L’Association lacanienne internationale
Préparation au Séminaire d’Été 2022 – Étude du séminaire X de Jacques Lacan, L’Angoisse
Mardi 18 janvier 2022
Lacan n’est pas présent à la réunion du 20 février 1963, ce sont Wladimir Granoff et François Perrier qui en ont la charge et qui discutent des textes de Barbara Low, Margaret Little, Thomas Szasz et Lucia Tower sur le contre-transfert. Granoff propose de voir dans ces articles ce qui était relevant à l’égard de ce que Lacan enseignait dans le séminaire à ce moment-là, et d’en parler entre eux devant l’auditoire, en prenant ceux-ci comme témoins.
Avant d’entrer dans la discussion de ces textes, on peut relever que, pour aborder des questions sur le contre-transfert, on doit tenir en compte le désir de l’analyste, c’est-à-dire, il faut porter les choses sur le plan du désir et sortir de la perspective de l’analyse en tant que relation intersubjective entre deux personnes.
Dans le Dictionnaire de la psychanalyse établi par Roland Chemama et Bernard Vandermersch, on peut lire que le contre-transfert est « l’ensemble des réactions affectives conscientes ou inconscientes de l’analyste par rapport au patient. » Le problème de la théorie du contre-transfert, c’est la symétrie établie entre analyste et patient comme si tous deux y étaient également engagés comme ego. Dans la cure, l’analyste n’est pas un sujet, mais il fait fonction d’objet petit a. Le désir de l’analyste a à voir avec la différence absolue qui sépare l’objet petit a – qui constitue l’étoffe du sujet – de l’image idéalisée.
La question du désir de l’analyste est quelque chose qui se dessine dans le séminaire dès la leçon IV (p.76) par exemple, quand Lacan dit : « cette sorte de désir qui se manifeste dans l’interprétation, dont l’incidence même de l’analyste dans la cure est la forme la plus exemplaire et la plus énigmatique, (…) celle qui fait poser la question : que représente, dans cette économie essentielle du désir, cette sorte privilégiée de désir que j’appelle le désir de l’analyste? »
En tenant compte qu’il ne s’agit pas d’une analyse du transfert, mais toujours dans le transfert, nous nous sommes interrogés, dans notre cartel sur l’angoisse, pourquoi Lacan, pour élaborer le petit a, éprouve la nécessité de se référer aux psychanalystes britanniques et américains. En dehors des questions politiques, pourrait-on envisager que cela aurait à voir avec le fait que Lacan part de la discussion sur la théorie du contre-transfert, où l’analyste est dans le tableau en tant que sujet, de ego à ego, et où le petit a n’est pas en cause, pour, dans une toute autre direction, proposer un dispositif où l’analyste fait fonction de petit a ?
Un autre point est le fait que Lacan, avant d’aboutir dans la discussion de ces articles sur le contre-transfert, venait juste de traiter de la question du corps : pourrait-on y lire un certain parcours de Lacan qui venait de parler du corps, du petit a et de l’angoisse, avant d’entrer dans la question du contre-transfert ?
Par exemple, dans la leçon V (p.85), Lacan parle du reste, « ce résidu non imaginé du corps qui vient par quelque détour (…), à cette place prévue pour le manque, se manifester d’une façon qui, pour n’être pas spéculaire, devient dès lors irrepérable », d’où l’angoisse.
Dans la leçon VII (p.119) : c’est le corps qui permet au signifiant de s’incarner.
Dans la leçon VIII (p.147) : « L’objet petit a au niveau de notre sujet analytique, de la source de ce qui subsiste comme corps ».
Dans la leçon IX (p.172) : « les maladies de courte durée sont rares pendant les analyses » – ce qui peut faire penser aux effets corporels du transfert.
