«Du sophisme de Lacan à la poésie épique de Freud»
2023

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DE SAINT-JUST Jean-Luc
Journées d'études

 

Journées d’étude de l’ALI, Le Collège de Psychiatrie et l’AfB
« Le temps logique » de Jacques Lacan
2 et 3 décembre 2023
Intervention de Jean-Luc de Saint-Just

« Du sophisme de Lacan à la poésie épique de Freud » 

 

« En tout premier lieu », c’est une expression intéressante puisque là le lieu désigne aussi bien le temps, je tiens à remercier Michel Jeanvoine et Pierre Marchal qui depuis plusieurs années nous ont mis au travail de ce texte. Par leurs questionnements et leurs propres travaux ils ont permis à ce que chacun y soutienne sa lecture, sa question, et la partage. Ceci pour autant que chacun ne fait jamais que toujours broder les abords du lieu vide, du réel, qui le constitue. Et, si quelque chose est peut-être transmissible de la question de l’autre, c’est parce que plus d’un est sensible à l’abord d’un réel qui fait écho au sien propre.

Dans cet abord que je tricote depuis maintenant quelques années avec ce collectif[1], je propose de reprendre ce que j’ai pu déduire du procès logique d’une pratique qui, ici, m’intéresse : « la cure ». C’est pour éclairer cette expérience de la cure, que j’ai tenté, lors de plus d’un tour, de reprendre pas à pas ce texte qui n’est pas une « solution parfaite », n’est pas résolutif[2], puisqu’il n’est pas sans devoir, pour chacun, au bout du compte, singulièrement y mettre du sien[3]. Le temps logique nécessite d’en passer par l’invention, au lieu d’un impossible, d’une assertion qui n’est vérifiable que dans l’après-coup d’une énonciation qui elle n’est peut-être « pas sans idéal ». Un « nouveau sophisme » précise Lacan pour dire également cette particularité de la pratique de la psychanalyse où la vérité s’entend et parfois se valide par l’erreur (lapsus, acte manqué, etc.). L’assertion personnelle de Lacan dans ce « nouveau sophisme », je vous propose de l’entendre dans ce qu’il a toujours affirmé de ce qui le déterminera tout au long de son travail, de son enseignement, son rond dans le dos à lui : « Je suis freudien ! »

De le dire ainsi n’a pas été sans conséquences puisqu’à son invitation à la fin de ce texte, je me suis replongé dans la lecture de « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921)[4], en particulier des quatre derniers chapitres. Ceci pour y redécouvrir à quel point Lacan était effectivement freudien[5].

Ce que je souhaite partager avec vous aujourd’hui c’est ce que j’ai pu déduire de ce parcours, comme de mon expérience. En quelque sorte, ce que cela a impliqué pour moi, d’un retour à Freud !

Au fil de ces quatre derniers chapitres de « Massenpsychologie… », que pour ma part je n’ai jamais entendu ou lu commentés, mais sans doute l’ont-ils été, Freud initie ce que Lacan va reprendre dans « le temps logique »[6]. Je ne vais pas donner le détail de ce tissage très éclairant pour relire le texte de Lacan, cela a été l’objet d’un précédent travail. Retenons seulement que pour Freud c’est par un « acte de poésie » qu’un pas est franchi par le sujet, lui permettant de s’extraire non seulement de sa régression dans la « psychologie collective », mais également de la répétition de ses impasses pulsionnelles ; d’une pulsion et de sa nécessaire répression. Pourquoi une nécessaire répression ?

Avec Lacan, j’entends ce potentiel conflit comme effet de la structure du signifiant au principe même de la jouissance : « j’ouïe ! » « Plus de jouir » que l’obsessionnel dès qu’il ouïe un signifiant, c’est ce qu’il nous apprend de la structure, rencontre son opposé qui immédiatement se présente à lui, impasse d’où il ne veut rien engager d’une perte pour sortir de la répétition de cette dualité infernale. C’est la structure du signifiant que nous éprouvons tous dès que nous nous engageons dans un travail de « réflexion ». Intelligence de la langue puisque c’est là encore ce qui me fait retour sous une forme inversée, la réflexion. C’est la structure du piège spéculaire qu’elle engendre sur le registre de l’image.

