Discours Social et détricotage borroméen (I)
La Genèse
Je me suis intéressé plus particulièrement à la clinique du discours social contemporain et à son lien structural avec l’angoisse, celle-ci opérant le passage de la jouissance au désir. J’avance l’hypothèse que ce discours social a pour visée d’escamoter le désir du sujet. Le maniement du graphe du désir et celui du schéma optique sont précieux pour repérer les effets secondaires de ce discours, non seulement auprès des enfants et des adolescents, mais aussi des personnes âgées.
À partir du schéma optique, Lacan explique, dans la leçon du 19 décembre 1962, qu’ « Un miroir ne s’étend pas à l’infini, un miroir a des limites, et ce qui vous le rappelle, c’est si vous vous rapportez à l’article [Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, Écrits pp. 647 à 684] dont ce schéma est extrait, que ces limites du miroir, j’en fait état. On peut voir quelque chose dans ce miroir à partir d’un point situé, si l’on peut dire, quelque part dans l’espace du miroir d’où il n’est pas, pour le sujet, aperceptible. Autrement dit, je ne vois pas forcément moi-même mon oeil dans le miroir, même si le miroir m’aide à apercevoir quelque chose que je ne verrai pas autrement. Ce que je veux dire par là, c’est que là première chose à avancer concernant cette structure de l’angoisse, c’est quelque chose que vous oubliez toujours dans les observations où elle se révèle, fascinés par le contenu du miroir, vous oubliez ses limites, et que, l’angoisse est encadrée. ».[1].
Avec cette citation il veut dire que l’angoisse commence au fait que le miroir n’est pas infini, qu’il a des limites. Qu’il nous permet de voir seulement notre image et pas nous même. Que le miroir nous aide à apercevoir quelque chose que nous ne verrons pas autrement, telle comme l’illusion du vase et les fleurs du schéma optique.
Et il situe (un peu avant, dans la page 12 de la leçon du 14 novembre 1962 de la même édition), dans le graphe du désir, la fonction de l’angoisse : nous la trouvons entre le niveau m-i(a), celui de l’identification narcissique, et (\\\\\\\$ ◊ a) – d, le rapport du désir. C’est-à-dire que cette fonction par l’intermédiaire du discours distribue les places de l’objet, de la vérité, de la jouissance, du sujet. Dans cette configuration, l’Angoisse remplit la fonction d’articuler le passage de la Jouissance vers le Désir.
Il nous rappelle sa métaphore à propos du fantasme, celle « d’un tableau qui vient se placer dans l’encadrement d’une fenêtre. Technique absurde sans doute, s’il s’agit de mieux voir ce qui est sur le tableau, mais « … » , ce n’est pas de cela justement qu’il s’agit, c’est, – quel que soit le charme de ce qui est peint sur la toile – de ne pas voir ce qui se voit par la fenêtre »[2].
Dans cette citation, il fait allusion au -Φ qui se trouve dans l’encolure du vase du schéma optique, comme cause de l’angoisse et lieu du fantasme.
J’ai entendu que depuis 40 ans, les idéologies ont disparu, mais je pencherais plutôt pour l’existence d’une nouvelle. Je m’interroge : dans quelle mesure l’Idiote-logie managériale, caractérisée par la pseudo loi ”de l’offre et de la demande” du marché libéral et plus précisément qui propose une offre qui induit une demande, voile ce -Φ pour faire de lui un ordre d’impératif de jouissance ?
L’inconscient, lui, est structuré comme un langage. Il est bâti au cours de notre ek-sistence sous la chaleur des quatre discours. Or, le détournement du discours du maître paraît prendre une place prépondérante sur cette scène.
Dans ce contexte, il est légitime de s’interroger sur la manière dont le Discours néolibéral a une répercussion sur la demande, le désir, le fantasme et la jouissance du sujet âgé. Par ailleurs, ADORNO, attire notre attention pour nous mettre en garde sur le fait d’aborder la question en commettant l’erreur d’antan, c’est-à-dire, de nous désaxer de la dynamique des pulsions et de nous fixer sur une sociologisation de l’inconscient.
Une autre constatation concerne l’escamotage du désir : Lacan explique que « non seulement toute intervention parlée est reçue par le sujet en fonction de sa structure, mais qu’elle y prend une fonction structurante en raison de sa forme, et que c’est précisément la portée des psychothérapies non analytiques, voire des plus communes « ordonnances » médicales, d’être des interventions qu’on peut qualifier de systèmes obsessionnels de suggestion, de suggestions hystériques d’ordre phobique, voire de soutiens persécutifs, chacune prenant son caractère de la sanction qu’elle donne à la méconnaissance par le sujet de sa propre réalité »[3].
Cette citation dévoile un système d’influence par la fascination exercée au lieu du -Φ de la figure ci-dessus, rendant inerte la fonction de l’angoisse et du fantasme qui sont constituantes du sujet.
Je pars de l’hypothèse selon laquelle le grand A accomplit les fonctions parentales : maternelle et paternelle, par le fait que la fonction paternelle est celle qui permet l’accès au deuxième étage du graphe du Désir. Force est de constater que cette fonction est amenée à échouer dans la perspective de ce nouveau Discours.
