Le retour de Lacan à Freud a pris une direction précise, qui consistait à souligner tout ce qui dans l’œuvre du maître ressortit au registre symbolique ou ne saurait s’expliquer sans la référence à ce registre. Cette mise en relief du symbolique n’impliquait aucune dévaluation de l’imaginaire. Au contraire, une des particularités du vocabulaire de Lacan de cette époque était l’emploi du mot « image » à la place de « forme », au sens de Gestalt. La raison en était que, sous l’influence de la psychologie de la forme, certains éthologues, notamment Lorenz et Tinbergen, ont montré le rôle de premier plan que les formes jouent dans la détermination du comportement animal. Il suffisait d’un leurre, c’est-à-dire d’une forme vide, sans l’objet qui lui donne corps, pour déclencher le même comportement qui se manifesterait dans le cas où l’objet est présent. Je me rappelle comment, au cours de l’un de ses premiers séminaires, Lacan a tenu à montrer aux participants la photographie que Tinbergen met tout au début de son ouvrage, The Study of Instinct. On y voyait une épinoche se dressant hostilement sur sa tête face à… son image spéculaire. Il y avait là comme une séparation expérimentale de l’imaginaire et du réel. Mais, loin d’être un divorce, cette séparation équivalait au contraire à une démonstration de leur soudure. Il n’y a pas de perception qui ne soit médiatisée par l’imaginaire ; on ne peut pas parler d’une conscience qui serait la conscience d’un pur imaginaire, d’un côté, et d’une perception directement branchée sur le réel, de l’autre. C’est pour les avoir dissociées que Freud n’évite pas la contradiction qui le fait forger, pour expliquer le phénomène du rêve, le schéma que l’on sait dans le dernier chapitre de la Traumdeutung. schéma qui l’oblige à parler d’un mouvement régressif ou plutôt régrédient au cours de l’excitation pendant le sommeil, qui va vers le pôle perceptif de l’appareil psychique et non pas vers la motricité. A la place de ce schéma, Lacan en propose un autre qu’on peut appeler indifféremment, schéma du vase ou du bouquet renversé, selon qu’on désire inclure le bouquet réel dans l’image du vase, ou mettre dans le vase l’image du bouquet.
Il n’est pas sans intérêt pour notre propos de s’attarder un moment sur le commentaire que Lacan fait de ces deux schémas, celui de Freud et le sien. Il y a des passages où il parle de la contradiction où Freud serait tombé en raison de son schéma. L’erreur serait donc d’abord dans le schéma. De fait, qu’une erreur dans un schéma puisse conduire à une erreur de fond, cela se conçoit. Seulement comment serait-il possible qu’une erreur, voire une contradiction se glisse dans un schéma si elle n’était pas déjà là dans la théorie ou le discours auquel se réfère ce schéma ? Tout au plus peut-on dire que le schéma rend manifeste l’erreur dont la raison réside dans les prémisses théoriques qui président à sa construction. C’est effectivement ce que Lacan dit dans d’autres passages, ce qui nous permet de remettre sur le compte de l’ellipse ou, si l’on veut, de la métonymie, l’assignation au schéma de la raison de l’erreur. Pour ce qui est de son propre schéma, Lacan le décrit comme une « image de référence ». Tout en considérant que sa méthode est éminemment discursive, il estime que le recours à de telles images est une concession nécessaire à la faiblesse de notre nature animale, qui fait que nous avons besoin d’images. Selon cette vue, la valeur du schéma serait simplement celle d’un artifice pédagogique, qui nous aide, telle est notre faiblesse, à nous retrouver dans les méandres du discours. Mais Lacan ne manque pas non plus de souligner que l’image, une fois produite, peut nous permettre de considérer ce qu’elle représente sous des angles divers, qui ne viendraient pas à l’esprit autrement. L’image, donc, ne fait pas que représenter ce que nous savons déjà, mais constitue une méthode qui fait avancer positivement ce savoir. C’est ainsi que le schéma de Lacan nous permet de voir l’imaginaire et le réel comme pouvant s’inclure dans l’autre. De fait, nous pouvons considérer l’objet de la perception soit comme étant ce qu’on imagine à l’intérieur des formes réelles de la surface (c’est toujours une surface qu’on voit lorsqu’on casse une sphère ou un cube dont on veut voir l’intérieur), soit comme étant le réel qui donne corps à ces mêmes formes.