J’anticipe un peu sur mon propos en proposant que cet « acte poétique » dont parle Freud, en référence aux travaux d’Otto Rank sur « Le mythe », mais surtout sur le « double » dans sa combinatoire, est un acte susceptible de franchir une étape, « un stade dans le moi » comme l’avance Freud[7]. Avec cette question qui en suivant le fil de cette filiation s’est logiquement imposée, et qui fait l’objet de ce travail : En quoi ce « nouveau sophisme » de Lacan renouvelle-t-il la lecture de Freud dans sa référence à l’imagination poétique comme issue aux impasses des conflits psychiques ? Au-delà, comment cela modifie la conduite de la cure elle-même dans la mesure où cela serait susceptible de renouveler la question de son terme ?

Plus encore, puisque, pour Freud comme pour Lacan, ce n’est pas sans les autres que ce pas se franchit[8]. Comment cet « acte poétique », ce qui est un pléonasme puisque la « poétique » est un acte, dont nous verrons justement comment il se noue et se distingue de « l’assertion de certitude anticipée », ouvre à l’assomption du « je » dans une logique collective ?

Pour Freud, ce qui fonde le lien social ce sont les effets de la castration en tant que pour préserver le moi de la haine qu’elle suscite, pas uniquement vis-à-vis de l’agent, mais également vis-à-vis des autres, cette dernière est transformée en solidarité via une identification horizontale des membres d’un collectif à un manque commun, partagé, dont l’agent est le père. Cependant, ce « sujet indéfini réciproque » comme le nomme Lacan ne suffit pas à une possible assomption du sujet. Encore est-il nécessaire qu’il se distingue dans une énonciation poétique qui le fonde comme « sujet personnel » en se nouant au collectif via un mythe auquel chacun peut s’identifier. Dans son article « Massenpsychologie et logique du sujet ou Pourquoi l’on ne se sauve pas seul » (2003) Stéphane Thibierge situe une impasse moïque dans ce que Freud tente d’élaborer, et le pas fait par Lacan pour proposer « une logique collective correctement posée ».

C’est justement à ce pas auquel Lacan donne raison au-delà de la logique, dans « l’assertion de certitude anticipée », comme possible sortie de prison pour un sujet singulier et fondement logique du collectif, puisque chacun est blanc. : « Le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel ». C’est éminemment freudien, mais déchargé de ses impasses spéculaires.

Cela étant dit, puisque l’assertion ne se vérifie que dans l’après coup de son anticipation, reprenons la question initiale du temps logique dans la cure pour déplier pas à pas ce qui fait passer d’un temps à l’autre. Je vais sans doute, comme on dit, « enfoncer quelques portes ouvertes », mais il m’a été nécessaire d’en passer par là pour tenter d’articuler quelque chose qui, je l’espère, se tienne quelque peu.

Le premier temps logique relève du passage de « l’instant de voir », celui de l’immédiateté, de l’évidence, si caractéristique de l’arrêt sur image qui spécifie notre époque contemporaine, à une faille qui prend valeur d’énigme. L’instant de voir ce qui ne se voit pas, ne peut pas se voir, n’est pas de l’ordre de l’évidence. C’est ce qui représente dans ce qu’on appelle souvent une « nouvelle clinique », qui n’a aucune raison de ne pas être multiforme et complexe. Cependant, il y a une difficulté fréquente, pas uniquement dans la mise en œuvre d’une cure, mais plus prosaïquement dans les conditions nécessaires à la moindre mise au travail. C’est un point de difficulté récurrent et donc bien connu, puisque c’est celui là même sur lequel est venu buter Freud avec Dora. L’hystérie comme structure subjective ou comme discours se caractérise par ce qu’on appelle classiquement, dans ce qu’oppose l’hystérique, une « belle indifférence »[9]. Pour le dire autrement, plus topologiquement, l’hystérique se présente « comme sur une bande biface » précise Charles Melman[10], où, dans sa lecture qui se veut réduite au temps court de l’événementiel (ceci est essentiel pour lire et rendre compte de cette clinique[11]) désir du sujet et réalité sont séparés afin d’éviter toute mise en continuité sur la surface moebienne de la coupure de sa parole. C’est ce qui est à prendre en compte dans cette clinique sous peine de se faire remercier. Car, il n’y a rien à comprendre dans l’immédiate évidence des comportements. Il est manifeste que je ne suis pour rien dans ce qui m’arrive : C’est l’autre ! Cela ne me concerne pas !