Freud, dans son ouvrage Malaise dans la civilisation, identifie l’élucidation du symptôme social sous les effets du discours social comme le défi de la psychanalyse. Dans cet élan qui fait opérer la fascination comme moyen d’influence, on peut penser au rôle et aux effets des moyens d’information massifs à travers la fixation imaginaire et réelle de la jouissance sur un objet concret. Dans cette ligne de mire, Charles Melman, par exemple, a dévoilé le traitement médiatique du changement de sexe auprès des mineurs dans son dernier ouvrage, La Dysphorie de Genre.
Le discours courant propose aujourd’hui de plus en plus au sujet un savoir sous la forme de jouissance objectale. Il propose de nouveaux objets de consommation, qui ne reposent plus sur la castration, afin de rendre le sujet dépendant d’objets qui se renouvellent régulièrement. Cette jouissance objectale est centrée sur l’accès direct à un objet pur et non plus sur un semblant bordé par la dimension phallique, opération qui pousse au comportement addictif, car « ce qui est forclos du symbolique revient dans le réel ».
Le 10 novembre 1967, en s’adressant à des jeunes psychiatres, Lacan parle du phénomène de la mondialisation. Il explique ainsi :
« …S’il est un des fruits les plus tangibles, que vous pouvez maintenant toucher tous les jours, de ce qu’il en est des progrès de la science, c’est que les objets « a » cavalent partout, isolés, tous seuls et toujours prêts à vous saisir au premier tournant. » et il continue on disant : « Je ne fais allusion à rien d’autre qu’à l’existence de ce qu’on appelle les mass-medias, à savoir ces regards errants et ces voix folâtres dont vous êtes tout naturellement destinés à être de plus en plus entourés – sans qu’il n’y ait pour les supporter autre chose que [ce qui est intéressé] par le sujet de la science qui vous le déverse dans les yeux et dans les oreilles. (…) il y a une rançon à ça (…) Les progrès de la civilisation universelle vont se traduire, non seulement par un certain malaise comme déjà Monsieur Freud s’en était aperçu, mais par une pratique dont vous verrez qu’elle va devenir de plus en plus étendue, qui ne fera pas tout de suite voir son vrai visage, mais qui a un nom (…) : la ségrégation »[4].
À partir de cette longue citation, nous pouvons dégager l’expression d’un besoin de recul, ne serait-ce que provisoire, par rapport au dit « progrès » des sciences pour autant que celui-ci apparaît étrangement en tant que source génératrice d’une emprise particulière des objets a, et qui plus est, menace de produire ou de renforcer les hiérarchies sociales : c’est ce qu’on entend dans sa conclusion très nette, « la ségrégation ».
La « nouvelle économie psychique » dévoile un système qui peint un monde où le sujet en position de S1 bénéficie d’un accès direct à l’objet a, le sujet lui-même devient un objet qui sera lui-même consommé et consumé, en parfait autophage ajouterait Charles Melman. Le sujet se trouve noyé dans son élan de satisfaction immédiate. C’est ainsi que les états dépressifs deviennent norme sociale.
A la tête de la société, la langue du pouvoir aujourd’hui est devenue une langue qui prétend être évidente, sans nuance. Le souci de sa pensée est la dépense. Elle a une conception du langage comme pure et simple communication d’information, un outil objectif sans énonciation et sans reste ; ou encore son usage pervers, celui des « communicants » qui visent à manipuler l’autre, à ce qui serait une parole subjectivée ! Elle ne poursuit pas l’altérité, qui veut dire partager, la mise en commun du sens. Le sujet devient, dans ces circonstances, pour le professionnel, un objet à réparer.
Je pars de l’idée que le discours dit « capitaliste » est une des sources du détricotage borroméen du sujet âgé, par la rupture du lien social qu’il promeut et la mise hors-jeu du sujet du désir, à partir des effets de la ségrégation et de la rupture des liens intergénérationnels. Je me demande dans quelle mesure il devient traumatique par la répercussion qu’il peut susciter au niveau intra et intersubjectif. Il me semble trouver son origine dans la rupture de la transmission pulsionnelle, signifiante, d’ordre familial, culturel, social, qui entraîne que le référent phallique chute et que la fonction paternelle se délite.
Par ses effets « domino », la jeunesse n’est plus soumise à une initiation de passage à l’âge adulte. Le culte du grand âge s’est inversé en culte matériel d’une jeunesse sans fin. Dans les termes du philosophe Alain Badiou, l’adulte devient celui qui a un peu plus de moyens que n’en a le jeune pour acheter de gros jouets.
Notre société veut occulter la mort. Ainsi les adultes font semblant d’être éternellement jeunes. Alors, que c’est la conscience de la mort qui donne de la valeur à la vie et à tout ce que nous pouvons faire pendant que nous vivons.
Alain Badiou constate que « la dévalorisation de la vieillesse renforce la peur de la jeunesse qui accompagne comme son ombre sa valorisation exclusive, sans contrepoids. Autrefois, la sagesse transmise des vieux devait la contenir, la maîtriser, lui imposer des identifications, des barrières. »
Charles Melman nous alerte et nous donne un éclairage sur la question, dans son ouvrage « La nouvelle économie psychique ». Il avance un phénomène maladroit de remplacement du patriarcat par le matriarcat.
