Mustafa Safouan
Notre ami Mustafa Safouan vient de mourir, centenaire, dans son petit appartement obscur de la rue Guénégaud. Il était partisan des lumières pourtant, comme celle qui l’attachait à sa maison à Urgada au bord de la mer Rouge et encore plus celle qui aurait dû guider des esprits affranchis de tout amour de transfert. Car ce que ce philosophe de formation reprochait à la psychanalyse était d’entretenir la sujétion traditionnelle et volontaire éprouvée à l’égard de l’autorité. Pourquoi Lacan favorisait-il ainsi un embrigadement ? Celui-ci avait cru exercer son esprit de finesse en envoyant Mustafa, à la demande des psychiatres regroupés autour du Pr Lucien Israël, en terre de mission à Strasbourg. Les juifs du lieu et sans doute l’envoyé égyptien lui-même ne pouvaient que profiter réciproquement, répétant l’affaire Mosès, d’une désillusion partagée. Mais il semble que la chaleur des Weinstuben les ait plutôt ensemble protégés contre la glaciation redoutée.
Ce n’est pas lui faire injure de dire que de la psychanalyse il fut un compagnon de route, ou plutôt se tenant sur le bord du chemin pour voir passer la caravane baroque de ses thuriféraires, et dont à ses yeux je faisais partie. Il y a peu pourtant il m’avait sollicité pour venir discuter, dans son espace rue de Bourgogne, sa dernière publication, portant sur l’Œdipe. Je n’ai pas alors interrogé cet ami fatigué et pourtant toujours inquiet sur la validité de son savoir. Comment il conciliait sa récusation du préalable qu’est le transfert dans l’analyse avec le nationalisme, arabe en l’occurrence, tel qu’il l’épousait et qu’on est en droit d’estimer la forme inguérissable car collective du transfert.
Mais pourquoi Mustafa n’aurait-il pas eu, comme chacun, le droit d’être habité par la contradiction ?
Au revoir, camarade
P.S. D’après ce que je sais, Mustafa est le fils du fondateur du Parti communiste égyptien connu entre autres pour les décennies passées dans les geôles de Farouk.
Philosophe de formation en terre d’Islam, il passa la guerre en tant qu’enseignant l’anglais dans un collège irakien. Il vint ensuite à Paris poursuivre sa formation philosophique et, sans que j’en sache le motif, entreprit une cure avec un praticien de bon aloi de la Société Psychanalytique de Paris, hostile donc à Lacan. Dont il suivit pourtant – du même coup ? – le Séminaire et avec lequel il entreprit un contrôle. Ébloui par son séminaire sur l’Éthique, il en fit un excellent résumé dont la promesse de publication ne fut jamais tenue. Ses propres publications, soignées par François Wahl au Seuil sont nombreuses. Parmi les dernières il entreprit sous le nom de Lacaniana une recension de l’ensemble des Séminaires. Elle était faite, exclusivement, par des membres qu’il choisit de mon Association et j’ai pu vérifier à cette occasion comment le contempteur du transfert savait en faire usage, y compris comme il se doit pour s’informer ou s’instruire. Ça n’était pas bête.
J’oublie de signaler le passage par la Fondation Européenne de la psychanalyse, fondée avec lui, Pommier, Dumézil et moi pour donner un abri aux nombreux analystes européens à l’abandon après la mort de Lacan. Tirés à hue et à dia par ce quatuor, je sollicitai Mustafa pour qu’il en prenne la direction, dès lors cohérente car unifiée ce qu’il accepta avec une réticence vite tournée en découragement. Ce n’est pas la position qui l’intéressait, bien que j’aie vu le nombre de ses collègues arabes soucieux de le couronner. Il faut dire que d’après les intéressés, son écriture de la langue classique était superbe et enthousiasmante. C’est en langue dialectale pourtant qu’il traduisit la Science des Rêves pour qu’elle soit accessible au peuple. Il s’en vendit 500 exemplaires.