Limite ou fin de l'analyse ?
2012

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MELMAN Charles
Rue des Archives, Séminaire d'hiver

J’apprécie beaucoup vos communications qui sont – comment dirais-je – absolument classiques sur la question de la fin de l’analyse. Vous voyez, on croit toujours être spécial ou original; on croit toujours parler à partir de son expérience singulière et cependant on dit toujours la même chose. Si c’est vrai qu’on dit toujours la même chose, ça montre bien qu’il y a quelque part une loi et la question est de savoir si nous pouvons nous informer sur cette loi. Non pas pour ruser avec elle – parce que nous aimons beaucoup ruser avec la loi – non pas pour ruser avec elle, mais nous permettre peut-être d’être un peu plus informés sur ce que nous disons, sur ce que nous faisons et sur la façon de tenir notre place en tant qu’analystes.

Il y a une grande force dans la vie sociale : c’est la police de la pensée. Chacun, sans le savoir, fait la police de la pensée de l’autre et l’invite à être conforme à la pensée commune. Avant de rencontrer un psychanalyste vous avez eu des nombreuses rencontres sociales : les parents, les amis, les professeurs, les prêtres, les philosophes et tous vous ont répondu dans le sens de faire la police, c’est-à-dire vous ont donné des conseils. Des conseils de quoi? D’avoir une jouissance conforme, la jouissance qui convient. Peu importe que cette jouissance vous satisfasse ou pas, mais il faut que ce soit la jouissance partagée qui constitue la valeur reconnue dans le groupe social. Quand vous rencontrez un psychanalyste pour la première fois ce n’est pas un parent, ce n’est pas un ami, ce n’est pas un conseiller, ce n’est pas un prêtre, ce n’est pas enseignant. Alors, qu’est-ce que c’est? C’est quelqu’un qui – par son silence – a une fonction, qui est de vous laisser pour la première fois au monde prendre connaissance de ce qui est votre propre désir. Et il le fait à partir d’un lieu qui est le lieu du grand Autre, où il n’y a aucune prescription quant au désir. Donc vous voyez l’originalité absolue de la situation.

La découverte de Freud c’est que le symptôme névrotique ou psychotique est lié à une défense contre le désir singulier. Si vous prenez par exemple le cas de Dora, vous voyez très bien que ce que Freud recommande à Dora pour guérir de ses symptômes hystériques c’est d’accepter son désir de femme. Et il suppose que son désir de femme doit être un désir hétérosexuel et que son avenir est de vivre avec celui qui l’aime et d’accomplir ce que jusqu’ici elle a refoulé. Vous voyez que chez Freud le moyen de guérir de sa névrose c’est d’accomplir son désir, mais conformément à un ordre qu’on va appeler “patriarcal” et qui est que l’accomplissement de son désir propre ne peut être parfait qu’en acceptant la loi du père, c’est-à-dire pour une femme de faire couple avec un homme et d’avoir des enfants. Et de suivre le parcours conforme à l’ordre moral et social. Quand Freud dit Wo Es war soll Ich werden, cela veut dire que le lieu d’où je parle doit être conforme au lieu de mon désir et il pose en principe que ce désir est toujours lié à l’ordre paternel. C’est pourquoi Freud a été attaqué par les féministes et aussi par ceux qui mettent en cause l’ordre paternel, c’est-à-dire aussi bien l’ordre phallique.

Lorsque vous observez le fonctionnement des sociétés psychanalytiques ou quand vous lisez dans les livres l’histoire du mouvement psychanalytique (que ce soit autour de Freud, dans l’histoire de la psychanalyse londonienne, ou l’histoire de l’Ecole de Lacan), qu’est-ce que vous constatez? La guerre, la confusion, le désordre, les antagonismes, les passions, les dénonciations, la disqualification de ce que l’on appelle les hétérodoxes. Alors, vous vous demandez : mais est-ce que la fin d’une analyse, est-ce que la vie mentale et sociale des psychanalystes c’est seulement pour chacun d’eux d’affirmer ce à quoi ils sont parvenus dans la cure, c’est-à-dire l’affirmation de leur désir propre et à partir de ce moment dans la vie sociale on assiste à la guerre entre des egos, chacun convaincu de leur bon droit? Et alors parmi eux il y en a un ou une qui a du charisme, c’est-à-dire qui a le talent de faire une réunion collective autour de son propre fantasme, c’est-à-dire de son propre désir et à ce moment naît une école. Ce n’est pas gai. Ce n’est pas gai s’il est vrai que la limite, le fini de chaque psychanalyse c’est la reconnaissance par l’analysant de ce qui est son propre désir, c’est-à-dire de ce qui est l’objet de son fantasme et que, à partir de ce moment-là, il affirme la limite de toute pensée (et d’abord de la sienne) et le caractère irréductible des concepts qui sont les siens. Alors, question qui vous est posée et que vous posez d’ailleurs : est-ce que c’est là la limite et la fin d’une psychanalyse? Autrement dit : avant la psychanalyse le sujet était le serviteur d’un idéal qui habituellement l’emmenait à refouler son désir propre pour mettre son désir au service de l’idéal et ce qui serait la fin de l’analyse ce serait que maintenant il serait devenu le serviteur non plus d’un idéal mais d’un objet, celui de son fantasme. Qu’est-ce que nous pensons de ça?