Nombre de nos collègues, je pense à Anne Joos face aux demandes de PMA, et à bien d’autres dans leur pratique[12], témoignent de la façon dont ils mobilisent des talents d’ingéniosité pour qu’un sujet puisse rencontrer cette faille qui fait énigme au détour de sa parole. Ce qui n’est pas sans angoisse. Le temps ici ne compte pas, quelques minutes, une heure, des mois, voire des années avant qu’au détour d’un dire, l’instant d’une énonciation le sujet rencontre la division qui le fonde, l’énigme d’un réel. Paradoxe mis en acte dans « Œdipe » : c’est à la condition de ne plus voir ce qui aveugle dans l’évidence que l’on peut s’ouvrir à la possibilité d’un temps pour comprendre.

C’est dire que cette faille et la possible ouverture à un temps pour comprendre ne relève pas, comme le rappelle souvent Lacan, d’un désir de savoir. Ce qui spécifie l’inconscient : « c’est de ne rien vouloir savoir du tout ».

Cela relève pour le sujet, pour peu qu’il n’ait pas d’autres issues face à cette faille, de la nécessité logique de traiter l’énigme qui s’impose à lui. Cette faille, qu’il lui faille la prendre à son compte, c’est justement ce que l’hystérique évite de rencontrer, là où l’obsessionnel repousse sans cesse la conséquence de devoir en prendre acte. Et même lorsque cela engage un sujet dans une cure, il n’est pas rare que cette nécessité s’évapore à l’occasion d’une heureuse rencontre par exemple. Cela peut alors recouvrir la faille et mettre un terme, plus ou moins long, à ce temps pour comprendre[13].

Cela étant dit, dans la clinique de la cure, le travail du « temps pour comprendre », d’un sujet face l’énigme de sa faille et à la nécessité de la résoudre « pour me sortir de l’impasse dans laquelle je me maintiens prisonnier », a été ma première interrogation quant à ce texte sur le temps logique, puisque là aussi paradoxalement ce travail dans la cure n’est justement pas un travail de com-préhension.

Le travail de la cure c’est celui qui consiste à déplier les différentes connexions, articulations, nouages et dénouages, combinatoires possibles d’une parole. Le travail de la cure n’est ni l’explication, ni la compréhension, mais l’association dite « libre » par un jeu de combinatoire des signifiants dans leur matérialité littérale. Alors qu’il me parlait de son inhibition, un analysant me dit spontanément : « Sidérer c’est l’anagramme de désirer ». Alchimie des syllabes où dans ce jeu littéral une lettre se substitue à une autre et où l’on pourrait croire que rien ne se perd, alors qu’il y en bien une qui chute (S : qui est une question).

Dans la cure il s’agit d’éprouver que non seulement, dès que je parle, je dis autre chose, mais que cette autre chose, dans les deux tours de la découpe du signifiant, implique une perte. La dénégation « Ce n’est pas ma mère » l’illustre assez bien.  Vous savez également l’embarras de Freud avec le signifiant allemand « Lust » qui dit deux choses contraires. En fait, dans l’expérience à faire de cette structure moebienne, il s’agit d’éprouver que non seulement A ¹ A, mais également que A est non A (hait), que le mot n’est pas seulement l’absence de la chose, qu’il en est le meurtre comme le dira très justement Hegel. J’ajouterai que c’est irréductible, puisque cet objet perdu pour Freud ne se retrouvera jamais, et donc que les objets rencontrés ne seront jamais les bons.[14]

Les mouvements, les déplacements, les renversements, les transformations, décrits par Freud dans « Pulsion et destin des pulsions » (1915), ne sont que les tentatives de traitement de ce réel, de cette « inadéquation » dit-il. Conséquence, identifiée par Freud, de la transformation de l’excitation neuronale en pulsion, en « re-présentance » comme cela a été traduit, tout premièrement en trait unaire pourrait-on également dire avec Lacan, entrainant une perte à laquelle la pulsion se fixe, et même « se nécessite à compenser »[15].