Mais alors, puisque imaginaire et réel sont si intimement liés, tant chez l’homme que chez l’animal, qu’est-ce qui soustrait la sexualité humaine à la finalité de la vie, qui est apparemment la reproduction, pour la livrer aux formes multiples de la perversion, où Freud a vu sa caractéristique essentielle ? Ce ne peut être qu’un effet de la différence spécifique de l’homme tout court, à savoir, le langage ou « la fonction symbolique ». Encore faut-il dire en quoi consiste cette fonction, quels sont ses rapports avec les deux autres registres et par quel chemin elle subvertit la relation au partenaire sexuel. Cet examen n’a pas grande valeur pour nous s’il ne tient pas compte du rôle que joue apparemment le symbolique tant dans le domaine de la clinique que dans celui de la pratique psychanalytique.
Du côté de la clinique, on n’a pas besoin d’insister sur la part du fantasme dans la vie du névrosé, tant il est vrai que c’est justement ce que l’analyse a découvert de plus frappant. Seulement, loin de conduire à une rupture avec le réel, le fantasme est justement ce qui lui donne une fenêtre sur ce réel. Partant, là où se produit cette rupture, dans la psychose, va-t-on invoquer l’absence de l’imaginaire ? Ce serait pour le moins curieux. Le problème paraît cependant abordable si l’on songe que, dans la psychose, c’est le symbolique qui prend poids de réel, réel qui se substantifie en quelque sorte dans les mots.
Pour ce qui est de la pratique, on sait l’importance chez Freud de la notion d’après coup et son extension sur le procès même de l’analyse comme reconstruction de l’histoire. Or, une détermination de l’avant par l’après, du passé par le présent, implique une reprise active du premier, qui n’est guère concevable en dehors du symbolique. Non moins décisif sur ce chapitre de la pratique analytique fut le fait que le peu d’efficacité de l’interprétation psychanalytique, conçue comme une restitution de la signification, avait amené certains analystes, notamment Ella Sharpe et Théodore Reik, à mettre l’accent sur les signifiants où s’articulent les significations, par exemple en reprenant une métaphore dont vient de se servir le patient. Par là, ils ont trouvé le biais de faire entendre au sujet ce qui dans son dire excédait ce qu’il pensait dire, au lieu de prétendre le lui révéler, opération qui comporte une lourde méconnaissance de la part de l’indicible dans tout avènement de la vérité, comme le démontre l’abolition du mot d’esprit en tant que parole vraie, où se lève un refoulement, si on le réduit crûment à sa seule signification. Sans savoir ce qu’ils faisaient, puisqu’il n’est pas jusqu’à la distinction entre le signifiant et le signifié qui leur était peu familière, ces analystes ont remplacé une pratique d’édification par une pratique de coupure, au sens d’une intervention qui rompt l’adhésion ou l’enchaînement du sujet à son fantasme. C’est cette pratique de coupure qui a trouvé sa théorisation rigoureuse chez Lacan, qui cita un jour le commentaire humoristique d’un ami : « Mais vous êtes pires que les juifs, vous vendez aux gens leurs propres paroles ! »
On voit en effet que la formule célèbre selon laquelle c’est de l’Autre que le sujet reçoit son propre message sous une forme inversée, trouve le domaine par excellence de son application dans le cadre de la relation entre l’analyste et l’« analysant », dont on peut dater la naissance du jour où le « patient » fut reconnu comme porteur du signifiant. Du coup une « intersubjectivité symbolique » se différencie de l’« intersubjectivité imaginaire ». A la structure dyadique de la seconde s’oppose celle, triangulaire, de la première, le signifiant imposant ses propres lois à chacun des deux partenaires. L’Autre (avec grand A) ne se réduit pas à la transparence du semblable, livré aux illuminations de l’empathie, mais s’apparente à celui dont fait état la théorie du jeu, inconnu, oui, mais non moins soumis à un nombre calculable de choix.
