Sade conteste Sade
2019

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TELLERMANN Esther
Nos ressources, Séminaire d'hiver

Sade conteste Sade

ESTHER TELLERMANN

« Que l’œuvre de Sade anticipe celle de Freud, fût-ce au regard du catalogue des perversions, est une sottise » dit Lacan dans son écrit Kant avec Sade qui devait servir de préface à La philosophie dans le boudoir dans les quinze volumes des éditions de Sade au Cercle précieux de 1963. Il en fut la postface, la préface étant de Klossowski.

C’est qu’en effet, dans le boudoir, les « instituteurs immoraux » initient la jeune Eugénie à une pratique sexuelle qu’autorise la délégation que Sade fait dans sa conception de la République du droit égalitaire à la jouissance, mais d’une jouissance non organisée autour du manque de l’objet, du phallus symbolique, mais autour du franchissement des limites de la castration en une mise en scène inouïe entre la voix qui ordonne les arrangements et les poses et un phallus imaginaire jamais détumescent sinon dans le court repos qu’impose l’acmé atteinte et à recommencer.

Modernité de Sade, reléguant les limites qu’impose le principe de plaisir à la jouissance en une ère dépassée, dit Lacan.

Rappelons qu’il fut pour cela – pour ses actes (blasphèmes, débauches, sodomie) puis ses écrits – emprisonné vingt sept ans de sa vie dont treize ans à l’asile de Charenton.

Transféré en 1784 de la prison de Vincennes – où il état incarcéré depuis 1777 – à la Bastille, il y composa son premier roman, chef-d’œuvre de la littérature, Les 120 journées de Sodome dont la perte de son vivant, en 1789, lui fera verser « des larmes de sang ». Conscient de la possibilité de saisie de ce manuscrit inachevé, il en avait établi une copie en écriture minuscule sur un rouleau de papier de plus de douze mètres, composé de petites feuilles de douze centimètres de large collées bout à bout. Le rouleau sera retrouvé dans son cachot par Arnoux de Saint-Maximin, caché dans un godemichet, dit-on.

Ces 120 journées de Sodome, variations fuguées des fantasmes puis des pratiques de quatre riches libertins, maîtres du château de Silling, démontrent de façon rigoureuse, progressive, en des tableaux qui veulent rendre complice le lecteur, saisir son regard concupiscent ou angoissé, ce que veut dire le déni de la limite à la jouissance en s’en faisant l’instrument. S’appliquant à se réguler sur l’excès de cette jouissance, ne cessant de vouloir l’atteindre, de ne pouvoir que ponctuellement mettre la main sur l’objet du désir dans l’indifférenciation sexuelle, en autant de cons, de vits, d’étrons, afin de s’en rendre maître. Mais que cet objet, partie du corps de l’autre, des petites files, des pucelles, des jeunes garçons enlevés à leurs parents pour être le gibier des orgies des libertins, ne soit jamais adéquat à satisfaire la pleine jouissance – toujours reconduite – autorise autant d’arrangements, de postures, aboutissant graduellement à la torture puis au meurtre des victimes.

En effet, que tout soit possible dans le déni de la Loi d’alors – blasphèmes, sodomie, pédophilie, inceste, coprophagie, nécrophilie (Gilbert Lély compte dans le livre la déclinaison de plus de six cents cas divers de perversion et s’étonne de tant d’ingestions d’excréments, mentionnées une seule fois un siècle plus tard par Krafft-Ebing), que tout soit possible donc sans craindre le mal que l’on fait à l’autre ne peut être réalisé qu’à faire du corps un cadavre. L’achèvement réussi de la relation du sujet à l’objet c’est la mort, montre Sade dans Les 120 journées de Sodome qui aboutissent au massacre de trente acteurs sur quarante six des orgies du château de Silling.

Et si la liberté de jouir sans limite ne pouvait aboutir qu’à faire du sujet l’objet a qu’il veut atteindre jusqu’à son annihilation même ? Car la liberté républicaine de jouir, nécessitant la transgression de tout interdit religieux et moral, obéit à cette seule injonction : « Fous, en un mot fous, c’est pour cela que tu es mis(e) au monde, aucune borne à tes plaisirs que celle de tes forces et de tes volontés. » (La philosophie dans le boudoir, p. 83).