A sa suite, c’est tout ce qui va pouvoir s’articuler de signifiant, et qui constituent les différentes modalités de traitement des oppositions, des conflits pulsionnels, qui dans l’élaboration freudienne trouveront leur issue dans le refoulement et le fantasme, entre autres. Freud en donne déjà ici les coordonnées, la grammaire du fantasme d’une certaine façon, comme fondement de la création poétique et du mythe.

Ce travail de la cure, de ces mouvements logiques, il me semble que c’est également ce que Marc Darmon avait envisagé dans le travail de dépliage du nœud jusqu’à la rencontre de sa structure même, via les mouvements de Reidemeister ; autrement dit, jusqu’à la rencontre du réel du nœud, afin que puisse s’en lire son écriture.

Le plus fort c’est que cela a des effets concrets la « talking cure ». Qu’une parole puisse se dire dans une adresse cela peut avoir comme effet que, de l’avoir dit comme cela, implique que ce n’est plus pareil après qu’avant. Des effets réels, le plus souvent sans que personne en comprenne quelque chose, sur le moment en tous cas. Vous entendez bien que le « temps pour comprendre » n’est pas un temps pour comprendre, mais pour associer, combiner, tricoter et détricoter, la structure langagière qui me détermine à mon insu dans la répétition d’un même trait, afin que je sois en mesure d’en déchiffrer la jouissance. Notons au passage, et ceux qui travaillent avec des enfants le savent d’autant mieux, que c’est ce qu’un enfant met au travail dans ses jeux. Ce qui sera repris par Donald W. Winnicott dans « Jeu et réalité, l’espace potentiel » (1971).

C’est justement là où la référence à la poésie me semble essentielle parce que ce travail relève d’une poétique dans ce qui s’invente au cours de chaque énonciation, où poésie et topologie relèvent des mêmes coordonnées et opérations dans la clinique, de cette ouverture qui consiste cette fois-ci à le dire comme ça. La poésie n’est-ce pas, au-delà de l’imagination du poète évoquée par Freud, l’exploration des possibles combinatoires littérales ?

Ce travail de la lettre dans la poésie donne également consistance à ce qu’indique Lacan de la pratique analytique, que les deux seuls outils à la disposition de l’analyste sont l’énigme et l’équivoque. L’énigme comme condition nécessaire à ce que l’économie de ce travail puisse opérer et l’équivoque en tant qu’elle vient soutenir ce dont il s’agit pour chaque sujet de mettre en œuvre dans la « motérialité » de sa parole, jusqu’à en évider toutes les occurrences imaginaires, les illusions de possible saisie de l’objet ou du moi. Pour reprendre le propos de Charles Melman, de pouvoir à l’occasion d’une cure, aller jusqu’à ce point où le sujet éprouve réellement que : « quoi que je dise, ce n’est pas ça ! »[16], afin que je puisse lire, de cette répétition, le trait que j’ai dans le dos.

Ne serait-ce pas là que nous pouvons également identifier une distinction et une difficulté dans le travail du poète et celui de l’analyse. Un poète peut poursuivre son œuvre créative, ses inventions, sans pour autant jamais en passer par la prise en compte de ce réel comme réel ; c’est-à-dire comme impossible, sans pour autant traverser le fantasme de sa résolution[17].

La référence de Freud au travail du poète relève d’une possible résolution singulière du conflit intrapsychique de motions pulsionnelles contradictoires, par la réalisation dans l’œuvre poétique du désir réprimé. Dans « La création littéraire et le rêve éveillé : poésie et fantasme » (1908) Freud précise que : « c’est la technique du dépassement de la répulsion, qui a sans doute quelque chose à voir avec les barrières qui s’élèvent entre chaque moi individuel et les autres, que git la véritable « art poetica ». » Cela peut s’entendre comme le ressort de l’identification horizontale au « poème épique » repris dans les travaux d’Otto sur le mythe.

