De la passe
1992

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SAFOUAN Moustapha
Séminaire d'hiver
La passe

Si je dois m’expliquer sur la raison de l’échec de la passe, celle qui s’est déroulée à l’Ecole freudienne, je dirais d’après mon expérience personnelle que cette raison réside dans la métaphore de la révélation. Métaphore obligée puisque la passe a été, en effet, introduite dans une référence patente, au “voile opaque” que les didacticiens ont jeté sur la fin de l’analyse didactique. Cependant, un peu de réflexion aurait dû nous montrer que, derrière ce voile, il n’y avait rien d’autre que l’ignorance de ceux qui l’ont jeté. Mais nous avons été joué par les mots, et nous nous sommes mis dans la position de ceux qui vont assister à la levée du voile. Quand je dis nous, il faut le prendre comme un renvoi à la première personne. Si je n’emploie pas le pronom approprié pour cela, c’est qu’il s’agit d’un constat plus libératoire qu’accablant. Nous nous sommes mis, donc, dans la position de ceux qui attendent la levée du voile, et, bien sûr, rien ne s’est levé puisque, par mégarde, nous avons oublié que la question de la fin de l’analyse était déjà résolue. En effet, la fin de l’analyse a été cernée, on ne peut plus nettement, par Freud lui-même sous la forme de l’impasse que l’on sait. Ce qui fait de Lacan le continuateur le plus authentique de Freud, et ici je ne vois aucune raison d’opposer transmission et invention (il est fort possible qu’on ne puisse transmettre la psychanalyse qu’à la condition de l’inventer), c’est qu’au lieu de s’égarer dans la quête des critères, aussi respectables soient-ils, de la fin de l’analyse (levée de l’amnésie infantile, disparition des symptômes et des inhibitions initiales, accès à un bien-être relatif, adaptation à la réalité, identification à l’analyste), Lacan a trouvé dans l’impasse elle-même le point d’Archimède lui permettant de soulever le roc. Ce point d’Archimède était une hypothèse, c’est-à-dire comme toute hypothèse une intuition (qui ne se mesure ici qu’à la lumière de ses conséquences), visant à démontrer que ce qui est en jeu dans l’impasse, cet objet qui apparaît à la fin de l’analyse comme pôle de crainte chez l’homme et de revendication chez la femme, n’était pas la ” queue ” de Freud mais une toute autre chose ; une image qui se déploie à ciel ouvert dans toutes les civilisations, tant du vieux que du nouveau monde, avant que la nôtre ne l’oblige à se réfugier dans le comique ou dans nos perversions polymorphes, l’image phallique : Phallus erect ou phallus dressé vers le ciel, appel ou défi, on ne sait, arme cachée et tenue en réserve ; gardien des lieux profanes et sacrés, des maisons et des champs aussi bien que des temples et des sanctuaires ; fascinus dont s’altère le mauvais oeil aussi bien que contre-charme ; racine cachée de l’identité puisqu’on ne la porte, dans les fêtes de Dyonisos, qu’à la condition d’effacer son identité bourgeoise, c’est-à-dire à la condition de porter un masque ; indifférent au sexe puisque les filles, dans le culte d’Arthémis, en une parure ; symbole de la procréation et de la fécondité, de l’intégrité corporelle et qui ne se révèle qu’à la fin des mystères, et encore sous un voile comme pour souligner son caractère non spéculaire. Cela non sans raison car cette image qui polarise le narcissisme collectif (où il confine au sacré) comme le narcissisme individuel, (où il fait plutôt rire), ne se déploie qu’à l’intérieur d’une quête qui se motive de son inscription ailleurs, comme marque éternisée à jamais irréductible à l’image propre. A partir de cela, on conçoit comment arriver à une conception générale du désir comme manque qui ne saurait se satisfaire d’aucune réponse à la demande, et qu’aucun don ne saurait combler sinon comme signe d’amour. De fait, grâce à une méditation sur la fonction de la parole (méditation dont va payer les frais l’inter-subjectivité, c’est-à-dire la subordination de la fonction de cette parole à la communication), Lacan va, coup sur coup, repérer la place du désir comme étant celle de l’indicible et, de là, il va aussitôt le situer dans l’intervalle où il s’articule comme inscription d’une complétude dont pâtit le corps propre et qui, du fait de son inscription dans ce lieu de l’intervalle se dérobe à toute articulation de la demande, qu’elle soit demande d’amour ou appel d’un besoin. La prise en considération de ce manque dans sa relation avec l’image du semblable, et la réalisation de ceci que c’est précisément de ce manque que l’image du semblable reçoit son caractère idéalisé, vont amener Lacan à une première théorie de la fin de l’analyse : l’analyse serait une opération qui amène l’analysant à voir le point d’où il se voyait (cf ” Remarques sur le rapport de D. Lagache “). A partir de là, se pose, pour la première fois, la question de ce que doit être le désir de l’analyste pour qu’il soit à même de conduire cette opération. La réponse est dans le séminaire sur le transfert : l’agalma n’était pas la ” queue ” de Socrate, comme le croyait et voulait le faire croire Alcibiade, c’était Alcibiade lui-même ou la beauté qu’il prétendait offrir à Socrate. D’où une première définition du désir de l’analyste comme désir affirmé par la récusation de se mettre à la place du manque, c’est-à-dire à la place de cela même qui ne se laisse pas réduire à l’image du corps propre, et qui apparaît, à la fin du séminaire, comme la structure qui échappe à son englobement dans la nappe humide de la libido. Il en résulte une asymétrie entre les deux désirs de l’analyste et de l’analysant. Asymétrie qui pose la question du rapport du manque au manque. C’est la question à laquelle Lacan répond en introduisant les deux notions de l’aliénation et de la séparation.

