris combien cette conversation clandestine rappelait étrangement la guerre. » Dans un autre autre entretien (avec Charlotte Lacoste & Frédérik Detue, Europe janv.-fév. 2016), il précise que l’expression « machinerie économique » est empruntée à Martin Buber dans son livre Je et Tu et il ajoute : « Pour Buber, les contremaîtres ont beau prétendre maîtriser parfaitement cette machinerie, ils ne peuvent que s’adapter eux-mêmes à celle-ci, avant d’être broyés à leur tour. Bien entendu, c’est une grande dévoreuse. En haute mer, dans les zones de non droit que sont les océans, certains armateurs n’hésitent plus à faire jeter les clandestins par-dessus bord pour ne pas avoir à payer leur billet de retour. Et, dans les grands ports, les derniers hommes disparaissent. À Rotterdam, les engins de levage et de transport sont entièrement automatisés et l’on projette d’installer des quais magnétiques contre lesquels les navires viendront s’immobiliser sans aucune intervention humaine. »

 

On pourrait ajouter ici une information récente qui concerne la baisse drastique des moyens alloués à la lutte contre la fraude internationale. Dans L’Humanité du 29 novembre 2023 un syndicaliste des douanes indiquait : « Dans les ports on ne contrôle plus que 3 containers sur 1000, car on a pour ordre de ne pas ralentir le commerce mondial ».

 

Le refus de la fiction chez Marcel Cohen est un corollaire impératif de son souci d’exposer les faits, « en quête du monde réel ». Cette formule, « en quête du monde réel », est au demeurant celle qu’il emploie pour qualifier ce qu’il cherchait au temps de sa jeunesse en lisant, peut-on imaginer, Le Rouge et le Noir ou Guerre et Paix : « Tandis que ses camarades de lycée font des mathématiques, de la physique, ou de l’économie, parce que c’est le meilleur moyen de se faire une place dans la société, le futur écrivain passe une bonne partie de ses nuits à lire Stendhal ou les romanciers russes, en quête du monde réel ». (« Naissance d’un écrivain », Europe, n° 1000)

Parmi les faits et les détails exprimés dans leur nudité même, il faut le préciser, il y aussi ce qui persiste d’humanité dans les situations les plus sombres. « Il faut se demander, dit encore Marcel Cohen, si nous ne glissons pas, sans nous en rendre compte, vers une époque où les détails et les exceptions, une nouvelle fois, ne seront pas seuls à témoigner en faveur de l’homme. » (Entretien avec T. Romagné, 2009). On le comprend peu à peu en fréquentant les livres de Marcel Cohen : les détails sont des points d’ancrage de la vie, des points d’ancrage de notre humanité, et il importe qu’ils laissent le plus sobrement possible leur empreinte dans la langue, dans des livres qui seront transmis de main en main. Quand bien même sembleraient-ils parfois de peu d’importance, les détails ne sont jamais insignifiants dès lors qu’ils agissent comme des révélateurs. « Offre à l’essentiel tout ce que tu vis d’inessentiel » écrivait Ludwig Hohl dans un livre précisément intitulé Nuances et détails (L’Aire, 1984).

 

 

[1]. Sam Shepard, « Formule simple » dans À mi-chemin (Robert Laffont, 2004). Merci à Sophie Balso pour la citation.

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