Bref, loin d’être une two-body psychology, l’expérience psychanalytique requiert une représentation à quatre termes, deux aux extrémités de la ligne de la relation imaginaire, à savoir le Moi défini par l’image spéculaire et le « petit autre » comme image du semblable, et deux aux extrémités de la ligne de la relation symbolique, à savoir le sujet en tant qu’il parle et l’Autre comme lieu de la parole et du langage. Avec ces deux lignes qui se croisent dans le schéma dit « schéma L », on peut dire que Lacan a mis dans le domaine de la psychanalyse un ordre comparable à celui que Ptolémée a introduit dans le domaine de la cartographie en couvrant la surface de la terre avec ses lignes de latitude et de longitude. Si on ne limite pas le terme de « graphe » aux seules structures numériques, pour l’étendre à toute figuration d’un ensemble et d’une correspondance sur cet ensemble, on peut considérer que ce schéma constitue déjà un graphe.
Quant à la notion d’une loi propre au symbolique, c’est-à-dire opérante même là où il n’y a que hasard au niveau du réel, on peut dire que Lacan l’a démontrée grâce au graphe construit au cours de son séminaire sur La lettre volée. Puisqu’il y suffit de partir de deux signes, + -, symbolisant les deux réponses possibles dans un jeu de pair ou d’impair, pour dégager des lois de succession qui se soutiennent d’une mémoire inhérente à la série, voire une syntaxe de fer qui ne dit pas ce qui est correct et ce qui ne l’est pas, mais trace des possibilités de liaison aussi bien que des exclusions.
Que si on se penche sur l’histoire de Poe où cette détermination symbolique trouve son application exemplaire, une autre notion se dégage, dont on ne saurait exagérer l’importance pour la pratique de l’analyse. En effet, on peut dire avec Lacan que, pour chacun des protagonistes de cette histoire, la lettre est son inconscient, en ce sens que c’est précisément dans le signifiant de la lettre que nous repérons le sujet au niveau de l’inconscient. Que serait le ministre en dehors du pouvoir qu’il pense détenir avec la lettre qui, d’être cachée, n’affirme que mieux ce qui s’y occulte comme vérité ? Pouvoir qu’il n’a que tant qu’il ne s’en sert pas. Or, cette découverte d’une identification autre que celles, imaginaires, où le Moi trouve et perd ses limites, à savoir l’identification du sujet avec le signifiant, permettra une réponse inédite à la question longtemps débattue par les analystes, de savoir à quel phallus s’identifie le sujet : à celui de son père, à son propre pénis ou à celui qu’il impute imaginairement à sa mère. Il nous est loisible de comparer les analystes ici à la police qui, considérant la lettre simplement comme un objet réel, la recherche dans l’espace, sans s’apercevoir qu’en tant qu’objet réel elle est simplement là où elle est, ce qu’une main cache, une autre peut le trouver, et que c’est justement son absence, qui dévoile son caractère de signifiant. À revenir sur cette erreur policière, on peut avancer, en réponse à la question qui a partagé les analystes, ceci que le sujet s’identifie au phallus en tant qu’il manque à la mère.
Mais en tant qu’il manque à la mère, le phallus est une toute autre chose que le pénis. II est un signifiant dont la signification, celle qu’il engendre et non pas celle qu’on lui donne, se manifeste notamment dans les insignes de l’autorité, sceptre ou simplement bâton, et dont le sujet ne saurait penser qu’il l’est, c’est-à-dire penser qu’il est ce qui manque à l’Autre sans encourir la menace de castration. On sait la condition à laquelle se soumettent les prêtres qui se vouent au service des déesses mères. Une bonne partie des séminaires de Lacan sur Les formations de l’inconscient et Le désir et son interprétation sera consacrée à éclaircir la fonction phallique en tant que castration. Cet éclaircissement ira de pair avec l’approfondissement de la structure du signifiant et les effets de cette structure sur la régulation de la subjectivité. Cet approfondissement conduira à une modification du sens du terme de l’« Autre », qui désignera un lieu et non pas l’Autre de l’inter – subjectivité, fût-elle symbolique. Lacan dira plus tard qu’il n’avait jamais introduit cette notion de l’inter – subjectivité qu’au titre d’artifice pédagogique. Cela se discute. Mais il est vrai que cette évolution sémantique était déjà en germe dans le rapprochement entre l’Autre symbolique et l’Autre dont il est question dans la théorie du jeu, lequel est considéré au premier chef comme le lieu d’un certain nombre de stratégies. Quoi qu’il en soit, cette évolution pose une question assez importante : est-ce que le sujet de l’inconscient est aussi un lieu habité par les signifiants qui, en développant leurs réseaux, donnent lieu au retour du refoulé ? Si oui, pourquoi parler d’un « sujet » ? Ou bien est-ce que ce terme désigne, comme je le pense personnellement, ce qui de l’être du sujet reste enchaîné à ces signifiants ?