Selon cette vue, le manque chez l’analysant, sert d’interprétant du manque de l’autre ; plus que l’autre, le sujet aime l’agalma dont il fait de l’analyste le dépositaire tout en étant lui-même cet agalma puisqu’il est clair que le sujet ne saurait s’oublier ici (par définition, non pas inter-subjectivement mais intra-subjectivement, l’amour, étant la demande d’amour). D’où cette nouvelle définition de ce à quoi mène l’analyse : laisser le sujet découvrir ce en quoi consiste son ” agalmaéité “. La proposition du 9 octobre 1967 serait, pour une bonne part, une reprise quasi aphoristique (ou, si l’on préfère algébrique) de tout ce trajet, n’était ce fait que Lacan y ajoute cette notation qui ajoute à l’ensemble tout son poids, à savoir celle concernant le sujet supposé savoir comme la pièce centrale dans la perspective même de la subjectivité. L’analyste classique procède comme quelqu’un qui sait la signification du vrai désir, du désir archaïque et infantile, et qui remet cette signification à la disposition du moi ou de l’autre ou du petit autre et qui espère par cette restitution renforcer le moi en le rendant maître de ladite signification, pour ne pas dire de son ça. Autrement dit, l’analyste classique procède comme le roi fou qui se prend pour le trône, ce qui est tout de même différent, puisque le roi passe et que le trône reste. Le trône est la pièce centrale dans un régime monarchique. Or le sujet supposé savoir est, si je pense dire, le trône de la subjectivité. Pourquoi ? Parce que la formule selon laquelle le désir de l’un est le désir de l’autre a complètement changé de sens avec Lacan. Chez Hegel, cela renvoie à l’objet vu et dont la vision, que ce soit une tablette de chocolat ou la ville de Naples, me déprime ou m’exalte selon le cas, mais de toute façon, me jette dans la rivalité ou dans le drame de la jalousie. Chez Lacan, le sujet n’est pas né avec une tendance qui l’orienterait vers un objet spéculaire donné ; son désir ne peut être qu’une question sur le désir, sur le désir de l’analyste en l’occurence. Du même coup une supposition de savoir est impliquée dans l’attente même de la réponse, même si son expérience de l’Autre comme barré, amène le sujet par ailleurs à se servir de son manque comme interprétant du manque de l’autre.

Le sujet supposé savoir est au principe même de la mise en place du désir et c’est avec cela qu’il s’agit de rompre. Je fais ce rappel pour poser la question suivante : si l’on a une bonne idée de la fin de l’analyse, pourquoi la passe ? La réponse est que l’ignorance simple dont nous sommes partis avec les didacticiens classiques est devenue maintenant une ignorance instruite en cela que le moment de la fin de l’analyse est à concevoir, comme le dit Pierre Bastin, comme un ensemble d’éléments. On peut en énumérer un certain nombre : le repérage de l’image du corps propre comme piège du désir de l’analyste ; la découverte de la généalogie historique ou dramatique de l’agalma, de l’objet perdu ; l’extraction de la pulsion de son noyautage dans les plis du narcissisme ; la perception de la limite du don, c’est-à-dire la perception que le phallus ne se donne que par métaphore ou plutôt par fausse analogie ; la perte de l’alibi que le désir trouve dans le désir de l’autre ; la réalisation que le sujet supposé savoir ne se motive que de la structuration même de la subjectivité. Parmi ces éléments, on trouve aussi la déprise de cette subjectivité, de ce qui s’énonce sous la rubrique de la singularité, pour laisser la place à ce que Melman appelle une ” désubjectivitation “, c’est-à-dire à une subjectivité comme une autre. Cette remarque de Melman me donne envie de vous citer ce fragment d’Héraclite : ” Il faut donc suivre ce qui est commun, c’est-à-dire ce qui est universel, car le verbe universel est commun à tous. Or bien que ce verbe soit commun à tous, la plupart vivent comme s’ils possédaient en propre une pensée particulière “.