Cette dimension du « pas sans les autres » est pour Freud dans ce texte et celui de 1921 ce qui va distinguer la création d’un mythe partageable avec d’autres d’une part, et le « mythe individuel du névrosé » d’autre part. Un autre critère pathologique sera identifié par Freud ; celui où la fantaisie prend le pas sur la réalité.[18]

Ce repérage clinique de Freud, que Lacan suit pas à pas, trouve cependant sa limite dans le fait qu’il en reste à n’avoir d’autre recours qu’au fantasme, à la réalisation du désir par le fantasme dans la création littéraire ou artistique : « Le poète a, par ses mensonges, transformé la réalité dans le sens de ses désirs. Il a inventé le mythe héroïque… et créé… un Idéal du moi. Le poète qui a fait ce pas, et s’est ainsi, dans son imagination, détaché de la foule, sait pourtant dans la réalité… trouver le chemin du retour vers elle. » via l’identification (1921).[19]

En suivant le fil de Freud, le pas de plus ou plutôt le chemin de traverse, qu’emprunte Lacan, en passe par la transformation des récits de Freud comme de ses contemporains, Rank et autres, en « R S I » en combinatoire logique où la clinique est topologique. C’est, il me semble, ce que produit ce « nouveau sophisme ». Après « Totem et tabou », une petite histoire comme ça écrit Freud dans « Psychologie des foules et analyse du moi », « Le temps logique » 25 ans après est ce qui permet de prendre les choses un peu autrement et de lire la conduite d’une cure dans une visée où peut s’envisager un au-delà du fantasme. Après la prise en compte du défaut dans l’imaginaire, il s’agit d’aller jusqu’à la faille logique, jusqu’au défaut du symbolique, jusqu’à la rencontre d’un réel qui implique pour chacun une possible « assertion de certitude anticipée ». « Je suis blanc ! », « Je suis freudien ! » où ce que vous voulez d’autre. « Vous pouvez vous dire lacaniens » disait d’ailleurs Lacan à ses élèves : « Moi, je suis freudien ».

Ce dire ne relève plus d’un fantasme, d’une imagination. Le sujet n’est qu’effet de sa parole dans la production d’un S1 où il s’agit de déduire « ce qu’il doit en être »[20], « Wo es war, soll Ich werden », et dont sa vérité n’a pu se déduire que dans la prise en compte des autres, « de ce qu’ils ne font pas ». Il s’en trouve que c’est justement ce qui est produit dans le mathème du discours psychanalytique. Il est également possible de l’entendre en écho comme ce nouvel « Idéal du moi », nouveau signifiant pour Lacan, produit par le poète dans la perspective freudienne, mais là épuré de son corolaire de « Moi idéal ».

Ce second pas – logique, ce « moment de conclure », est et n’est pas non plus une conclusion, car il ne s’agit aucunement de clôturer, mais bien de boucler le double tour du signifiant.

Quoi qu’il en soit, pour Freud comme pour Lacan, ce moment se soutient, en passe, par un : « pas sans les autres ». Les autres dans une identification horizontale, une solidarité des fils dans ce qui fonde leur lien social pour Freud, pas uniquement d’identification pour Lacan, qui là encore va donner la raison de la lecture freudienne.

Ce que Lacan met en évidence dans ce sophisme c’est que le sujet ne peut s’appréhender dans son énonciation que dans la prise en compte d’autres comme semblables, de condition et de raisonnement. Il ne peut décider de déduire sa vérité qu’en prenant en compte l’autre comme marqué du même manque, relevant de la même rigueur logique et en cela solidaires.[21]

L’acte d’énonciation singulière du « sujet personnel » qui ne s’étaye d’une vérité qui ne s’atteint dans cette conclusion que par cette prise en compte de l’autre, est au fondement de la logique du collectif bien au-delà des simples identifications. « On doit savoir qu’on est un blanc, quand les autres ont hésité deux fois à sortir ».[22]

Ce qu’en conclut Lacan, je le cite : « Il n’est que de faire apparaitre au terme logique des autres la moindre disparate pour qu’il s’en manifeste combien la vérité pour tous dépend de la rigueur de chacun, et même que la vérité, à être atteinte seulement par les uns, peut engendrer, sinon confirmer, l’erreur chez les autres. Et encore ceci, que si dans cette course à la vérité, on n’est que seul, si l’on n’est tous, à toucher au vrai, aucun n’y touche pourtant sinon par les autres. »[23]