Où Sade, dit Lacan dans son écrit, dit la vérité de l’impératif kantien dont l’une des formulations dans la Critique de la raison pratique, publiée huit ans avant La philosophie dans le boudoir, est celle-ci : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »

Cette « voix » en nous, injonction sans énonciation pour Kant, impératif apathique qui impose en chacun l’action selon la morale, le respect d’autrui, Sade en relève la refente, la division. L’apathie kantienne n’exclut-elle pas de l’impératif catégorique un autre commandement, celui de la jouissance qui commande, contre celle de Dieu, sa satisfaction, fût-elle contraire au Bien d’autrui. Dès lors l’éthique de la réciprocité judéo-chrétienne qui commande d’aimer son prochain comme soi-même, à l’instar des paroles de Jésus selon Mathieu et Luc : « toutes les choses que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-les leur vous aussi de même, car c’est la loi et les prophètes » pourrait être cet autre commandement universel selon Sade, dit Lacan :« J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit je l’exercerai sans qu’aucune limite l’arrête dans le caprice des exactions que j’ai le goût d’y assouvir. »

Voilà la loi de nature qui commande contre celle de Dieu la jouissance qui outrepasse la loi symbolique, cette relation au manque, à la castration qui met en place le désir dans sa relation à l’interdit, en particulier celui de l’inceste. Inceste, premier interdit que Sade lève. Voilà où Sade n’anticipe pas Freud mais lui ouvre la voie, ceci en déblayant la position de l’éthique vieille de plusieurs millénaires « pré ordonnant la créature à son Bien » au travers d’une psychologie inscrite dans divers mythes de bienveillance, ouvrant ainsi la voie dans le XIXème siècle, dit Lacan, au thème « du bonheur dans le mal », thème qui permettra à Freud d’énoncer son principe de plaisir. Principe de plaisir par lequel la jouissance trouve sa limite dans le corps.

Voilà donc la subversion sadienne, d’avoir ouvert la voie au « progrès » républicain, économique, qui voulait l’égale répartition des jouissances, un capitalisme débarrassé de ce qui entraverait l’infini de l’accumulation jamais abreuvée de ses gains, promettant l’infinitude de sa dépense. Voilà la subversion sadienne d’inaugurer le sujet contemporain dans son lien à la perversion, comme norme.

Klossowski, lecteur de Sade, dans Sade mon prochain, précédé du Philosophe scélérat de 1947, fait de Sade le révélateur de l’hypocrisie de la terreur qui accomplit les pires exactions, au nom du peuple souverain et du bien public, sous couvert d’inaugurer l’âge heureux de « l’innocence recouvrée ».

L’éthique allait-elle vers un mieux en défaisant la féodalité théocratique au profit de la jouissance individuelle des seigneurs, s’émancipant du pouvoir du roi et donc de Dieu ? Et si corruption morale aristocratique et corruption républicaine accomplissant la criminalité propagée par le libertinage athée n’étaient qu’une ?

L’athéisme radical rendu possible par l’assassinat du représentant temporel de Dieu autorise-t-il un état de criminalité permanente ? Sade contesterait Sade. Il ne développerait les conséquences de la philosophie des Lumières que pour mettre à jour son hypocrisie et ses impasses. Sade doit-il être pris au mot ou est-il le révélateur, le dénonciateur de la décomposition éthique à l’œuvre au sein de sa recomposition « républicaine » ?

Adhésion ou distanciation ? Sincérité ou exagération, provocation ? Sade conteste-t-il Sade ?

Pourquoi le XXème siècle a-t-il pris Sade au sérieux, le sortant de l’oubli, interroge Eric Marty dans son ouvrage paru en 2011.

Si la première partie du XXème siècle, avait fait de Sade la victime de tous les pouvoirs (monarchique, révolutionnaire puis napoléonien), Paulhan fit charnière entre le mythe d’un Sade lavé de toute accusation criminelle, d’un Sade philosophe le plus abouti des Lumières mais cependant pris dans une fantasmatique subjective qui sera pour les Surréalistes l’ouverture à une érotique moderne.

Dans la deuxième partie du XXème siècle c’est avec Blanchot, Klossowski, Foucault et Lacan, dit Eric Marty, après les exactions nazies, que le versant destructeur de Sade sera relu comme remise en question de la Raison des Lumières, plus encore comme une lecture sans précédent du réel dont l’humain se constitue.

Ajoutons pour Lacan, comme révélateur de l’impensé de l’éthique traditionnelle sur quoi se fonde l’éthique de la psychanalyse : le rapport du désir au sujet de l’énonciation et à la Loi.