De cette énumération, il découle que l’ignorance instruite ou docte dans laquelle nous nous trouvons à la fin, est une ignorance qui se formule en des questions très précises : quelle est la propriété qui fait de ces éléments, les éléments d’un même ensemble ? Si nous répondons que cette propriété tient dans le fait que ces éléments ressortissent à un savoir de l’inconscient, une question se pose : un savoir qui était ou qui n’était pas ? Qui était à venir ? Quel est le statut dans l’être de ce qui était à venir sans avoir été ? Quelle est la temporalité qui est impliquée dans cet avènement de l’avenir ? Y a-t-il un lien logique entre ces éléments ? Si nous répondons de manière affirmative, et si ce lien réside dans la certitude de la jouissance, comme étant ce qu’il y a au fond du désir, une autre question se pose : ce lien logique impose-t-il aux dits éléments un ordre invariable dans le déroulement diachronique, c’est-à-dire dans la cure ? Si l’on répond négativement, une question se pose : de quoi dépend la variabilité ? Est-elle due au hasard des interprétations en tant que l’analyste préfère faire entendre tel signifiant du matériel plutôt que tel autre ? Dépend-elle de l’histoire ? De la constellation familiale ? Il ne fait aucun doute que la réponse à ces questions ne manquera pas d’éclairer le procès même de l’analyse, car lorsqu’on dit que tel moment de l’analyse présente un pas franchi, un progrès, à quoi cela rime-t-il si l’on a pas une idée de ce vers quoi tend l’analyse ? Par exemple, si un sujet finit par entendre la signification de telle métaphore qui insiste dans son discours, une métaphore folklorique ou de son invention, on dit que quelque chose est arrivé dans l’analyse. Pour quelle raison ? Parce que cela va dans le sens de la rupture de son identification avec la figure qui se profile dans la métaphore. Mais il se peut qu’il y ait là un pas qu’il ne franchira jamais : parce que la traversée du fantasme est une chose, autre chose la saisie du sens d’une métaphore qui fait rire. Si l’on parle donc d’un progrès, c’est par référence à un point dont il n’est pas sûr que le sujet y arrivera. Autre exemple : quand un sujet est prêt de s’apercevoir de la signification de tel souvenir archaïque de son existence en tant qu’il résonne comme une menace de l’inconscient, on y accorde de l’importance. Pourquoi ? Parce que cela va dans le sens de perdre l’alibi qu’il trouvait, jusque là, dans le désir de l’Autre, c’est-à-dire de la femme1. Il n’est pas sûr que le sujet accepte de franchir ce pas. N’empêche que c’est par rapport à ce point que l’on peut donner un sens au ” progrès ” de l’analyse, etc. Il reste que si le but de la passe était l’éclairage du moment de la fin de l’analyse (même considérée comme un ensemble d’éléments), on ne voit pas pourquoi on objecterait, à la description de cette passe, comme une passe 2, retour sur une passe 1, ayant la valeur d’un simple témoignage qui confirme, ou infirme, ce que nous savons déjà. En fait, cette façon d’envisager la passe oublie qu’à la fin de l’analyse, au moment de la séparation intra-subjective d’avec le sujet supposé savoir, une option a lieu qui se distingue de toute option antérieure comme étant débarassée de l’idée de “prendre ta place” ou “prendre la place d’un autre”. C’est une option faite en dehors de la perspective comparative : une option sans levée de l’option. Dans cette option, l’analyste ne s’autorise que de lui-même, mais, que signifie ici ” lui-même ” ?