J. JERKOV: C’est quand même un fantasme qui a été dépouillé de ce qui l’enrobait.

CH. MELMAN: Pas tout à fait. Non, parce que cet objet cause du fantasme est déterminé par le Un de l’idéal, donc il reste vecteur de ce Un qui l’a causé.

Alors, on peut aussi dans une société analytique résoudre la difficulté, comme dans tous les groupes sociaux, en se donnant un texte de référence – celui que le groupe a choisi. On n’est pas obligé de se précipiter tout de suite vers Freud ou Lacan. Ça peut être Mélanie Klein, ça peut être Winnicott, ça peut être Bion, ça peut être Balint, ça peut être Ferenczi, ça ne manque pas, eh? Et à partir de ce moment-là, chacun des participants, ou bien cherche à accorder son désir singulier avec la conceptualisation de l’auteur, ou bien son désir personnel reste ce qui choit de la théorie qu’il adopte et – s’il est loyal avec lui-même – il devient un dissident. Quelle histoire!

Tous ceux auxquels nous avons affaire sont d’une certaine façon des gens de bonne volonté et même souvent des innocents parce qu’ils ne savent quels sont les mécanismes qui sont en cause. Ils ne sont pas tous des pervers. Alors, est-ce que nous connaissons mieux les mécanismes qui sont en cause? Parce que nous ne pouvons plus parler comme Freud, comme Ferenczi, comme Winnicott ou Lacan: eux, ils répondaient aux problèmes de Leur temps, mais nous… nous avons à répondre avec les problèmes de notre temps, c’est-à-dire ceux qui sont causés par leur élaboration. Si je veux être fidèle à Lacan, ce n’est pas forcément en répétant Lacan. Lacan ce n’est pas le fondateur d’une religion, mais le fondateur d’une façon de penser et des mécanismes généraux de la pensée, c’est-à-dire de notre rapport au langage. Donc, compte tenu de l’enseignement de Lacan, comment je juge aujourd’hui la fin de l’analyse?

Quand Freud pose la question en termes de fini et infini, à l’esprit de chacun surgit aussitôt la dimension mathématique. Parce que les concepts de fini et infini viennent de la mathématique. Le fini ça veut dire qu’il y a une limite, une frontière et que, au-delà, il y a ce que Lacan appelle le Réel. C’est-à-dire ce que le Begriff, le concept ne peut pas épuiser, c’est-à-dire que la propriété du langage c’est de mettre en place un Réel que le langage lui-même ne peut pas couvrir, épuiser, faire un cercle fermé. C’est là un système absolument homogène avec toutes les écritures formelles puisque la logique est arrivée à la même conclusion : dans un système il y a au moins une question à laquelle le système ne peut pas répondre – c’est le théorème de Gödel – la logique invoque une métalogique, c’est-à-dire le système qui, lui, pourra répondre à la question laissée ouverte par l’écriture précédente. Mais cette métalogique a elle-même une question à laquelle dans sa propre écriture elle ne peut pas répondre, donc il n’y a jamais de dernier mot. Lorsqu’il y avait des discussions Lacan ne cherchait jamais le dernier mot, il ne cherchait jamais à avoir… on appelle ça: “avoir raison”. “C’est moi qui a raison!” – ça veut dire: “c’est moi qui ai le dernier mot”.