Vous entendez que la référence ici à cette logique du collectif, d’une vérité qui passe nécessairement par l’autre, n’implique aucunement quelque garantie que ce soit de ne pas être dans l’erreur. En 2003 Stéphane Thibierge le commente ainsi : « il n’y a de solution pour un sujet que collective, même si c’est toujours en même temps de façon singulière, et chacun pris un par un, que cette logique peut trouver effet. Ce collectif-là fait droit à une vérité qui ne saurait s’énoncer que singulière… mais cette vérité du sujet n’est pas isolable du processus par lequel l’autre s’exerce aussi à en trouver l’issue. Il y a là une solidarité logique qui implique chaque sujet pour lui-même et dans son rapport au social ».[24] Cela est sans doute à prendre en compte dans nos groupes, mais également dans la cure, comme une visée qui, au regard de nos expériences, on ne peut qualifier que d’« idéale ». Car il me semble que si c’est bien ce que nous tentons souvent de tenir, c’est toujours une visée plus ou moins impossible à atteindre.

A la fin de son propos, et ce sera le dernier point que je voudrais aborder, dans une critique de la logique classique, Lacan amène autre chose jusque-là non pris en compte il me semble dans ce texte, et pourtant si présent dans celui de Freud. Dans sa démonstration conclusive de « l’Assertion subjective anticipante », Lacan reprend trois temps en les formulant un peu différemment. Je vous en propose ma lecture.

Le premier « Un homme sait ce qui n’est pas un homme » s’identifie de la référence à la castration du « sujet impersonnel »[25]. Le second « Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes » relève du « sujet infini réciproque », celui de la solidarité des fils, du lien social freudien. Le troisième « Je m’affirme être un homme, de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme » amène autre chose que la simple logique précédemment à l’œuvre : « la peur » dans une projection quasi paranoïaque. Et il conclut sa démonstration en évoquant que « toute assimilation humaine est assimilatrice d’une barbarie, pourtant détermination essentielle du « je » ».

Bien entendu, ce que Lacan amène là en 1945 est à entendre dans un certain contexte historique, mais il le maintient dans sa version de 1966 et il me semble que dans son propos cela va bien au-delà de cette tragique période de notre histoire. Cette barbarie est à lire comme structurelle, ou même plutôt constitutionnelle, comme a tenté d’en rendre compte Freud dans « Totem et tabou ».

Je ne peux, « avoir peur d’être convaincu par les autres hommes de ne pas être un homme », uniquement parce que c’est ce qu’implique de me dire homme, qu’il y en ait qui ne le soient pas. Dire « c’est ça ! » implique la mise sous la barre du « ce n’est pas ça ! » C’est un effet de structure que je produis en me disant homme, mais qui me revient comme retour de ma propre projection, de mon simple énoncé.

« Je suis freudien ! » cela situe une identification verticale, une référence, mais également vis-à-vis des autres une tension « barbare ». Celui qui ne parle pas comme… qui ne parle pas le Grec ! Cela n’a pas été sans conséquences pour Freud, comme pour Lacan. Mais n’est-ce pas là le prix du désir dans toute énonciation subjective, comme dans nos collectifs, d’assimiler notre barbarie ? En tous les cas de ne pas la méconnaitre !

Pour le dire autrement, et ce sera ma conclusion pour aujourd’hui, si l’on suit les pas de Charles Melman dans sa relecture de Freud avec Lacan[26], le refoulement originel qu’il dit « réel » n’est pas l’effet d’une répression ou d’un jugement comme Freud le précise dans « Métapsychologie » (1915), cela en est le préalable. Le refoulement réel est la conséquence d’une inadéquation de la « représentance ». Un effet de la langue dit Charles Melman, de la perte originelle qu’implique la métonymie et la métaphore. Une loi du langage que Lacan a démontré dans la lettre volée. Et si le refoulement est la condition de l’inconscient pour Freud, il est alors possible d’entendre pourquoi ce serait équivalent au fait que le langage soit la condition de l’inconscient pour Lacan.

Le re-foulement proprement dit, qu’il soit symbolique ou imaginaire, ne sont que les tours suivants de la répétition de cette opération première qui se renouvelle dès que je parle. Avec cette distinction faite par Charles Melman que de ces deux côtés, dans ces deux dimensions, pour le névrosé il s’agit de cotes mal taillées, toujours ratées, que ce soit dans le rapport du sujet à l’objet comme à son image.

