Du ratage en littérature et ailleurs (Lacan, Joyce, Lucia)
2014

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GROSSMANN Evelyne
Journées d'études

 

Pourtant si les relations entre Joyce et Nora sont au centre de cette journée, c’est moins de la mère (Nora) que de la fille (Lucia), que je voudrais parler, tant il est vrai que pour Joyce l’écriture est souvent une histoire d’inceste. C’est d’ailleurs ce qu’incarne Nora pour lui : à la fois une petite fille perverse et une mère sévère (les lettres l’écrivent, explicitement).

A la fin des années trente, alors qu’il séjourne à Zurich, Joyce ressent peu à peu l’aggravation d’anciens troubles visuels qui vont le conduire à une cécité quasi-totale. Ces douleurs oculaires affectent l’écriture de son Work in progress qui deviendra Finnegans Wake. Parallèlement à ses propres soucis de santé, Joyce doit affronter la progressive dégradation de l’état mental de sa fille Lucia qui sombre peu à peu dans la schizophrénie. Richard Ellmann, le biographe de Joyce, souligne les liens profonds, quasi télépathiques, qui l’unissaient à sa fille, sa croyance aux dons de « seconde vue » de Lucia, le désespoir qui s’empare peu à peu de lui devant le caractère incurable de la maladie de celle-ci. Il voit dans le désarroi de Lucia un parallèle à ses propres difficultés d’écriture.

Lucia, la jeune Issy-Iseult au moi dissocié de Finnegans Wake, à la fois Nuvoletta, jeune fille nuage dans sa robe légère couleur de lumière et Nuvoluccia, son double précaire dont la lumière s’éteint peu à peu, se noie dans le reflet de ses larmes mêlées aux eaux de la rivière Liffey mais elle renaît nuage, éternellement, de fille à mère, allaniuvia pulchrabelled (627.27-28[2]). Fusion des corps et des langues, de l’anglais à l’italien, mort et renaissance, tous les thèmes de Finnegans Wake (en français : la veillée du corps de Finnegan, le géant irlandais) affleurent ici.

L’histoire d’Osiris et plus largement Le Livre des morts des anciens Egyptiens apparaît, comme l’on sait, dans Finnegans Wake[3]. Osiris et Isis y prennent place à côté d’autres personnages pour illustrer ce thème central du livre, la mort et la résurrection : “Irise, Osirises!” (493.28). Rappelons que le mythe raconte, dans sa version la plus fréquente, que le roi Osiris fut tué par son frère Seth qui dépeça son corps et en dispersa les morceaux dans toute l’Egypte. Isis, sœur et femme d’Osiris, serait parvenue à retrouver tous les morceaux de son corps, à l’exception du phallus, dévoré par un poisson, le Khat. Elle le reconstitua cependant et c’est de cette façon que fut créée la première momie, celle qui est appelée à la résurrection dans Le Livre des morts. Comme le note Atherton, selon d’autres versions, le corps d’Osiris ne fut pas seulement dépecé mais aussi dévoré et son culte est alors fréquemment associé à des rites cannibales (ou encore il est lié au blé et aux récoltes); on retrouve ce thème dans le Wake, associé à la Cène ou à la Communion. Le thème du cropse, du cadavre fertile (crop, récolte ; corpse : cadavre) dans sa version osirienne est au cœur du livre.

Finnegans Wake est écrit selon un dispositif qui fait du lecteur le protagoniste d’un jeu énigmatique dont il est sans cesse menacé d’être exclu, faute d’en avoir compris les règles, à moins que découragé, il ne décide d’abandonner la partie. Tout au long des pages, on traverse ainsi ces minuscules devinettes, ces subtiles ou stupides énigmes que constitue tout mot de Finnegans Wake, jusqu’à la grande énigme de l’univers dont le livre se veut le microcosme. De quoi s’agit-il ? De chercher une lettre, celle que la poule Belinda aurait enterrée sous un tas de fumier et qui recèle la preuve de l’innocence de HCE (Here Comes Everybody), le héros du livre. Lettre introuvable, il va sans dire et dont on oubliera peu à peu l’existence… On n’est pas loin ici de cette double injonction contradictoire à laquelle la littérature moderne soumet souvent son lecteur : écoutez-moi … je ne vous dirai rien. Celui-ci risque en effet de s’enliser dans des décryptages infinis, englué dans une recherche du Sens ultime, trésor dissimulé sous les recouvrements discursifs et les miroitements de la phrase : cherchez, creusez les mots, comme la poule Belinda enterrant-déterrant la lettre. Il n’y a rien d’autre pourtant à trouver que la fermentation du sens à l’infini. A letter / a litter, toute lettre est fumier, déchet. On connaît le jeu de mots.

