Extraits
2018

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CZERMAK Marcel,LACAN Jacques
Nos ressources, Séminaire d'hiver

Jacques Lacan, « Présentation, À propos de la traduction des Mémoires du Président Schreber », Les Cahiers pour l’analyse, n°5, 1966.

[…] Disons que le texte de Schreber est un grand texte freudien, au sens où, plutôt que ce soit Freud qui l’éclaire, il met en lumière la pertinence des catégories que Freud a forgées, pour d’autres objets sans doute, et d’un point pour la définition duquel il ne suffit pas d’invoquer le génie, à moins que l’on n’entende par là une longue aisance gardée à l’endroit du savoir.

Certes Freud ne répudierait pas la mise à son compte de ce texte, quand c’est dans l’article où il le promeut au rang de cas qu’il déclare qu’il ne voit ni indignité, ni même risque, à se laisser guider par un texte aussi éclatant, dût-il s’exposer au reproche de délirer avec le malade, qui ne semble guère l’émouvoir.

L’aise que Freud se donne ici, c’est simplement celle, décisive en la matière, d’y introduire le sujet comme tel, ce qui veut dire ne pas jauger le fou en termes de déficit et de dissociation des fonctions. Alors que la simple lecture du texte montre avec évidence qu’il n’est rien de pareil en ce cas.

C’est bien là pourtant que le génie, s’il est cette aise, ne suffit pas encore. Car pour construire le sujet comme il convient à partir de l’inconscient, c’est de logique qu’il s’agit, comme il suffit d’entrouvrir un livre de Freud pour s’en apercevoir, et dont il ne reste pas moins que nous soyons le premier à en avoir fait la remarque.

Faire crédit au psychotique ne serait rien de plus en ce cas, que ce qui restera de tout autre, aussi libéralement traité : enfoncer une porte ouverte, n’est absolument pas savoir sur quel espace elle ouvre.

Quand nous lirons plus loin sous la plume de Schreber que c’est à ce que Dieu ou l’Autre jouisse de son être passivé, qu’il donne lui-même support, tant qu’il s’emploie à ne jamais en lui laisser fléchir une cogitation articulée, et qu’il suffit qu’il s’abandonne au rien-penser pour que Dieu, cet Autre fait d’un discours infini, se dérobe, et que de ce texte déchiré que lui -même devient, s’élève le hurlement qu’il qualifie de miraculé comme pour témoigner que la détresse qu’il trahirait n’a plus avec aucun sujet rien à faire, – ne trouve-t-on pas là suggestion à s’orienter des seuls termes précis que fournit le discours de Lacan sur Freud ? […]

Jacques Lacan, RSI, séminaire (1974-75), leçon du 8 avril 1975, ALI, édition hors commerce.

[…] La paranoïa, c’est pas ça, la paranoïa, c’est un engluement imaginaire. C’est la voix qui sonorise, le regard qui devient prévalent, c’est une affaire de congélation d’un désir. Mais enfin, quand bien même ça serait de la paranoïa, Freud nous a dit de ne pas nous inquiéter. Je veux dire que, pourquoi pas ? ça peut être une veine à suivre, hein ! Il y a pas lieu d’en avoir tellement de crainte si ça nous conduit quelque part ! Il est tout à fait net que ça n’a jamais conduit qu’à… ben ! qu’à la vérité. Ce qui en fait bien la mesure de la vérité elle-même, à savoir ce que démontre la paranoïa du Président Schreber, c’est qu’il n’y a de rapport sexuel qu’avec Dieu. C’est la vérité ! Et c’est bien ce qui met en question l’ek-sistence de Dieu, nous sommes là dans un raté de la création, si je puis m’exprimer ainsi. […]

Marcel Czermak, Patronymies, « Actualité et limites de la paranoïa[1] », Masson (1998), Erès (2011).

[…] De toutes les folies voilà sans doute la plus humaine, peut-être la plus pure, voire la mieux comprise. Lacan n’a-t-il pas ouvert son œuvre par l’étude de la paranoïa (1932), puis révélé la nature paranoïaque de toute connaissance humaine liée à la structure du moi (1936), tiré de Freud le terme de Verwerfung qui sous le nom de forclusion du Nom-du-Père ne peut plus guère être contesté comme à l’œuvre dans la psychose (1955) et enfin, vers la fin de son enseignement, affirmé que la psychose paranoïaque et la personnalité étaient la même chose (1975) : la mise en continuité des trois registres de la subjectivité : Réel, Symbolique, Imaginaire.

Un paradoxe y est accentué. « Paranoïa » désigne la psychose la plus pure mais aussi la structure la plus universelle du moi, tandis qu’une constatation clinique s’impose : le diagnostic n’en est pas toujours aisé, chez les femmes et les immigrés spécialement. Des tableaux authentiquement paranoïaques se constituent en l’absence, rétrospectivement vérifiable, de psychose. C’est même le registre quasi obligé de tout sujet, privé pour quelque cause contingente des ressources de son fantasme, quand se révèle l’autonomie toujours possible du moi en la personne du persécuteur.

La plus grande fréquence aujourd’hui de ces réactions, si elle est avérée, semble participer d’une actualité elle-même paranoïaque. Nous en verrons les symptômes — d’une part, dans la prolifération de textes législatifs, réglementaires, etc., signe de l’échec d’une loi symbolique qui assure, tant bien que mal, au sujet de la castration un rapport pacifié à son semblable — d’autre part, dans la montée des nationalismes, sectarismes et autres ségrégations qui font se resserrer les citoyens, incertains des fondements de leur légitimité, sur l’affirmation d’une identité. La logique démontre que cette dernière ne peut s’affirmer que d’une exclusion. […]

 

[1] Publié dans Le Trimestre psychanalytique, n°4, AFI, 1991.

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