Pour revenir à la question de la structure du signifiant et de ses effets, je dirai que l’abondance même des développements consacrés à ce thème, et l’accumulation des formules au cours des reprises incessantes suscitent par moment la perplexité du lecteur, pour ne pas parler de confusion. Néanmoins, je ne pense pas trahir la pensée de Lacan en avançant que ces développements reposent sur cette évidence : que la vérité comme l’être, et par voie de conséquence le désir, sont l’affaire du signifiant. Or, la structure du signifiant est telle que nous risquons de nous trouver, dans chacun de ces trois domaines, confrontés à une fallacieuse régression à l’infini. Toute la question est donc de savoir comment notre expérience, l’expérience psychanalytique, nous permet d’éviter cette triple infinitude.
Pour ce qui est de la vérité, on admettra qu’elle n’a d’autre garantie que la parole, dont seule une autre parole garantit la vérité. Nous avançons sur le chemin du savoir, la vérité reculant du même pas.
Pour ce qui est de l’être, on admettra que le sujet surgit dans un signifiant, mais non sans qu’une part de son être se dérobe à cette prise. Surgirait-il dans un autre signifiant, son être n’y sera pas épuisé pour autant. Qu’il le soit, notre sujet s’affaisse dans l’identité avec lui-même, réduit à l’unité, l’indivisibilité et l’inertie de l’étant. Pas de gain sur l’être qui n’entraîne une perte. D’où la figure que prend enfin le désir comme désir d’être, quête de je ne sais quoi qui ne se reconnaît en aucune chose, qui est partout et toujours l’Autre Chose.
Eh bien, que nous apprend l’expérience psychanalytique sur ces trois chefs ?
Premièrement, que le désir étant désir d’être l’objet du désir de l’Autre se détermine non pas simplement comme désir d’être, mais comme désir d’être ce qui manque à l’Autre et dont le signifiant est le phallus. Une identification en résulte, qui se met difficilement à l’abri de la confusion « policière » entre ce signifiant et l’objet qu’il désigne, ou l’image de cet objet, avec ce que cette confusion comporte d’une réduction du désir de l’Autre à la demande.
Deuxièmement, que la vérité est au cœur du désir sexuel, puisque cette identification se signifie comme une tromperie. Ce qui plus est, elle entraîne une menace de castration qui n’est surmontée qu’au prix d’un renoncement à l’être, qui seule médiatise l’assomption par le sujet de son sexe.
Troisièmement, que c’est grâce au nom du père que la vérité est présente au sein du sexuel ou de ce qui en est justiciable de l’analyse. Autant dire que c’est ce signifiant qui fait que le manque d’être se détermine comme manque à être le phallus dans la castration.
Que peut-on dire maintenant concernant le rapport du phallus à l’Autre comme lieu du langage, et, partant, concernant l’interprétation à donner à ce signe capital du graphe ?