Morts et résurrections de la lettre, en provenance de Boston, Mass., ou plutôt Maston, Boss., et dont les sens germinent dans le fumier des mots : Rased on traumscrapt from Maston, Boss (623.36). Cachée-révélée (rased : à la fois raised, érigée et razed, rayée, voire erased, effacée, gommée). Traumscrapt : comment mieux dire le statut symbolique de cette lettre, parabole du livre, où se mêlent les débris de nos rêves (Traum), leur transcription (transcript) qui recueille les mots et les langues étrangères entre fragments et déchets (scraps), pour qu’ils germent et renaissent éternellement. Déchets indissociablement impurs et sacrés, comme toujours, où l’on retrouve l’essentielle analité des lettres obscène à Nora. Immortel le livre qui relie les corps décomposés des mots.

Joyce soulignait volontiers que son livre était le fruit d’un travail collectif. « Ce n’est pas moi qui écris ce livre fou », aurait-il dit un soir à un groupe d’amis ; « c’est vous, et vous, et vous, et cet homme là-bas, et cette fille à la table d’à côté. » Il recueille et empile les fragments d’une histoire à la fois profondément singulière (la sienne) et symboliquement collective (l’histoire des Irlandais, de Dublin et ses mythes et, par cercles concentriques, l’histoire de cette première moitié du XXème siècle, pleine du fracas des éboulements historiques advenus et à venir, la nôtre enfin), en même temps qu’il s’inscrit lui-même, un et pluriel, au centre géométrique des arabesques que trace son écriture : Say it with missiles then and thus arabesque the page (115. 2-3)

Lorsque Umberto Eco voit en Joyce « le dernier des moines du Moyen Âge, enfermé dans son propre silence, occupé à enluminer des mots illisibles et fascinants », il relève un fantasme qui lui est peut-être personnel mais qui est incontestablement implicite dans le Wake. Cette interminable entreprise d’écriture où l’écrivain s’emploie à complexifier au fur et à mesure ce qu’il est en train de rédiger s’apparente alors à un fantasme d’omnipotence : incarner la redoutable puissance phallique du père, ce Dieu dont les grondements retentissent dans le texte à intervalles réguliers. Pourtant, le démiurge joycien est fatigué (vieillesse de l’Irlande, agonie de ses bardes et héros…) ; maladroit, il bafouille et, de ses lapsus, l’œuvre prolifère. Ce qui tendrait à démontrer non pas que la création est ratée (idée gnostique ou manichéenne) mais que le ratage est infiniment créateur. Le Père-Auteur est donc aussi puissant que déchu, et sur la chute, le déchet, l’œuvre se bâtit. Plus encore, à la fois immergé dans le flot des langues et le surplombant, le créateur crée la langue qui le crée, ensemence un livre auquel il s’unit, copule avec sa création. L’écriture, chez Joyce, est d’essence incestueuse.

Et de même la lecture oscille entre oralisation et visualisation des signes, disjonction œil entre et oreille. I’ll be your aural eyeness, murmure ALP à son fils-époux : je serai ton œil oral-oreille, ton témoin auriculaire (623.18). Pris dans le bégaiement créateur du texte, le lecteur est inclus dans le fonctionnement d’une diction à laquelle il prête sa voix. Joyce, on le sait, exige une lecture horizontale, verticale et dans tous les sens. Ce qu’il attend de nous ? une oreille paradigmatique (Earwicker, that patternmind, that paradigmatic ear ;70.35-36).

L’écriture du livre repose sur ce va-et-vient entre le creusement qui ouvre la langue et la profusion décoratrice des reliaisons qui accumulent fragments de mots et de sens, les agglomèrent et les font dériver à l’infini de leurs résonances. Entre mise en pièce et reconstruction, discordance et harmonie, se dessine le corps de langue du livre. Pas un mot du livre qui appartienne à Joyce en propre ; ses mots sont ceux des autres, des bribes de poèmes ou de chansons, de proverbes et de citations, lieux communs en tout genre – comme dans Ulysse, fragments de langue épuisée que l’écriture ressuscite. Le procédé expérimenté par Joyce dans Ulysse est ici généralisé, étendu au tissu même des mots : de deux lexèmes usés faire naître un mot éternellement vivant dans les tremblements de sens où sa lecture-oralisation hésite, tel est le principe du mot-valise. Ainsi le fameux boudeloire du chapitre d’Anna Livia (207.11) rend-il poreuses les limites des mots qu’il fait résonner : bout de Loire, boudoir, bouder, Baudelaire… Tout mot-valise est la doublure sublime des mélanges corporels obscènes.