Vous avez chacun eu de nombreuses discussions au nom de la raison. Pourquoi est-ce qu’on n’arrive jamais à conclure sur une raison commune? Pourquoi chacun a la sienne et pourquoi est-ce que l’on engage dans cette discussion tout son poids, toute son existence, qu’on peut absolument pas renoncer à sa raison? Vous voyez que ce que l’on appelle “la raison” a toujours rapport avec ce qui chez chacun est son fantasme. Autrement dit, personne ne peut renoncer à sa propre jouissance. Est-ce que dans une fin de cure un sujet peut renoncer à sa propre jouissance? Est-ce que c’est le but de la cure? Et si sa propre jouissance est perverse, est-ce qu’il peut renoncer à sa perversion? Pourquoi il y a identification au symptôme? Le symptôme ce n’est jamais que la modalité de sa propre jouissance. Le symptôme donne le sentiment que, grâce à lui, j’existe.

Une histoire banale. Une patiente, une jeune femme, dont toute la symptomatologie tient à une histoire très simple, élémentaire: une sœur aînée qui est l’aimée et la préférée du père. Et elle-même… comme si, soit on ne la voyait pas, soit on dénonce sans cesse ses insuffisances, sa bêtise, sa laideur etc. etc. Toute sa vie elle va reproduire ce symptôme dans tout son travail, ses relations sociales, ses relations amoureuses: identification à son symptôme parce que c’est pour elle la façon d’exister. Est-ce que la cure peut parvenir à la faire exister autrement? C’est une question à laquelle les psychanalystes ne répondent pas facilement, mais c’est une question qui mérite d’être posée. Est-ce que ce qui est rencontré avec ce problème c’est la limite de sa cure, la limite de l’analyse? Ou est-ce qu’il y a une possibilité de lui donner accès à une loi générale qui lui fasse valoir – on va s’exprimer de façon imagée – que c’est un faux-trou, c’est-à-dire que c’est un trou qui lui permet de vivre mais que le langage lui donne la possibilité, lui donne l’offre d’avoir d’autres rapports avec le Réel qui fait trou? Le fini c’est également ce qui donne au langage son sens habituellement sexuel, habituellement. Parce qu’il y a un fini dont on parle rarement c’est le fini traumatique, le traumatisme peut introduire pour un sujet donné une dimension de fini et qui fait que ce traumatisme devient la source d’un automatisme de répétition. Comme pour ma patiente. Ce fini c’est ce qui a été appelé dans notre culture “le roc de la castration”. C’est ce fini qui fait que Freud déchiffre la libido comme étant le signifié de la parole. Il y a du fini et donc un Réel et ce Réel est habité par le sens sexuel, dit Freud. Il est habité par le sens sexuel en tant qu’il y a un Nom-du-Père. C’est le Nom-du-Père qui donne son sens sexuel au Réel. Et cette fameuse histoire d’Oedipe, il faudrait savoir si elle est dirigée contre le père qui est au foyer ou contre le père qui est l’instance Une présente dans le Réel et en tant que c’est cette instance Une qui est le support du signifié sexuel. Parce que le père au foyer n’est que le représentant de cette autorité au-moins-Une dans le Réel (et qui introduit dans la vie domestique ce signifié sexuel caché). Et qui, comme tout signifié sexuel, implique une privation de l’objet cause du fantasme. On est toujours là dans la dimension du fini.

Mais cet objet cause du fantasme relève d’un ordre qui par lui-même est infini. La dimension du grand Autre: si on la représente, par exemple, par la suite des nombres réels, c’est une suite infinie. C’est la suite des nombres qui est entre 0 et 1. Entre 0 et 1 il y a une suite des nombres “0,” et – après la virgule – toute la série que vous voulez. Je peux écrire 0,999999….. autant que vous voudrez, je n’arriverai jamais – en partant du 0 – à rejoindre le 1. Il y aura toujours quelque chose qui va manquer pour arriver à faire 1. Je me sers de ce support mathématique pour l’imager. Ce qui va toujours manquer va donc être un objet réel (puisque c’est un chiffre qui manque) et qui est en même temps un pur manque – ce pour répondre à votre question toute à l’heure au sujet de la lettre, c’est-à-dire de quelle manière la lettre est un support réel et cependant un pur manque1. Puisque ce qui manque dans le grand Autre ce n’est pas le dernier mot, mais c’est la lettre qui viendrait donner son sens à l’ensemble inscrit dans le grand Autre. Je vous ai dit tout à l’heure que quand le patient vient voir l’analyste, il vient consulter un lieu où il n’y a pas de dernier mot, il n’y a pas de dernière lettre. Dès lors dans la pratique de la cure la question est la suivante: jusqu’où veut aller l’analysant et qu’est-ce que l’analyste lui-même veut et peut supporter? Parce que l’analyste il peut aussi parfois – comment dirais-je? – être sensible à la police de la pensée et que la jouissance doit être conforme aux règles sociales, ou il peut estimer que la jouissance n’est bonne que dans certaines conditions et pas dans d’autres. Est-ce que Lacan restait complètement neutre? Non. C’est ça qui était étrange. Et pour l’analysant chez lui il était très curieux d’essayer de repérer ce qui chez lui était indication d’une limite. Je ne crois pas qu’il y ait encore d’article ou d’étude sur ce qu’il pensait être le type de recommandation qu’il donnait ou pas.