Dans son séminaire Encore, Lacan a mis sur le compte du cafouillage de ses élèves les cogitations sur le phallus comme signifiant manquant ou encore comme signifiant du rapport du sujet au manque du signifiant qui puisse répondre de son être, etc. En fait, toutes ces formulations et d’autres du même acabit sont de Lacan, et il est aisé de les trouver dans les deux séminaires auxquels j’ai fait allusion. N’empêche qu’on a toutes raisons d’y voir des trébuchements comme toute recherche théorique en comporte. Au vrai, la notion du manque d’un signifiant qui puisse répondre de l’être du sujet décrit non pas une propriété du système signifiant, mais de l’expérience qu’en fait le sujet. Je veux dire par là que ce dernier ne saurait subsister dans le signifiant comme sujet qui parle sans en subir une division entre conscient et inconscient, qui, d’être ignorée, s’éprouve seulement comme quête de je ne sais quel signifiant qui répondrait de son être. Quête dont le caractère illusoire se dénonce avec la découverte de la réponse déjà articulée comme castration dans l’inconscient. À ce titre, le signifiant phallique est bien le signifiant de l’Autre barré, au sens subjectif du génitif. Que veut dire alors l’« Autre barré » ? L’expérience que je viens de dire, le sujet la fait avec un autre certes réel, en premier lieu avec la mère. Mais il ne la fait avec cet autre réel que pour autant que ce dernier est pris dans le même lieu du langage et de la vérité, et en subit plus ou moins les effets. C’est pour achever cette expérience que le sujet vient à l’analyse, ce qui n’est guère possible que si l’analyste sait se réduire à n’être que ce lieu, sans le meubler avec ses signifiants et ses opinions à lui, et encore moins avec ses demandes, même s’il s’agit des demandes désintéressées qui vont apparemment dans le sens du mouvement propre de l’analysant. On touche là à l’une des raisons les plus importantes de l’inachèvement des analyses didactiques, sans que la simple suppression de la « liste » ou de la méthode de la cooptation dans la désignation des didacticiens suffise à y remédier — les didacticiens de fait, non moins que ceux de la liste, ne sont que trop tentés de demander à leurs analysants d’être leurs disciples, leurs commentateurs, traducteurs, éditeurs ou encore leurs porte-parole et partisans.
Que si l’on jette maintenant un regard global sur le graphe, on voit que sa répartition en deux étages est l’image de ce qu’on peut appeler le fait fondamental de l’analyse : un discours apparemment destiné à communiquer telle ou telle signification mais qui marque un autre discours qui en dit plus.
La première remarque à faire à ce sujet est que le lieu des éléments signifiants qui s’articulent dans la communication de la signification, n’est pas le sujet qui les met au service de cette communication, ni même un lieu intermédiaire ou commun entre lui et l’auditeur. Le lieu de ces signifiants est initialement et structuralement l’Autre. Un autre réel, bien sûr. Seulement on voit qu’en parlant de cet autre réel, nous parlons de la même chose, c’est-à-dire du sujet qui parle, puisque c’est sous cet angle qu’est envisagé cet autre réel. Cet autre réel est un sujet qui parle. Supprimons ce un. Le langage n’en subsistera pas moins dans un autre sujet qui parle. De sorte que la seule dimension qui subsiste au-delà de la suppression de any subject, de n’importe quel sujet ou autre réel, est justement celui de l’Autre comme lieu du langage. En tant qu’absolue, l’altérité ne saurait avoir d’autre définition que topique. Définition qui met fin à l’inter – subjectivité alléguée dans la théorie de la communication, et dont Lacan, il faut bien le reconnaître, n’a jamais fait état — même à titre d’« artifice pédagogique ».
La deuxième remarque au sujet du premier étage du graphe est que si on écarte la notion d’une correspondance bi- univoque entre le signifiant et le signifié, où l’on veut parfois enfermer Saussure, on prendra comme unité de la signification non pas le mot, mais la phrase. Le plus souvent, les signifiants dont se compose la phrase se noient dans la signification, et ne prennent que rarement leur relief de signifiants. La raison en est que le plus souvent nos phrases n’articulent que des significations reçues, et l’étonnement des chomskiens devant l’« inépuisable créativité » du sujet, qui lui permet de fabriquer une infinité de phrases jamais entendues selon le même pattern, paraît presque feint. Car que prouve cette « créativité » sinon que, dans l’ordre du symbolique comme dans celui de l’imaginaire, la perception de la forme est indépendante des éléments qui entrent réellement dans sa composition. Il reste que, même dans le cas où il n’y a aucune créativité de sens à proprement parler, c’est rétroactivement que le sens de la phrase comme de chacune de ses parties s’arrête, alors que sa construction se fait selon un mouvement d’anticipation qui, en rétroaction, détermine le triage des signifiants à articuler, qui sont en A. Quant au point qui y correspond comme lieu de message, on peut le désigner par s (A), signifié de l’Autre, dans deux sens opposés.
Si aucun sens neuf ne se produit, nous avons affaire à une signification reçue, et c’est le cas de parler du signifié de l’Autre, à ceci près que l’Autre se présente ici comme étant le lieu du code défini par les modes d’emploi. Si, au contraire, le message frappe par un sens inédit, alors nous avons toujours affaire à un message de l’Autre, mais cette fois comme étant le lieu non pas du code, mais de ce que Saussure appelle « le trésor des signifiants », ceux-ci jouant à tous les niveaux, notamment au niveau phonématique. On peut ici se demander si les mots d’esprit homophoniques n’ont pas contribué à l’alphabétisation de l’écriture chez les Phéniciens et les Grecs, alors que cette évolution a été entravée là où l’écriture fut sacralisée dès sa naissance pour servir à la domination des États.