Alors, si le « drame du névrosé » c’est bien l’échec du refoulement dans ces deux dimensions objectale et moïque comme Lacan le fait remarquer dans « Le mythe individuel du névrosé », que le névrosé refuse la perte, le réel, dans la relance sans fin de l’inadéquation de l’Un avec l’Autre, du « non-rapport », c’est au prix du compromis d’un symptôme.

« L’assertion de certitude anticipée », je propose de la lire ainsi, c’est la possibilité pour un sujet, une fois qu’il a éprouvé que « quoi que je dise, ce n’est pas ça », pris la mesure de cet impossible, de se précipiter à dire ce qu’il va décider de déduire de cette expérience. D’une certaine façon, l’assertion de certitude anticipée ne serait « pas sans » la possibilité que du re-foulement puisse réussir au sens de l’étymologie de refouler « marcher à nouveau… » et de fouler « dégraisser l’étoffe »[27]. L’acte d’une perte, un deuil, puisque là rien ne vient boucher la boucle d’un dire qui laisse à désirer.

 


 

[1] Le séminaire d’été de l’ALI à Lisbonne comme l’a rappelé Pierre Marchal.
[2] « ne vous attendez donc à rien d’autre… de plus subversif en mon discours que de ne pas prétendre à la solution » : Jacques Lacan « L’Envers de la psychanalyse », Edition de l’ALI, , leçon du 11 février 1970, p.85
[3] Ce qui fonde une « responsabilité singulière » dans un groupe, dans « Massenpsychologie et logique du sujet ou Pourquoi l’on ne se sauve pas seul » de Stéphane Thibierge, in La Célibataire « Lacan et la psychologie des foules » n°7, 2003, p93.
[4] Je n’ai pas été le seul et ai découvert après coup qu’il y a vingt ans Stéphane Thibierge a fait ce parcours.
Enfin, le sien. Il y en a probablement eu d’autres.
[5] « Freud ne déconne pas » rappelle Lacan le 11 février 1970 dans « l’Envers de la psychanalyse » : Edition de l’ALI, p.86.
[6] Également, entre autres, dans « Le mythe individuel du névrosé » (1953).
[7] Selon Christian Fierens, ce serait plutôt à traduire comme : une « marche » qui élèverait le moi.
[8] La question du statut de cet autre a été largement dépliée dans l’ouvrage de référence d’Erik Porge « Se compter trois, le temps logique de Lacan », Edition Ères, 1989.
[9] Merci à Alexandre Beine de cette distinction très éclairante entre opposition et refus.
[10] Charles Melman, « Le désir est l’essence de la réalité », in « Une enquête chez Lacan », Edition Ères, leçon du 9 octobre 1986, p.12
[11] C’est ce qui spécifie également le mode de fonctionnement des médias actuellement.
[12] Plusieurs en ont témoignés lors de ces journées, Fabrizio Gambini, Pierre Arel, etc.
[13] L’énigme de cette faille comme coupure et comme impératif du « Principe de jouissance » pour faire de nouveau référence au travail de Christian Fierens, nous préférons le plus souvent nous en décharger pour nous en remettre à l’Autre. C’est même d’ailleurs pour cela que je vais voir un analyste, ou au contraire que je ne veuille surtout pas en rencontrer. Voici une autre illustration de l’absence de désir de savoir dans ce qui engage un sujet dans ce temps pour comprendre.
Même si le « temps pour comprendre » n’est souvent plus dans la clinique actuelle tout à fait le début, c’est quand même là où ça commence… « le verbe ! »
[14] Le déplaisir et/ou la déception se transforme par projection en haine de l’autre (objet ou image), semblable ou prochain.
Le traitement imaginaire de la structure du langage engendre une haine qui est première comme le met en évidence Freud dans « Pulsions et destins des pulsions » (1915). Elle est en deçà de la contra-diction de toutes les « paires d’opposées ». « La haine en tant que relation d’objet est plus ancienne que l’amour ; elle prend source dans la récusation, aux primes origines, du monde extérieur dispensateurs de stimulus, récusation émanant du moi narcissique. En tant que manifestation de la réaction de déplaisir suscité par des objets. » (cf. Nazir Hamad, « La haine chez l’enfant et l’adolescent », et Jean-Paul Beaumont, « La haine est liée au langage », in La Revue Lacanienne n°24, 2023, p.127 à 133 & p.43 à 53).