Le philosophe Jean-Pierre Lalloz résume bien le propos de Melman, lorsqu’il dit que « le progrès a consisté dans le remplacement du patriarcat dans lequel il s’agissait d’être autorisé, c’est-à-dire de s’autoriser d’une autorité, par ce que Charles Melman appelle un matriarcat. Un matriarcat que les anthropologues semblent pouvoir contester mais Charles Melman répond parfaitement à leurs objections : le matriarcat c’est quoi ? C’est l’idée que le modèle c’est le sein, le sein maternel qui abreuve, qui permet au sujet d’être repu, et le sein maternel qui abreuve jusqu’à la réplétion. Il s’oppose à la parole paternelle qui, elle, sépare, met l’objet et le sujet chacun à leur place, laquelle place est toujours la place du manque. » (Discussion avec les philosophes à propos de « La nouvelle économie psychique, la façon de penser et de jouir aujourd’hui » dans le cadre de Citéphilo, 28 novembre 2009. Publié par l’Association Lacanienne Internationale. P 2.)
Comme lors de la conquête de l’empire Inca, quand les conquistadores vidaient l’or des montagnes comme s’il s’agissait des seins qu’il fallait vider jusqu’à en être repu.
La langue morte de la sotte-ciété à satiété n’arrive plus à relancer le désir, à renouveler son vocabulaire sexuel. Nous sommes face à une double dénaturation : d’abord celle du sujet par le langage et ensuite celle d’un langage dénaturé par un discours qui usurpe la place du grand A, et fait opérer à la place du -Φ, les mécanismes du mot d’esprit : la surprise, fascination et sidération, celui de la répétition propre à l’hypnose, avec la levée de toutes les contraintes moïques, comme cela se passe dans le rêve, en mettant à l’épreuve la capacité de refoulement du Sujet en fonction du degré d’acceptation de la castration. La visée de ce discours, est de nous introduire dans un registre Réel morbide d’exhibition de la jouissance.
Est-ce que l’émergence de la dépression, comme avant-goût de l’Alzheimer et un certain nombre de pathologies apparentées relatives aux personnes âgées, ne seraient pas des alarmes de « réveil », de défense pour le sujet face à ce puits dans lequel le discours social le noie?
La conscience tient le rôle d’une espèce de douanier, senseur du point de vue du sens, qui autorise qui elle laisse passer, ou pas, afin de produire un équilibre.
Mais en fait, notre réalité consiste en l’image inconsciente que nous avons de l’extérieur. En fait, l’extérieur est celui que nous apercevons à travers la fenêtre de notre Fantasme. Ce qui pourrait expliquer le fait que toute affirmation sur la réalité soit un ratage, car elle est relative à la capacité d’intégration du biface de la bande de Moebius, c’est à dire à l’activité de ce douanier cette fois-ci censeur avec « c ».
Or, le discours social usurpe la place du grand Autre et fait imploser la formule du fantasme. Il fait chuter le poinçon de la formule du Fantasme et colle le Sujet à l’objet mais cette fois-ci à un objet matériel concret.
Pour reprendre une formule freudienne, ce discours social a comme clef de voûte l’intrusion et le parasitage de notre imago idéal afin de manipuler nos réactions défensives moïques. Avec ce discours, le rôle de douanier senseur du Moi qui cherche à donner du sens n’opère plus.
Dans les cas d’Alzheimer il y a-t’il une perte de mémoire et ensuite une perte de la parole ? Ou n’est-ce pas plutôt le discours social qui coupe l’accès à la parole, désaffecte le sujet et dans un deuxième temps, quand les neurones ne sont plus sollicités par la parole, dysfonctionnent-ils ?
Enfin, pourquoi à l’arrivée des cheveux blancs au crépuscule de la vie, la fête d’Aphrodite devrait-elle s’achever ?
Je crois qu’il y a des manières plus dignes et fécondes de fermer le livre de la vie, que celle de devenir exclusivement un objet de la science, si nous ne cédons pas sur notre désir. C’est-à-dire de continuer à voyager dans notre imaginaire vers l’Autre dans un espace d’élaboration où le sujet peut être interrogé en lui conservant l’accès à la parole.
Causer à temps, à partir d’une clinique d’élaboration métaphorique, peut éviter que l’altérité se délite et que les feux s’éteignent prématurément !
Bibliographie complémentaire :
-) Christiane Lacôte-Destribats, R. Chemama, B. Vandermersch. Questions Cliniques (2017-2019). L’Inconscient, c’est la politique. Quelle incidence dans notre pratique. Tome 1 (2017-2018). Association Lacanienne Internationale Octobre 2022. Intervention de Christiane Lacôte-Destribats intitulée : La corrosion du discours par ce qu’on appelle éléments de langage en politique, Pg 139.
-) Paul Bacot et Chloé Gaboriaux. Discourir pour présider. Source : htpps://journals.openedition.org/mots/22415