Les deux grandes valeurs sociales sont connues depuis toujours, depuis l’Antiquité: les honneurs et l’argent. On n’a encore rien inventé d’autre. Est-ce que dans le champ de la psychanalyse on va recommander au patient ces grandes valeurs sociales qui sont les honneurs et l’argent, ou l’argent ou les deux (c’est mieux les deux!). L’une ou l’un d’entre vous a cité ce qu’écrivait Freud à Jung (c’est vous Johanna?): c’est que c’étaient des valeurs qui ne l’intéressaient pas. Mais alors, si on veut guérir quelqu’un, qu’est-ce qu’on va lui recommander comme valeur? Qu’est ce que la psychanalyse introduit? Est-ce qu’elle a introduit de nouvelles valeurs? Mais oui, c’est ça qui est drôle. Il ne faut pas trop le dire, mais oui, elle en a introduit.

Vous ne vous êtes pas servi pour parler de la fin de l’analyse des quatre discours. Vous savez cette écriture de Lacan du discours psychanalytique c’est d’une audace qui n’a aucun précédent dans la culture. Si, c’est vrai, c’est extraordinaire. Qu’est-ce que c’est le discours psychanalytique? Il ne vous dit pas que c’est un discours qui est mieux que le discours du Maître ou du discours scientifique ou du discours Hystérique. Vous savez ce que c’est un discours. Ça veut dire que, lorsque nous parlons, il n’est possible d’établir un lien entre nous qu’à la condition de mettre en œuvre l’un de ces discours, que c’est ce discours qui fait le lien social. Pourquoi les gens tiennent ensemble? C’est une énigme. Pourquoi elles vont se chercher les unes les autres? Eh bien, leur rencontre passe forcément par l’un de ces discours. Et ce qu’affirme Lacan c’est que la psychanalyse c’est une invention qui est la reconnaissance de ce qui est déjà un effet présent dans la langue, dans la parole et que c’est Freud qui a découvert cet effet qui est un effet de langage. Quand vous parlez, quel est le référent dont s’autorise votre parole? C’est toujours le Un, un Un. Ça peut être celui du discours du Maître, ça peut être celui du discours du savoir, ça peut être celui du discours Hystérique. Une hystérique se réfère toujours au Un, qu’elle doit faire apparaître enfin, exister – c’est toujours le Messie, le Sauveur qu’elle doit faire apparaître au monde, le grand Guérisseur – de telle sort que dans le discours il y a toujours une place qui est la place du Maître à laquelle se réfère tout locuteur. Et bien, ce qui est mis en place par le langage c’est que ce qui peut venir à cette place installée par le Maître c’est cet objet qui est l’objet de rebut, ce que le discours du Maître implique comme rejet, ce à quoi il refuse la Bejahung, il dit “Non!, pas ça”.

Dans les discours cet objet peut venir à la place du Maître et commander la parole du sujet, du locuteur et cet objet c’est celui-là même de son fantasme, de ce qui fait le fantasme du sujet. Le discours psychanalytique c’est d’accepter pour le praticien d’occuper cette fonction de représenter cet objet et de telle sorte que le transfert puisse passer de cet au-moins-Un inaugural à la reconnaissance de cet objet qui commande son désir et qui est l’objet petit a. Mais, dit Lacan, la résistance elle est chez le psychanalyste parce qu’il ne veut pas déchoir, c’est-à-dire permettre au sujet de reconnaître que ce qui le commande ce n’est rien d’autre que cet objet de son fantasme, ce déchet. Est-ce que quelqu’un dans la culture a jamais osé mettre cela en évidence, en relief ? Avec quelles conséquences?