Dans la leçon X (p.183) : « La façon la plus certaine d’approcher ce quelque chose de perdu, c’est de le concevoir comme un morceau de corps. » Ce qui peut nous remettre à nos journées sur « La Troisième » : c’est corporellement que les morceaux du petit a sont identifiables, ils sont identifiés comme éclats du corps. Voici le dernier détour que je me suis permise de faire, dans une tentative de vous faire l’ébauche des difficultés face auxquelles nous nous trouvons à ce point du travail, dernier détour avant de nous concentrer sur ce que nous apporte Granoff et Perrier dans la leçon XI du séminaire.
Granoff débute la discussion de l’article de Barbara Low de 1935 intitulé « Les compensations psychologiques de l’analyste » Elle vise à assimiler l’exercice de l’analyse à celui d’un art : « L’analyste est dans une position particulièrement difficile à soutenir sans que dans sa position il n’ait à faire intervenir des satisfactions », des compensations psychologiques, des dédommagements. Elle recommande à l’analyste une tranquillité et un certain équilibre, il s’agit, dans le torrent du tourbillon des passions, d’acquérir une tempérance. « Ne soyez pas trop timorés », conseille Hamlet aux acteurs. Ils ne devaient pas exagérer et dépasser Termagant, celui dont le soleil n’ose pas éclairer ou maître de tout homme, il s’agit de ne pas dépasser celui qui est investi d’une toute puissance, qui ne contient aucune lacune, qui est de l’ordre de la totalité.
Low assimile l’exercice analytique à une activité artistique étant donné qu’elle est créatrice. Ce qu’elle nomme le « vivre de » serait le ressort de la valeur créatrice de l’analyse en tant qu’activité artistique. Selon elle, sauf dans les activités artistiques, on n’éprouve pas de satisfactions dans l’exercice même de l’activité en question. Un exemple de ce « vivre de » serait prendre un repas : « si manger à côté de quelqu’un son propre repas est une chose, manger en commun avec quelqu’un, c’en est une autre. (…) L’issue, c’est une sorte de fraternité mystique qui résulte du repas pris en commun. »
Et du brotherhood de la fraternité du bon repas, Granoff arrive à Lucia Tower et le « repas délicieux qu’elle prend à la suite véritablement de toutes les vertus empoisonnantes de l’objet que lui propose sa patiente » – « une femme extrêmement embêtante, qui l’injurie au-delà de tout ce qu’elle peut endurer ». Elle arrive en retard après ce repas délicieux, tandis que la patiente venait de partir de son cabinet très en colère. À la séance suivante, contrariant tout ce que Tower pouvait attendre, la patiente lui dit qu’elle ne la blâme pas – et là se situe un virage.
À la suite, Granoff différencie la position de Low, pour qui sa position par rapport à l’analysée est d’être curieuse, elle est intéressée – on pourrait y écouter un désir de savoir – de celle de Szasz qui dit : « J’ai le droit de voir parce que vous avez besoin de moi en raison de ce que j’ai, mon savoir ». D’après celui-ci, il y aurait une résistance à reconnaître les satisfactions liées à l’exercice d’un certain pouvoir.
Granoff pointe une corrélation entre la dégradation du statut de l’angoisse et la promotion de l’armure génitale avec une corrélative oblativité, surtout chez les Américains. Il relève également que c’est « simultanément, au moment où l’egopsychology va prendre tout son essor et donner tous ses fruits, que se situe la discussion concernant le contre-transfert ».
Pour Granoff, la mise en cause du contre-transfert est la mise en cause de toute l’entreprise analytique. Il différencie la position selon laquelle parler de l’échec de l’entreprise analytique se rapporte à une dialectique rattachée au complexe de castration, de celle « pour l’analyste de manquer, lui, à l’être ou à être le parfait analysé ».
Ensuite, François Perrier va aborder l’article de Thomas Szasz, « De la théorie du traitement psychanalytique », de 1957. Ceci est, selon lui, limité par rapport au niveau d’articulation où se trouvait à ce moment-là le séminaire de Lacan. Il s’agit d’une « référence à laquelle nous avons à nous opposer, pour reprendre courage dans l’exploration qui nous est proposée maintenant », dit-il. Avant d’y entrer, Perrier débute en reprenant Granoff : « du fait que d’autres analystes sont ceux qui ont été analysés, le problème du contre-transfert ne peut plus ne pas être posé et en même temps remettre en question toute la structure même, tout le problème de la formation de l’analyste, donc toute la théorie analytique en elle-même » – ce qui définit la taille de la question en cause.