Quoi qu’il en soit, là où il y a une parole, il y a un sujet qui sait qu’il parle, peut-être même qu’il est voué à se réaliser sur le chemin, à laisser ou à prendre, de la parole. Ce qui se désigne par « sujet marqué par le signifiant ». Ce sujet parle de lui même. D’où son apparition dans le discours comme Moi. Or, le Moi consiste dans son aliénation. Il faut donc qu’au regard de ce Moi, symbolisé par m, nous mettions le sigle i (a), symbolisant l’image du semblable ou du petit autre, qui, même séparé du Moi par un abîme, n’en est pas moins le même. C’est, par exemple, Salomon Rothschild pour Hirsch Hyacinthe ou le riche auprès duquel le miséreux fait sa pathétique et ridicule apologie d’avoir mangé du saumon fumé, ou encore l’autre qui est au centre de la pensée d’Itzig rêvant à son canon. Selon Lacan, l’entrée dans la parole entraîne la mise en place de l’Idéal du Moi, symbolisé par I, point terminal du graphe. Ce qu’il dit à ce sujet n’est pas clair comme l’eau de roche. Il parle d’un seing que le sujet reçoit de sa relation à l’Autre, sans dire quel seing, ni ce que veut dire ce terme de « seing ». L’interprétation la plus vraisemblable est qu’il s’agit d’un insigne ou d’un trait auquel s’identifie le sujet au titre d’un signifiant. Par exemple, une certaine familiarité dont Hirsch Hyacinthe essaie d’effacer l’arrière goût de millionnarité, ou le saumon fumé, mets réservé aux happy few, ou encore le canon, sans doute l’arme absolue de l’époque. Si l’idéal du moi paraît réalisé chez un tel, le sujet s’exalte, ou, comme dit Freud, « s’enrichit » d’y trouver son moi idéal, qui est aussi son Lust – Ich, bien que sous un autre biais, il peut se mortifier de ce que la réalisation de son être lui soit ravie.
On remarque que la lettre a qui figure dans le sigle i(a) figure également à l’étage supérieur du graphe dans la formule du fantasme . Mais elle a deux sens on ne peut plus différents dans les deux cas. J’exprimerai cette différence dans une formule abrupte, quoique de ce fait trop approximative, en disant que, dans i(a), la lettre a désigne l’objet dont le sujet se sert pour se constituer, via le petit autre, comme contenant l’objet du désir de l’Autre, tel le vase imaginaire prenant dans son col le bouquet réel, alors que, dans la formule du fantasme, a désigne le manque de ce supposé bouquet, ou le désigne comme guide du désir, plus exactement comme la condition sans laquelle le sujet ne saurait subsister dans ce champ du désir.
En d’autres termes, il n’y a pas d’objet du désir qui ne se constitue de venir à la place du manque à être tel qu’il s’organise dans le complexe de castration, symbolisé par φ. L’objet du fantasme représente ce qui vient à la place de ce dont le sujet est privé symboliquement. Telle Ophélia dans le désir d’Hamlet. Est-ce à dire que c’est en tant que fantasme que Lacan définit l’objet génital ? C’est la question qu’il pose dans Le désir et son interprétation. Les développements multiples qu’il consacre directement ou indirectement à ce thème me semblent se résumer de la façon suivante. L’objet génital vient à la place du phallus en tant que le sujet ne l’est pas — quelles que soient par ailleurs les réticences du sujet à se concilier à ce n’être pas le phallus, réticences qui sont à la base de la procrastination d’Hamlet, son attardement à venir « au rendez-vous de son désir », selon l’expression de Lacan. Dans la perversion, l’objet ou, plus précisément, le fétiche vient à la place de la castration dont la position phallo-narcissique entraîne la menace, mais en tant que le sujet la nie. Quant à l’objet prégénital, il représente un objet réellement perdu, oral ou anal, c’est-à-dire un manque ou une castration que le sujet, afin de subsister comme désir, met à la place de la castration qui l’exclut d’être le phallus.