Les stéréotypes sont utilisés pour ce qu’ils sont : des déchets, du langage mort. Dans sa Leçon, Roland Barthes écrivait : “le signe est suiviste, grégaire; en chaque signe dort ce monstre : un stéréotype : je ne puis jamais parler qu’en ramassant ce qui traîne dans la langue”[4]. Joyce pourrait renchérir : je ne puis jamais écrire qu’à partir de cette mort à l’œuvre dans la langue. La découverte fondamentale cependant c’est que cette mort peut être réversible et réjouissante. C’est parce qu’il est exhibé comme déchet du code symbolique (linguistique et culturel) que le stéréotype est drôle; il surgit comme une incongruité de plus dans un texte qui accumule avec un plaisir non dissimulé les fautes de goût, les grossièretés et autres obscénités. Avec le stéréotype, la mort de la langue devient risible, d’autant qu’elle est provisoire puisque le cliché est immédiatement réactivé du fait de son inclusion dans un discours qui le déplie, le fait résonner, le rend à un sens imprévisible.

La véritable histoire d’amour, comme on l’a souvent souligné, est entre Joyce et le langage. Pourtant ce livre qui dissimule presque à chaque ligne une plaisanterie érotique ou une allusion obscène est loin de rendre un culte à une réalité poétique détachée de toute réalité charnelle. En dépit de l’influence de Mallarmé, Joyce n’a rien d’un symboliste. Les failles de langue sur lesquelles se fondent l’écriture du Wake sont le lieu d’une érotisation constante des limites : les orifices qui s’ouvrent à la surface du texte (béances de syntaxe, trouées dans la peau des mots) font du livre en son entier un immense corps érogène.

Rapport magique à la langue que Joyce assume et revendique. Si la syntaxe est aussi sintalks (269.3), discours empreint de culpabilité où trébuche le héros HCE, le livre en rejoue le simulacre dans des lapsus répétés à valeur d’exorcismes comiques : if the lingo gasped between kicksheets (116.25), being a lapsis linquo (178.1-2), you have remembered my lapsus langways (484.25). Dans la langue, la faute devient heureuse (felix culpa) ; non plus « ma très grande faute » comme dans le catéchisme catholique mais, par renversement, comme le dit Shaun l’antéchrist qui refuse de porter le poids des péchés et de l’humanité : meus minimas culpads (483.35).

Ecrire procure d’infinies jouissances à l’artiste-faussaire qui s’approprie les paroles des autres : plaisir oral de l’absorption goulue des mots d’autrui, dévoration gourmande où tout le corps participe. Exploration du commencement du Verbe, retour aux marges « paléologiques » mettant en scène les corps grotesques de ses géants confondus au paysage irlandais. Ulysse, « épopée du corps humain », proposait l’image héroï-comique d’une voracité gargantuesque où les fonctions digestives, déjà, étaient explorées sous toutes leurs formes. Dans Finnegans Wake, la voracité n’est plus l’affaire des « personnages ». Le texte tout entier est devenu corps et sa bouche vorace absorbe, dévore, engloutit langues et cultures, textes, chansons, proverbes : immense réservoir culturel devenu bol alimentaire. L’écriture avale, recrache et le mot devient chair : ce qui peut aussi se traduire sur le mode parodique d’une renaissance anale : herword in flesh est un qualificatif ironico-obscène qui désigne le sexe féminin ou tout autre ouverture, selon cette fréquente confusion des orifices où se complaisent les jumeaux de la Nightlesson, explorant les géométriques rotondités maternelles : Mother of moth ! I will to show herword in flesh. Approach not for ghost sake ! It’s dormition (561-27-28) [Mère de mer ! Je vais te montrer son verbe fait chair. N’approche pas pour l’amour de Dieu ! Fais dormition]

Le fameux passage en latin qui décrit Shem fabriquant son encre par transmutation de ses propres déjections, excréments et urine (185.14-26) souligne cette fondamentale complicité chez Joyce entre création et analité. Nous voici revenus aux Lettres à Nora de 1909… ? Pourtant le fait que Shem l’alshemist écrive sur chaque pouce carré de son corps est bien davantage l’indice que le styliste sublimateur redonne au verbe son corps ; inversement, version Stephen Heroe, il s’y subtilise pour l’éternité (fonction épiphanique) :

[…] the first till last alshemist wrote every square inch of the only foolscap available, his own body, till by its corrosive sublimation one continuous present tense integument slowly unfolded all marryvoising moodmoulded cyclewheeling history […] but by each word that would not pass away the squidself which he had squirtscreened from the crystalline world waned chagreenold and doriangrayer in its dudhud (185.34-186.8).