N’est-ce pas justement ce processus que Sabina Spielrein a identifié dans sa thèse « Le destruction comme cause du devenir » en 1911 ? La coexistence de « deux composantes antagonistes et qui constitue donc, autant qu’un instinct de vie, un instinct de destruction ». (2004, p.256) qui sera repris par Freud dans l’« Au-delà du principe de plaisir » en (1920). Pulsion de mort qui n’est pas sans continuité avec l’amour, qui est toujours l’amour de l’Un ne cessera de rappeler Charles Melman dans « La maladie d’amour » in La célibataire n°26, 2013. Lacan dans sa recherche d’un « nouvel amour », ouvrira la perspective de cette dualité par la prise en compte du réel. Cela ouvrira au « pas tout » comme au « pas sans ».
[15] Cela peut s’illustrer cliniquement par les trois temps de la pulsion si fréquemment observé chez les bébés (actif, passif, réflexif). Cf. également Jacques Lacan dans le séminaire « L’envers de la psychanalyse » Edition de l’ALI, 2006, leçon du 14 janvier 1970, p.67.
[16] D’ailleurs, cette visée formulée par Charles Melman, ne serait-ce pas là une indication précieuse de possible fin de cure, dans le pas suivant à cette rencontre, à cette épreuve même ? Cela permettrait d’éclairer ces cures qui n’en finissent pas, qui ne finissent pas d’éviter cette perte radicale, ce deuil préalable, nécessaire au pas suivant.
[17] Dans son très beau livre « Le métier d’être homme, Samuel Beckett l’invention de soi-même » (2021), Marie Lemma-Jejcic écrit à propos de Beckett « qu’il a su malgré tout faire de son impasse création de vie » (…) « en tentant sans cesse d’écrire son impossible », mais la question pourrait se poser de savoir si Samuel Beckett qui à la fin de son œuvre pose la question « Comment dire ? » à pris acte de cet impossible.
[18] Dans le cas du névrosé sa fantaisie, son « mythe individuel », est prépondérant. Ce que Charles Melman reprendra dans sa définition de la névrose : « une névrose consiste dans le traitement irrémédiable du réel quel qu’il soit par le complexe infantile ». « Une enquête chez Lacan », Edition Eres, 2011, « Qu’est-ce qu’une névrose ? » leçon du 12 mars 1987, p.142
[19] Freud, 1921, ibidem, p.221-222
[20] Formule de Stéphane Thibierge, 2003, Ibidem, dont il note « cela peut s’entendre comme un constat ou un acte… une décision à prendre dans le temps d’un passage nécessaire par l’autre, où l’acte vient ici à la place d’un défaut d’être qui fait précisément le réel du sujet. » p.94
[21] Ce qui relève d’un discours éminemment intrasubjectif, puisqu’il n’y a aucun dialogue avec ces autres. Une intrasubjectivité qui est au fondement de l’intersubjectivité, comme la psychopathologie des couples en témoigne quotidiennement. C’est d’ailleurs à en oublier cette articulation, que l’on peut parfois basculer dans une psychologie victimaire qui, comme le rappelait Charles Melman, est une impasse pour le sujet.
[22] Jacques Lacan, 1966, p.211
[23] Jacques Lacan, 1966, p.212
[24] Stéphane Thibierge, 2003, Ibidem, p.95 & 96
[25] C’est également la définition d’un signifiant qui en tant que pure différence ne peut se définir que par ce que ce n’est pas. Y compris lui-même : A différent de A. Le signifiant « homme » n’y échappe pas.
[26] Charles Melman, « Refoulement et déterminisme des névroses », Edition Ères, 2023, Leçons des 15 mars et 10 mai 1990.
[27] Du refoulement dans le sens étymologique de « refouler » : marcher à nouveau, et de « fouler » dégraisser l’étoffe, in Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2019
Cette dernière référence étymologique fait écho à ma thèse, soutenue à l’Université de Nantes en 2009 « L’étoffe de la jouissance : contribution au champ lacanien de la jouissance ».

 

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