Posture incomparable de la gestuelle sadienne que de faire le lecteur, à travers le conte, la fable – voyeur, complice – dans l’excitation ou l’angoisse, de la multitude des transgressions qu’autorise la mort de Dieu.

Ainsi pratiquent quatre libertins dans le château de Silling, âgés de quarante cinq à soixante ans, après que la narration des quatre « historiennes » de toutes les passions de l’homme qu’elles ont rencontrées enflamment (passions simples, passions doubles, passions criminelles passions meurtrières) et provoquent le passage à l’acte, la réalisation de ce qui est d’abord fantasme sur des enfants et adolescents des deux sexes, choisis et sélectionnés préalablement pour leur beauté, selon des règlements et des emplois du temps précis. Offices, cérémonies orgiaques dont les libertins sont donc les maîtres absolus sur  quarante deux objets de luxure classés selon une hiérarchie et un ordonnancement excluant tout pathos et selon l’obéissance à l’impératif du Surmoi, « Jouis », ce qui fit Pasolini reléguer Sade aux enfers du fascisme.

Quel intérêt à lire Sade aujourd’hui où pour le sujet moderne, à l’instar de la domination sans partage du libéralisme, c’est l’autorégulation en cercle fermé de la jouissance qui domine : celle de la capitalisation sans autre but qu’elle-même, faisant du sujet un consommateur de divers fétiches jetables, ne laissant place à d’autre règne que celui du déni de la perte qui fait le désir ?Le sujet contemporain ne pourrait-il lire en l’organisation autorégulée et carcérale du château de Silling sa propre incarcération comme soumission au plus-de-jouir ? Chez Sade, à  cette matière inépuisable qu’est le foutre dont le réservoir, jamais destiné à la reproduction, ne pourrait s’épuiser, pour autant que c’est la vie même, qu’avec l’extinction de l’espèce humaine.

Car le château de Silling abrite la scénographie d’une économie des corps auto-suffisante n’ayant besoin comme investissement que leur propre excrétion. L’infinitude des pénétrations, des masturbations, des sodomies, des postures, des arrangements, des passions scatologiques laissent en la fiction sadienne une chair chaque fois plus meurtrie, mais n’ayant jamais assez livrée ce qui la fait objet de jouissance. Il faudra aller plus loin, jusqu’au supplice et au meurtre, dans une écriture en excès qui fait succéder une « crise » à une autre, un arrangement des corps chaque fois plus complexe, une déchirure de l’Autre chaque fois plus profonde, mise en pratique du pamphlet inséré dans La philosophie dans le boudoir, « Français, encore un effort et vous serez Républicains », formidable promotion de la transgression des lois sociales et religieuses, de la prohibition du vol, du viol, de l’inceste et du crime, couronnée par la sodomisation sans frein de la mère d’Eugénie, Mme de Mistival, par sa fille et à l’aide d’un godemichet, avant de la coudre après inoculation de la vérole.

Qu’apprenons-nous de cette écriture de l’excès et de la transgression qu’autorise l’athéisme le plus radical ? Que l’impératif qui oblige les libertins jouisseurs à n’en avoir jamais assez de leurs spasmes, multipliant à l’envi leur scénographie, n’est qu’un tournage en rond autour d’un trou jamais rempli, tournage en rond mené par la pulsion qui mène le manège.

La liberté, soudain ouverte par la mort de Dieu du droit à la jouissance, n’est-elle, comme Lacan l’indique dans Kant avec Sade et L’Éthique qu’une soumission à la loi, celle de l’interdit de la chose freudienne que les excès des libertins soulignent ?

Le lexique de Sade le dit assez. Sade conteste-t-il Sade ? Pour ce qu’il dit naturel à se faire écriture, à se forger dans la langue française, se dit aussi « scélératesse, dépravation, débauche, vice, dérèglements, infamies, dégoûtantes manies, corruptions, abominations, horreurs, crapuleries, vilénies, saletés, turpitudes »… Ironie, rire de Sade, jeux de masques, ironisation de la langue française même, insuffisante à dire l’objet qui anime le désir de l’homme…

La gradation de la scénographie des libertins propre à ne cesser de rechercher l’acmé, sans repos possible, sans limitation que ses propres règlements parfaitement orchestrés démontrent que la loi ne peut être un impératif apathique, ni celle de la police ou du gibet, mais celle de l’interdit de la chose, la chose freudienne, atteinte par Sade dans le massacre final des acteurs. Encore qu’il n’y suffira pas, la pourriture naturelle étant germe de vie…