Dans tous les cas de figure, a est cause et non pas objet du désir, et du désir comme désir de l’Autre dans le sens subjectif et non pas objectif du génitif.
Nous sommes maintenant en état de rejoindre ce qui a été dit auparavant concernant la question du désir. Cette question se pose au-delà de ce qui s’articule dans la parole comme demande, et elle confronte le sujet à ce qu’il est comme corps, puisque ce sont les parties du corps qui sont intéressées au premier chef dans les demandes les plus primitives. Un code se constitue, anal, oral ou respiratoire, qui fournit aux pulsions leur matériel significatif, et qui correspond à ce que certains appellent « langage préverbal », ou « langage du corps » sans se demander comment un tel langage existerait s’il n’y avait pas le langage tout court. On a vu pour quelle raison la question trouve sa réponse, à ce niveau, dans le par où se détermine le manque central, en dehors de toute référence fonctionnant comme cause du désir.
Un indice de la justesse de cette interprétation est qu’elle conduit à une conclusion qui corrobore ce qui a été dit auparavant concernant la fin de l’analyse comme achèvement de l’expérience du rapport à l’Autre en tant que lieu du langage et de la vérité. Je dirai maintenant que cette fin consiste en une traversée du fantasme qui ouvre la béance dont l’objet génital constitue le recouvrement, dans tous les sens du terme, et dont le fétiche représente la dénégation, alors que l’objet prégénital (la cassette de l’avare, par exemple) soutient et symbolise un manque qui donne le change.
Je terminerai par quelques remarques concernant ce que le graphe représente comme contribution à notre connaissance de la théorie de Jacques Lacan.
Peirce s’est attaché tout particulièrement à montrer la valeur épistémologique des diagrammes. Partons de sa définition du signe comme double relation, à l’objet et à la pensée. Il en déduit trois sortes de signes :
1– L’indice, qui se borne à dire « Voici », sans rien affirmer. Ainsi des pronoms démonstratifs et relatifs, qui désignent les objets sans les décrire ; comme des lettres qui figurent sur un diagramme géométrique, et des indices numériques qui servent dans l’algèbre à distinguer une valeur de l’autre sans dire quelles sont ces valeurs.
2-Les symboles, qui sont des termes généraux sans lesquels il ne saurait y avoir des propositions générales, encore moins raisonnement. Dans l’algèbre, les lettres, quantitatives et fonctionnelles, sont de cette nature. Les symboles ne nous dispensent pas de la nécessité d’avoir des indices. Leur fonction est de décrire. Or, selon Peirce, « le monde actuel ne saurait être distingué d’un monde de l’imagination par aucune description». D’où le besoin des pronoms et des indices qui disent quel est l’objet du discours. Et ce n’est pas tout. Car tout système complet de notations logiques appelle aussi :
3- Les icônes, qui sont des signes qui représentent, chacun, quelque chose d’autre, simplement en raison d’une relation de ressemblance. Avec les indices et les symboles, on peut exprimer n’importe quelle proposition. Mais on ne peut rien déduire. Car raisonner consiste à observer que là où subsistent certaines relations, certaines autres sont trouvées ; et cela requiert que les relations qui font l’objet du raisonnement soient exhibées à l’intérieur d’une icône.
Cette définition de la fonction de l’icône laisse entendre que celle-ci comporte quelque chose de plus que la simple ressemblance. C’est la forme même de l’objet, sa « structure », c’est-à-dire cela même qui, dans l’objet, intéresse la science qui s’exhibe dans le diagramme. Et tel est effectivement le cas lorsque la forme est elle-même une chose de l’espace, comme dans les diagrammes géométriques ou dans un diagramme de la structure de l’atome, sans parler des cartes géographiques. Mais il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit d’une relation algébrique comme celle de la distributivité de la multiplication sur l’addition, qui trouve son expression écrite ou visible dans la formule que l’on sait, ou encore lorsqu’il s’agit d’une relation logique comme les relations entre les termes, représentées par les cercles d’Euler. Bref, dans un cas, celui où la forme elle-même est de l’espace, il y a plus que de la ressemblance, identité, alors que dans l’autre, la relation entre le représentant et le représenté s’établit plutôt grâce à une convention, celle, par exemple, qui veut que les termes soient représentés par des cercles. Ce qui nous invite à penser que l’essentiel dans un diagramme est le fait qu’il représente des relations.