[…] le premier jusqu’au dernier alshemist écrivit sur chaque pied carré du seul papier quadrille disponible, son propre corps, afin que par sublimation corrosive un temps présent continu s’intégumente lentement dépliant toute l’histoire clyclogyre […] mais avec chaque mot qui ne mourrait jamais la selfquiddité qu’il avait fait jaillir du monde cristallin s’évanouissait en peau de chagrin vieillissant de plus en plus Doriangrise assourdie[5] … » (traduction Philipe Lavergne modifiée)

Dans Finnegans Wake l’impropre (l’obscène) est devenu drôle et le versant dépressif de l’écriture, si présent encore dans Ulysse, a fait place à une agressivité gaiement iconoclaste. Rire, musique. Le rire dissocie et déplace, selon ce principe que Freud reconnaît dans tout mot d’esprit. Il délie les sens et fait surgir discordances et joyeuses incongruités. Il prévient toute identification du lecteur au pathos de la chute. Le rire est mise à distance.

Cet univers malléable (lettre, musique), ce corps verbal est aussi le nôtre : being humus the same roturns (« de l’humus humain le même retourne) (18.5). Le jeu de mots sur human being et being humus (être humain, être humus) indique sur quel procès de fermentation des corps et des mots ouverts le livre s’écrit et s’écrira : avec les bribes de nos mémoires, les déchets de nos langues, les restes putréfiés (rot : pourriture) de nos cultures. De cette histoire ratée qu’est selon Joyce toute procréation humaine (les pères qui s’effondrent, les mères cancéreuses qui reproduisent la mort), l’Artiste s’excepte. L’histoire que sa voix recompose est celle de son corps, le nôtre, infiniment proliférant. Aux dernières pages du livre, ALP n’est pas (n’est plus) une mère mourante, elle est une voix plurielle, polyphonique : père et fils, mère et fille à la fois. « Or is it me ? I’m getting mixed » (626.36). Osiris et Isis, amant et amante, Artiste, Mère et Fille, enfin réunis dans une voix qui chante la mort-vie éternelle.

L’écriture joycienne inscrit cette perpétuelle oscillation entre distance (le rire) et proximité (le chant), œil et oreille, discordance et fusion amoureuse. Elle trace des arabesques et des courbes, non des lignes : volutes des corps et des mots, lettrines et enluminures, comme celles que Joyce faisait dessiner à Lucia lorsqu’elle était enfant. Mais Lucia n’a que faire de ces signes qui vibrent sur la feuille ; elle, elle voulait être danseuse. Il n’y a que son père pour croire que les lettres écrites peuvent faire entendre les rythmes corporels, ressentir leurs vibrations. Pour Joyce pourtant, et peut-être son lecteur, le livre est une thérapie joyeuse, amoureuse, qui répète l’hésitation des limites entre corps et langue, entre moi et autre, et en joue. Lui qui donna à ses enfants des prénoms étrangers (Giorgio, Lucia), et une langue étrangère comme langue maternelle[6], pensa être enfin parvenu dans son livre ultime à une écriture qui traverse les déchets, qui démultiplie les voix et les corps, et les fait danser. Publié en 1939, Finnegans Wake vira pourtant, quoiqu’il en ait, à la danse macabre.


[1] Autres écrits, Seuil, 2001 p. 569

[2] Rappelons que lorsqu’on cite Finnegans Wake, le premier chiffre renvoie à la page et le second à la (ou aux) ligne(s,) quelle que soit l’édition

[3]James S. Atherton, “The Book of the Dead”, in The Books at the Wake : A Study of Literary Allusions in James Joyce’s “Finnegans Wake”, London, Faber & Faber, 1959; éd. revue et augmentée, New York, Viking Press, 1974, p. 191-200.

[4] Leçon, Seuil, 1978, p. 15.

[5] Finnegans Wake, traduction Philipe Lavergne, Gallimard, 1982, p. 63 (je modifie).

[6] Les Joyce à Zurich, comme plus tard à Paris, parlent italien en famille. La langue « maternelle » de Lucia était l’italien ; l’anglais et le français, des langues apprises. A la fin de sa vie, à l’asile, elle mêle les trois langues (voir Richard Ellmann, James Joyce I et II (1982), éd. revue et augmentée, trad. A. Coeuroy et Marie Tadié, Tel-Gallimard, 1987.

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