On peut ici faire la démarcation entre ce que nous savons déjà et qui laisse surgir des questions précises comme celles énumérées précédemment et ce que nous sommes en droit d’attendre de neuf. En effet, toute demande d’analyse se motive d’un désir de savoir la structure du désir. Néanmoins, le désir de savoir la structure du désir se module dans l’inconscient de façon très différente chez chacun. Par exemple, le désir de savoir la structure du désir peut prendre la forme d’une question concernant la signification de la paternité ; question qui peut se poser, pour le sujet, avec d’autant plus d’acuité que son propre père lui avait paru, à l’aube de la vie, comme étant aussi le père de sa mère (nous savons que c’était le cas pour le père de la psychanalyse). On peut dire que l’analyse renseigne toujours chacun un tant soit peu sur les raisons personnelles qui l’ont amené à l’analyse. Mais ce ne sont pas ces mêmes raisons qui déterminent l’option advenant à la fin. Quelles sont les raisons de cette option ? L’analyste n’en a pas la moindre idée. En effet, que sait l’analyste à la fin de l’analyse, à part les signifiants de l’inconscient de l’analysant qui lui étaient déjà restitués ? Quant à l’analysant, il ne saurait dire non plus quelles sont ces raisons puisque la place du désir est toujours celle de l’indicible. Cela n’empêche pas que cette ” inarticulable ” du désir inconscient n’est pas ” l’ineffable “, mais peut tout de même, se signifier dans des conditions appropriées qui sont celles, précisément, de la passe introduite par Lacan.

Cela peut se signifier entre les lignes d’un témoignage concernant, non pas l’analyse, mais le rapport du sujet à cette analyse, maintenant passée. Cela peut se signifier dans l’interligne d’un témoignage concernant ses rapports avec autre chose que la psychanalyse, par exemple, avec la nature, l’art, le travail, tout ce qui résulte de la sublimation ou encore, ses rapports avec les semblables, conjoint ou enfant y compris. Il est certain que la pulsion parentale ne reste pas la même qu’auparavant, et il en est de même concernant le rapport du sujet avec ses propres besoins ou avec les besoins d’autrui. On sait qu’il est des gens que l’on n’arrache jamais à la perspective de faire le bien. Le besoin d’autrui est le repère de leur existence. Il est impossible de leur ôter cela. N’oublions pas non plus le rapport aux idéologies politiques, aux institutions, notamment la famille, et celle dont le passant fait partie : l’institution psychanalytique.

Or, ce qui a eu lieu à l’Ecole Freudienne est que l’impact du désir partagé d’en savoir plus sur la fin de l’analyse a fait que la grande majorité des témoignages se réduisaient à des récits d’analyse ou de fin d’analyse. Du côté des membres du jury d’agrément, les plus attentifs étaient soucieux de discerner la manière dont le passage à l’analyse s’articulait au déroulement de l’analyse. Nous avons appris beaucoup à ce sujet, et plus précisément que le passage au fauteuil s’effectue souvent à la manière d’un “acting out”. Cela n’enlève rien à la qualité du passant car on ne voit pas pourquoi ni comment un analysant (la plupart de ceux qui se présentaient à la passe étaient en cours d’analyse) qui, par exemple, vient de perdre l’alibi qu’il trouvait dans telle position régressive, ou dans l’assimilation du désir de l’Autre à la demande (sans pour autant avoir rompu avec le désir de jouir de sa castration) ne prendrait pas appui sur une démarche sous-tendue par une identification à l’idéal du moi, pour ne pas dire une identification au père. Pourquoi lui refuser l’agrément, si l’on avait toute raison de penser que c’était, de sa part, le détour obligé pour qu’advienne au jour de l’analyse ce dont il s’agit. Tout au plus, on conseillerait que le dit agrément lui soit transmis pour ce qu’il est, à savoir comme un acte de confiance. Le même cas de figure pour une analysante qui vient de perdre l’appui qu’elle trouvait jusque là dans un signifiant de l’amour maternel. Il s’agit aussi d’un ébranlement dont on ne peut contenir les effets, et on peut imaginer l’embarras de l’analyste qui sait qu’interdire “l’acting-out” n’est pas la meilleure façon de s’y prendre, ainsi que celui des membres du jury d’agrément. Si je devais me retrouver, un jour, dans la même situation, je donnerais les mêmes réponses. Il n’en reste pas moins que le centrage du témoignage autour de la fin de l’analyse ainsi que la subordination de la passe elle-même à l’anticipation de cette fin (comme si cette fin était un point de fuite et non pas un ensemble d’éléments) a fait que le désir de l’analyste, s’autorisant de lui-même, est resté une énigme. Ce désir, on peut le voir selon Claude Dumézil, comme un désir dissocié de la libido ordinaire, c’est-à-dire, si je l’ai bien compris, comme un désir dissocié de toute jouissance anticipée. Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

[…] Reprendre ou ne pas reprendre l’expérience de la passe, cela dépend de l’intérêt qu’on peut prendre à trouver la réponse à cette question, comme aux questions précédemment posées, celles qui procèdent d’une ignorance instruite. Ce qui est certain, c’est que la passe vient dans le droit fil d’une pratique guidée par les concepts et les signifiants lacaniens.

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