Sous cet angle, le graphe constitue un diagramme au sens de Peirce. Car il représente des relations d’ordre et de dépendance. Par relations d’ordre, j’entends celles qui s’indiquent dans les places ou les positions occupées par les différents termes, et qui sont telles qu’on ne peut mettre un terme à la place de l’autre sans qu’il en résulte une mutation théorique considérable. Par exemple, à mettre le Moi à la place de , en début du graphe, on obtient la théorie selon laquelle c’est le Moi qui est l’instance qui parle. Mettez à la place de A, vous aurez la thèse qui fait de l’inconscient la condition du langage. Que si on met, à la place de , du coup le lien du fantasme au symbolique se trouve rompu, ce qui justifierait assez la définition que Marshall Edelson donne de la psychanalyse comme « science de l’imaginaire ».
Par relations de dépendance, j’entends celles qui s’expriment par « pas sans », ce qui n’exclut pas la dépendance mutuelle. Par exemple, « pas de parole sans langage » ou « pas de langage sans parole ». Ces relations sont représentées par les lignes orientées ou flèches, chaque flèche aboutissant au point qui dépend du point de son départ. Un regard sur l’étage inférieur du graphe montre que c’est du signifiant que dépend le signifié du message, ainsi que l’apparition du sujet comme Moi, dès lors couplé avec son petit autre dont il parle à l’occasion. L’étage supérieur montre que c’est du fait que l’être n’a en fin de compte d’autre refuge que le corps propre que dépend ceci, que la réponse à la question du sujet consiste dans une privation, symbolique certes, mais dont l’objet, pour imaginaire qu’il soit, n’est pas sans avoir son répondant dans le réel.
J’ai oublié le poinçon . On peut y lire les quatre relations auxquelles se prête sa décomposition. Le sujet est plus qu’un fantasme, mais il est encore moins, il n’en a même pas la stabilité. Il est en dehors du fantasme, puisqu’il le signifie, mais il est aussi dedans, puisque c’est bien cette inclusion qui se signifie.
Reste les sigles , ,, etc. Je pense qu’on peut les considérer comme des indices qui disent : voici la pulsion, voici la castration, voici le fantasme, etc. Seulement, pulsion, castration, fantasme ne sont pas des objets de perception, mais des produits théoriques inventés par Freud et réinventés par Lacan, qui y a ajouté d’autres, tels que S, i(a) et A. Dans la mesure où il a choisi comme sigles des signes qui rappellent la description théorique de ces objets, on peut considérer ces signes comme étant aussi des symboles, toujours au sens de Peirce. Cela implique que le graphe n’est rien sans le discours qu’il représente. N’empêche que sa place dans et eu égard à ce discours est loin d’être négligeable. D’abord, il constitue comme la preuve visible de la cohérence de cette théorie puisqu’on ne peut y modifier la position d’un terme sans transformer l’ensemble. Ensuite, ce qui revient peut-être à répéter ce que je viens de dire en d’autres mots, il se prête, conformément aux remarques de Peirce concernant les fonctions des diagrammes, à une expérimentation mentale, comme celle à laquelle je me suis prêté en intervertissant les termes, difficile à opérer autrement. Ensuite, la mise sous une forme visible des concepts forgés par une doctrine donnée et de leurs relations, constitue ce que j’appellerai une écriture de la doctrine elle-même, à distinguer de celle d’un séminaire publié ou écrit à la machine, laquelle est une écriture du discours où se développe la dite doctrine. Que cette écriture puisse à son tour éclaircir ce discours par rapport auquel elle prend sens, me paraît indéniable. Enfin, le graphe nous donne une vision d’ensemble, une carte du terrain sur lequel se meut la pratique analytique et qu’elle a à explorer. Autrement dit, c’est à partir de là que nous pouvons tenter de répondre avec une certaine confiance aux questions que nous posent la structure de l’objet du fantasme, par exemple, ou encore celle du signifiant dans l’inconscient et de ses rapports avec la mémoire, etc. Ce n’est pas là le moindre service que nous rend le graphe, et je serais prêt à parier qu’il a d’abord rendu ce service à Lacan lui-même.