Sur les sources religieuses du national-socialisme
2016

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MELMAN Charles
Rue des Archives

 

Revue d’éthique et de théologie morale, « Le Supplément », n° 201, juin 1997, pp. 221-223

L’homme Moïse et le monothéisme n’est pas un livre avenant. Les réticences de Freud à l’écrire puis à le publier continuent depuis 1939 à se transmettre au public. Les conditions historiques ont disparu qui rendaient incertaine l’opportunité de la parution. Cependant une résistance avérée continue de priver ce texte de la sympathie du lecteur ; nous en voulons pour preuve l’incompréhension qui continue généralement de l’entourer. On s’attache ainsi à vérifier si les thèses de Freud telles l’origine égyptienne de Moïse ou l’assassinat dont il aurait été victime de la part de son peuple sont plausibles avec l’interprétation des documents dont nous disposons. On conclut ordinairement – ainsi Lacan assisté du Professeur Caquot au cours d’un de ses séminaires – par la négative ; le meurtre déduit par Ernst Sellin de l’interprétation d’un passage d’Osée est réfuté par les spécialistes. Quant à l’origine égyptienne du nom : Moses, il est étrange que Freud ne retienne pas que le baptême par une princesse du royaume ne laissait guère au nouveau-né une meilleure possibilité.

Mais la précarité du support historique doit nous interroger d’autant plus sur la contrainte qui engagea Freud à écrire ces pages et finalement à les faire éditer.

Pour nous, on ne nous pardonnera pas cette présomption – elle ne fait pourtant pas de doute. Freud voulut produire une interprétation du sinistre symptôme social qui avait pris le pouvoir au cœur de l’Europe et dont l’extension allait l’obliger à se réfugier à Londres : le national-socialisme. Il avait vraisemblablement l’espoir insensé de parvenir à désarmer la fureur d’un peuple en marche, ou du moins, de contribuer avec ses modestes moyens à l’effort de guerre de la démocratie qui l’avait fraternellement accueilli. Les obstacles rencontrés par une telle analyse étaient évidemment d’ordre politique puisqu’elle passait une fois encore – après L’avenir d’une illusion – par la déconstruction de la religion alors que ses idéaux pouvaient paraître un élément de l’opposition au nazisme. Mais il était surtout d’ordre logique : comment montrer l’enfantement par un strict ordre moral de l’horrible ordre pervers dont l’Europe allait souffrir ? On objectera que, sauf quelques lignes écrites en 1939 à Londres, il n’en est pas directement question dans la suite des articles datés de 1934, 1937 publiés dans Imago et enfin en 1939 et dont le rassemblement constitue le volume. Mais c’est oublier la spécificité de la démarche inventée par Freud, les vertus du déplacement, l’inefficacité d’un abord frontal du symptôme et surtout qu’il lui fallut des motifs graves et impérieux pour diffuser, à cette date, des thèses aussi hasardeuses mais explosives contre la religion de ses pères. Les juifs en retinrent le caractère sacrilège, les Chrétiens le blasphème, et les analystes, quand ils étaient amicaux comme Jones qu’il s’agissait « d’un brillant exemple de l’intuition imaginative » d’un Freud tourmenté par la question de ses origines (in La vie et l’œuvre de Freud T.III p.416/424 – P.U.F.)

Il est toujours stupéfiant de vérifier combien l’amour pour le père peut nous aveugler au point de faire méconnaître l’évidence que le texte en question essaie de faire entendre : le national-socialisme comme enfant monstrueux et révolté de la religion, la nécessité de déconstruire la religion pour défaire le national-socialisme. Ce qu’ont de commun ces deux captations est pourtant net. Élection, toujours amboceptive, d’un ancêtre commun : jouissance narcissique de cette filiation ; invitation au sacrifice afin de la valider ; promesse de la conquête, par la prouesse guerrière, d’un territoire dû ; affirmation d’un ordre universel même si le bonheur de son application est réservé aux plus fervents.

Il est impensable que le national-socialisme ait pu rencontrer l’adhésion populaire que l’on sait sans le recours à des ressorts psychiques puissants et familiers ; ceux que nous venons d’évoquer sont traditionnels -– dans l’histoire de la religion elle-même – pour déclencher les passions communautaires et guerrière et rappellent que le goût du sacrifice humain est resté vif malgré elle.

Entre religion et national-socialisme il y aura, bien sûr, une différence essentielle : la récusation des Dix Commandements. Cette contrainte imposée aux pulsions érotiques et agressives et qui reconnaissant autrui comme un semblable, affirme l’universalité de la création divine. Une telle restriction, sans précédent dans l’histoire de l’humanité, est l’équivalent d’une castration, symbolique aussi bien que réelle, puisqu’elle fait sacrifice à Dieu de ce qui serait autrement accomplissement du flux vital, qu’image la turgescence de l’organe réel. Pour rester dans l’image, disons que la religion l’épointe. C’est ce défaut de jouissance qui fait la place d’une vie spirituelle désormais garante de la présence divine. L’invention hébraïque risque ainsi de paraître l’entrave imposée aux héros, à ceux qui ne cillent pas pour aller au terme de leur désir, aux surhommes. Le national-socialisme balaie d’un revers de manche ces fadaises et excipe de la puissance des ancêtres nationaux pour donner aux enfants le droit, plus que la passion d’ailleurs, d’aller au terme de leur devoir. L’accusation d’un retour du paganisme est certes facile. Mais l’idéologie nazie conservera de son modèle religieux une notion qui pèsera lourd dans la pratique : celle d’universalité et donc de totalité. Elle justifiera la prétention à l’établissement d’un ordre mondial et donc une politique expansionniste : sur le plan éthique, à une exigence de pureté.

Une telle subversion de la religion par des impératifs totalitaires ne lui est pas complètement étrangère. Dans son texte sur Moïse, Freud évoque déjà la probabilité que le Dieu Biblique ait résulté de la fusion de deux divinités : l’une, apportée par les exilés d’Egypte et porteuse de valeurs spirituelles, l’autre Jahvé, trouvé à Quadès, dieu des volcans et de la guerre, du courroux et de la jalousie. Pas moins, l’histoire de l’Église est traversée d’épisodes sanglants où le moine-soldat fait oublier qu’il est le porteur de la bonne nouvelle. S’il faut en tirer une leçon nous dirons que la contrainte morale imposée aux pulsions par la castration peut assez régulièrement être subvertie dès lors que cette levée est mise au compte d’une exigence venue de Dieu lui-même : l’humble pénitent peut alors rapidement se retrouver en redoutable soudard à Son service exclusif bien sûr.

Notre approche permet de mieux saisir certaines particularités du national-socialisme, qui autrement restent énigmatiques. Il en va ainsi de sa prédilection pour le racisme, notion dont l’absurdité biologique ne devait pas lui échapper mais qui avait la vertu d’afficher une filiation que – dans son cas – le mythe ne pouvait satisfaire.

Son antijudaïsme également s’éclaire ; non seulement par la rivalité avec un aîné prétentieux mais aussi par la récitation paranoïaque de ceux qui auraient voulu castrer le surhomme. Quant à l’exigence de pureté, elle fait valoir l’idéal totalitaire tout en devançant dans le champ social la moindre velleité d’opposition politique.

S’il faut lire Freud, nous vérifions que les nuages qui couronnent la noble tête du Père que nous aimons sont avant tout gros d’une pluie de symptômes. Lacan, comme on le sait, a fait cette lecture avant de nous quitter sur l’incertitude des moyens de se passer de cette figure.

Charles Melman

Psychiatre et psychanalyste

Paris, le 22 mai 1997