Dans le cas du discours psychanalytique, ce qui était initialement le fini et qui donne la certitude du concept (parce que, une fois que le monde est tranché, il n’y a aucun obstacle à ce que le concept puisse parfaitement rendre compte du Réel auquel j’ai affaire, j’entre dans le domaine de la certitude. “Moi, je sais comment traiter le Réel. Mes concepts sont les maîtres du Réel”: c’est ça le discours du Maître), ce qui était le Maître se révèle que ce n’est pas un signifiant, ce n’est pas le concept, c’est le pur élément littéral en tant qu’il manque au champ de l’Autre pour venir donner le sens ultime qui répondrait à ma question. Et ce qui me commande est un pur trou.

Et c’est là que s’ouvre la dimension heureuse de l’infini. Ce que Lacan appelle lalangue en un seul mot. Pourquoi lalangue écrite en un seul mot? Ça vous montre que le concept ne vient pas d’une coupure imposée par un Maître, mais que sa coupure elle est aléatoire dans la chaîne sonore et qu’elle est commandée avant tout par la question de la jouissance qui est ce à quoi le grand Autre ne peut pas donner le dernier mot.

Tout à l’heure F. Gambini demandait pourquoi ce ne serait pas par hasard: eh bien, l’affirmation là-dessus de Lacan c’était que la nomination, c’est-à-dire la détermination des concepts qui dans le Pentateuque est dite avoir été faite par Adam, le premier homme – après tout, dans le mythe religieux pourquoi est-ce que ce n’est pas Dieu qui a procédé à la nomination? Non, c’est Adam! – et Lacan dit quelque chose que vous ne comprenez pas, il dit Adam (ou plutôt Adame). Pourquoi Adam? Parce qu’il est au lieu du grand Autre, ce qui fait que le concept est déjà habité par cette question de la jouissance qui est la grande question que le sujet pose au grand Autre et que le concept que le sujet établit est déjà construit à partir de cette question qu’il pose au grand Autre. Alors, Lacan dit: chaque langue a son intelligence propre et quand vous faites une traduction vous perdez cette intelligence propre à la langue.

Quand vous posiez la question, Gambini: “Pourquoi pas par hasard?” je pensais à un mot de la langue française et vous allez me permettre la grossièreté sur laquelle je veux attirer votre attention. Il y a un mot français, c’est peut-être le même mot en italien: “concupiscence”. En français: vous avez “con”, vous avez “cu-“, vous avez “pisse” et heureusement à la fin vous avez la “science”! C’est un hasard. Mais, quand vous écoutez vos patients, vous voyez très bien qu’il n’y a pas ce hasard et que dans les concepts que votre patient va choisir il y aura ce qui est la vérité subjective du patient, vous allez l’entendre. Est-ce que l’accès à l’analyse infinie (c’est-à-dire le fait que il faut une limite, mais que c’est grâce à cette limite que la dimension de l’infini va véhiculer l’interrogation sur le “Che vuoi?”), est-ce que c’est thérapeutique? Lacan a varié là-dessus. Il n’avait pas la vérité devant lui et puis il allait comme ça la fournir à ses élèves et il a évolué. Quand il a fait l’opération de la passe, il optait pour l’analyse en tant qu’infinie, c’est-à-dire le sujet reconnaît que l’objet de son fantasme n’est pas la réponse dernière venue de l’ordre du monde, que c’était sa réponse singulière, mais que ce n’était pas une réponse universelle et que ce n’était pas le dernier mot. Et puis il a reconnu: il y a l’échec de la passe.

Je ne vous raconte pas toutes les péripéties que l’installation de ce jury de la passe a causé. [remuement dans la salle] Je ne vous ai pas raconté? Ah, c’est un film que vous avez manqué…

C’était en octobre 1967. Ça se passait à l’hôpital Sainte-Anne. Et c’est amusant car habituellement la seule grande salle disponible à Sainte-Anne c’était la chapelle, mais à ce moment-là la chapelle était en travaux, alors la réunion a eu lieu dans les souterrains du Sainte-Anne – vous voyez que le destin nous était favorable – et Lacan a lu sa Proposition du 9 octobre 1967 sur la passe. Il y avait là tout l’état-major de l’Ecole Freudienne, c’est-à-dire un rassemblement d’egos – qui étaient des gens respectables et honorables, des gens intelligents. Et puis il y avait des élèves, il y avait Lucien Israël et quand Lacan a lu sa Proposition de la part des brillants élèves ça a été la bronca.2 Ça a été la révolte, y compris de la part de notre cher ami – car j’ai beaucoup aimé ce garçon – Lucien Israël et ça a été la source de la scission future. Et je me souviens d’une insulte d’un brillant garçon qui s’appelait Guy Rosolato, qui lui a dit: “En somme, maintenant, le psychanalyste va être le berger du dés-être!” Parce que chez Heidegger, le rôle du philosophe est d’être le berger de l’être. Le berger du dés-être! Ce n’est pas gai ça, parce que le troupeau n’est pas très peuplé, la fortune du berger c’est d’avoir un grand troupeau…