La poursuite de Das Ding, de lubricités en lubricités, de tortures en tortures, ne s’apaiserait-elle que de cette « seconde mort » que serait la disparition de l’espèce humaine sans qu’y subsiste aucune reste mémoriel ? Passion de l’homme repérée par Freud en sa pulsion de mort, aporie de la jouissance du symptôme et du trauma. Le scandale de Sade est là : la licence de ses romans ne s’y vit que pour la mort, dont l’Histoire montre assez qu’elle peut s’accomplir en masse, voire guider…

Car la débauche où se vautrent nos libertins, où ils s’épuisent – de ne pouvoir crier leur déréliction, à moins que leur débauche soit ce cri même – s’accroche au déchet qu’est l’objet du désir dont Sade semble vouloir nous étonner qu’il soit cause du jouir : sécrétions, salive, sueur, vomi, sperme, urine, étrons, supplices… Rien de la belle forme, de l’idéal, mais ce qu’il recèle en autant de culs et vits, où toujours se dérobe la Chose…

À quoi Sade semble opposer le règne inaltérable de la narratrice, de la Duclos à la fin épargnée du massacre, sa brillance et sa beauté créatrices des narrations et des sévices inouïs dont elle fut victime et maîtresse, comme des mises en pratique qu’elle suscite, figure de la sublimation, de l’œuvre d’art, transgressant elle aussi comme la perversion l’au-delà du principe de plaisir. Car Sade, ne l’oublions pas, écrit, même si nous sommes prompts à considérer comme réelles les exactions qu’il décline, peut-être à savoir qu’il fut pour cette écriture incarcéré un tiers de sa vie, où s’entend l’irrecevabilité de la loi qu’il révèle, ce « droit de jouir » qu’il ne veut pas être celui de désirer en vain.

Cependant, l’apologie du crime dans Sade ne le pousserait-il pas, comme le pense Lacan, à l’aveu détourné de la loi chrétienne et de la Raison des Lumières en restaurant l’Être suprême dans son maléfice ? On ne finit pas si facilement avec la « loi du dedans » dit Lacan, quand bien même on écrit tout ce qui vient à la tête…La mère cousue de la fin de La philosophie dans le boudoir reste-t-elle la mère interdite comme le pense Lacan ? Sade conteste-t-il Sade ? Sade substitue-t-il à Dieu la nature qui crée et détruit, affirme la domination des plus forts sur les plus faibles, nature décidément anti-rousseauiste, chaotique, admettant les goûts sexuels les plus singuliers sans considération de la continuation de  l’espèce humaine.

Contrairement à l’érotique des hommes au cours des âges, dit Lacan dans L’Éthique, c’est-à-dire à leur interrogation sur la transgression de la Loi pour atteindre Das Ding, Freud s’est voulu élaborer une théorie de la sexualité comme interrogation éthique sur le rapport de l’homme et de la femme, ce qui conduit Lacan à son nœud borroméen. Pardonnons à la psychanalyse de ce peu et remarquons qu’on ne le lui pardonne pas. Censure, dit-on, nouvelle morale… Et puis, ne peut-on lire Les 120 journées de Sodome de Sade comme écriture de la limite de l’humain et du langage : un cri prolongé dans l’infinitude des décharges, puis des supplices chiffrés, adresse à un Dieu absent, cri de rage contre ce que la sexualité implique, d’autant faire déchoir l’homme de l’Idéal que supposerait d’être à l’image de son créateur ?

Dernier appel à l’Autre, le lecteur, cet absent à quoi toute écriture s’adresse. Formidable questionnement de ce prochain que nous sommes à nous-mêmes, repris par tout le XXème siècle. Dérèglement érotique, économique, écologique. Sade en un dernier sursaut contesterait-il Sade ? Son athéisme mis en pratique dans ses conséquences serait-il la démonstration de l’autre face de Dieu en son horreur ? Jouissance Autre, ici un halètement écrit, un spasme suprême, aussi précis qu’halluciné pour la rejoindre.

« Combien de fois, sacre Dieu, n’ai-je pas désiré qu’on pût attaquer le soleil, en priver l’univers ou s’en servir pour embraser le monde. »

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Œuvres du Marquis de Sade

Sade, La philosophie dans le boudoir ou les instituteurs immoraux, présentation par Jean-Christophe Abramovici, Paris, GF Flammarion, 2007.

Sade, Les 120 journées de Sodome, Paris, 10/18, 2014.

Œuvres critiques

Jacques Lacan, « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Jacques Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.

Éric Marty, Pourquoi le XXème siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2011.

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