Selon Perrier, Freud a été, dans Analyse terminée et interminable, plus loin que la capture narcissique pour voir se profiler à travers la question de la pulsion de mort toute une question du désir, qui justement est celle qui est toujours abordée dans le séminaire.
Si d’un côté, Low s’interroge sur les satisfactions de l’analyste, Szasz par contre veut l’effacer. Perrier traite du souci de celui-ci de fonder une discipline analytique sur des bases scientifiques, ayant des termes sur lesquels tout le monde pourrait s’entendre et permettant donc de faire de l’analyse une science presque aussi exacte que les sciences exactes. L’objet principal de la visée de Szasz, c’est le understanding, la position de compréhension scientifique, qu’il oppose à la position médicale d’aider le patient. Il a le souci de ramener l’analyse à un champ précis, ce qu’il appelle le traitement psychanalytique « au sens restrictif ».
D’après Szasz, ce sont les règles qui structurent la situation et le but est inhérent à ces règles, c’est-à-dire que faire un échec et mat est en effet inclus dans les règles du jeu. Selon lui, on ne peut pas analyser n’importe qui, il faut que l’analysé ait un moi solide – sinon, si on ne sait pas jouer aux échecs, on pourrait apprendre à jouer aux dames (une référence aux psychothérapies). La visée de l’analyse serait ainsi une attitude scientifique, une recherche toujours plus approfondie du vrai en termes de sciences exactes, inhérente aux règles mêmes de l’analyse.
Il y a chez Szasz, en ramenant la situation analytique à des normes scientifiques, un grand souci d’éviter tout ce qui serait exercice d’un pouvoir de l’analyste envers l’analysé. C’est-à-dire, il « se défend d’une gratification des satisfactions que procure à l’analyste l’exercice du pouvoir de son propre savoir », parce que c’est là pour lui que peut se produire le contre-transfert, dans sa position manifestement très obsessionnelle donc. « Que le désir soit toujours extérieur au champ analytique, toujours extérieur au jeu d’échec, à l’échiquier que nous propose Szasz ». Mais, comme l’on a vu chez Lady Macbeth, plus on dit que ça n’est pas là, plus c’est là …
Avant de conclure, je vous soumets deux dernières questions. Si, sur l’échiquier, la règle définit un impossible, c’est-à-dire, certains mouvements ne peuvent pas se faire, que pourrions-nous dire de la règle fondamentale de l’analyse ? « Dire ce qui se passe dans la tête » porte en soi-même l’impossible à tout dire, en d’autres termes, il y a en même temps la règle et l’impossible de la règle, l’impossible correspondance point à point dans la transcription d’un récit. Là-dessus, j’aimerais dire un mot sur l’expérience de faire une analyse en langue étrangère. Cela rend ce décalage plus clair, mais dans un certain sens cela ne fait que mettre en évidence l’impossible inhérent à la lalangue elle-même, qui est également en jeu dans des analyses en langue maternelle.
Si ce n’est, comme pour Szasz, « la maturation émotionnelle » ou « le développement non entravé de la personnalité » – échec et mat – pourrait-on parler de but de l’analyse? Cela concernerait-il le processus en soi-même et les effets d’une parole adressée? Ou encore, non pas une résolution mais un déplacement d’un impossible et les effets de cela?
Je vous soumets ces deux interrogations – sur la règle fondamentale de l’analyse et sur le but de l’analyse – lesquelles viennent s’ajouter aux deux autres interrogations posées tout au début : pourquoi Lacan a besoin, dans son élaboration du petit a, d’aborder ces articles sur le contre-transfert ? Et pourrait-on lire un certain fil lorsqu’il parle du corps tout au long des leçons précédentes ?