Et puis il se trouve que j’ai été élu au jury de la passe – c’était un accident, je vous assure – et donc j’ai assisté au fonctionnement de ce jury et tout de suite je n’ai pas été satisfait parce que la façon d’apprécier les candidats restait très incertaine. D’abord il y avait des candidats qui avaient une position sociale dans l’École et que l’on ne pouvait pas refuser, il y avait ceux qui avaient leurs élèves et qu’il fallait absolument nommer et la plus grande confusion régnait dans les esprits. C’est-à-dire la question que vous avez soulevée au cours de la matinée: “Qu’est-ce que c’est une fin d’analyse?” était tout à fait incertaine pour l’élite qui était là rassemblée, alors que le candidat à la passe s’ouvrait entièrement, il racontait son histoire avec une sincérité, une authenticité remarquables et les juges étaient là complètement à leurs petites affaires – sociales, personnelles etc. Et Lacan ne disait rien. Il ne faut pas croire que Lacan parlait dans ce genre de réunions…

J. JERKOV: Pour Lacan la passe concernait uniquement ceux qui croient avoir terminé leur propre analyse. Pas tout le monde, donc, même si nous savons très bien qu’au début de la passe les gens concernés n’étaient pas exclusivement ceux qui venaient d’accomplir leur parcours analytique. Aujourd’hui les candidats, est-ce qu’il s’agit de gens qui viennent d’accomplir une analyse ou pas?

Ch. MELMAN: En général ils viennent d’accomplir une analyse.

A. MELE: Est-ce qu’on peut aussi faire la passe pendant sa propre analyse?

Ch. MELMAN. Théoriquement la passe c’est le moment où l’analysant estime qu’il est au bout de son parcours.

J. VENNEMANN: Il est arrivé à Israël, dans un de ses séminaires, d’appeler la passe un symptôme de Lacan.

CH. MELMAN: C’est vrai, ce n’est pas idiot. Un symptôme de Lacan parce que Lacan ne voulait pas s’arrêter au bon sens du confort quotidien. Est-ce que le confort quotidien fait mon bonheur et la finalité ultime de mon existence? On peut répondre: “Oui. Moi ce que je veux c’est mon confort, mes petites habitudes, mes satisfactions sexuelles. Et que l’on ne vienne pas m’embêter. Du moment que j’ai trouvé mon confort, tout va bien”. Sa philosophie ce n’était pas celle-là. Il ne faisait pas rentrer la psychanalyse dans le champ de l’utilitarisme – une doctrine qui estime que au fond rien ne vaut qui ne soit pas utile. Ce n’était pas sa doctrine. Alors là aussi il faut essayer dire pourquoi.

J. VENNEMANN: L’utile et la jouissance, ça ne va pas ensemble

CH. MELMAN: Ça ne va pas ensemble… On peut vivre dans l’utile, comme vous le savez, Johanna. Les cultures de l’utile et de l’outil du même coup… Est-ce que ça sert la jouissance (puisque l’outil sert). Est-ce que ça sert ou dessert? Je n’ai pas dit que ce soit un dessert. Est-ce que ça dessert? Tout ça ce sont des questions qui ont été ouvertes grâce à lui. Quand je travaillais avec lui, je ne percevais pas toute la dimension de ce qu’il apportait. Et lui il le savait. Lui il couvrait un champ considérable qui n’était pas seulement mathématique, littéraire, philosophique, scientifique… Ses élèves avaient des champs de spécialisation souvent beaucoup… très étroits. Lacan le savait, mais il ne s’en plaignait pas. C’est la réalité. Ça fait partie de la façon dont notre enseignement est fait. Notre enseignement n’a jamais cherché à nous rendre intelligents. Est-ce que quelqu’un parmi vous a été rendu intelligent par cet enseignement?

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