L’Association lacanienne internationale
Préparation au Séminaire d’Été 2022 – Étude du séminaire X de Jacques Lacan, L’Angoisse
Mardi 15 mars 2022
Président de séance : Jean-Pierre Rossfelder
Leçon 17, du 8 mai 1963, présentée par Flavia Goian
Texte
Malgré le caractère en apparence disparate de cette leçon, il existe un axe qui va du point de départ : l’abord de la circoncision en rapport avec la structuration de l’objet du désir, ensuite discussion avec les philosophes sur la fonction de la cause, considération sur l’objet cause du désir, aphanisis du petit a dans le fantasme, à une démonstration s’appuyant sur l’expérience esthétique faite par Lacan lors de son voyage au Japon.
« Il s’agit, au point où nous en sommes, de remotiver bien ce dont il est question : de ce lieu subtil que nous tentons de cerner (…) ce lieu jamais repéré jusqu’ici, central de la fonction, si l’on peut dire, pure du désir ; ce lieu où nous advenons un peu plus loin cette année, avec notre discours sur l’angoisse (et où) je vous démontre comment se forme (а), l’objet des objets, pour lequel notre vocabulaire а promu le terme d’« objectalité » en tant qu’il s’oppose à̀ celui d’« objectivité ».
L’objectivité est le corrélat d’une « raison pure », articulable au dernier terme de la pensée analytique occidentale dans un formalisme logique. L’a priori kantien procède d’un impératif catégorique qui ne doit rien par principe à une cause extérieure à son pur enchaînement formel. C’est la raison pour laquelle il échoue à réduire la fonction de la cause, pourtant irréfutable ; et qui anime depuis toujours le progrès critique de la philosophie occidentale : « Si cette cause s’avère aussi irréductible, c’est pour autant qu’elle se superpose, qu’elle est identique dans sa fonction, à ce que je vous apprends cette année à manier, à cerner. » La critique de la démarche kantienne va permettre à Lacan d’opposer ce formalisme logique pur à ce qu’il définit comme objectalité. « L’objectalité est le corrélat […], d’un pathos de coupure. » Celui-là même par où le formalisme logique kantien rejoint son effet méconnu dans la Critique de la Raison Pure. Lacan évoque ici la fonction de l’objet a cause du désir, comme cette part de nous-mêmes, morceau de chair resté nécessairement pris dans la machine formelle. Cette machine formelle, on peut l’entendre comme l’écriture logique déployée dans les chaînes de Markoff du Séminaire sur la Lettre volée, qui rendent compte des lois du symbolique venant mordre sur le réel du corps.
La recherche de la connaissance elle-même est animée d’un désir qui n’a d’autre source que cet objet cause du désir « cette part de nous-même, à jamais irrécupérable, objet perdu aux différents niveaux de l’expérience corporelle où se produit sa coupure, (…) support, […] authentique de toute fonction comme telle de la cause. » Là où tout formalisme logique fonctionne comme une chaîne causale qui cherche sa raison d’être en elle-même, Lacan souligne que la cause véritable de tout désir de connaissance implique un changement de registre, révélant que l’a priori kantien n’est en fait qu’un a posteriori, « l’ombre, le pendant de ce qui est point aveugle dans la fonction de cette connaissance elle-même. » (L’on se rappelle les explications de Freud sur la pulsion épistémologique infantile.)
Bien avant Freud, la mise en question de ce qu’il у а de désir sous la fonction de connaître avait eu ses émules : Platon et Aristote, à leur façon l’ont invoquée, et ont proposé : pour l’un, le Souverain bien ; pour l’autre, le premier moteur immobile, remplaçant le Noûs d’Anaxagore, c’est-à-dire l’Esprit, principe spontané de mouvement, de pensée, de connaissance et de vie – toutes élaborations s’employant à purifier la pensée, l’Esprit, dans ses causes originelles ou dernières, de l’incandescence de l’âme ou du pathos ! Ainsi, c’est un mythe d’origine psychologique qui endossera les égarements de la raison kantienne, sous-tendu par l’impératif de la morale, tout ce qui relève d’autre chose que de la raison pure : instincts, aspirations, enthousiasmes religieux, constituant ce que Kant appelle « le pathologique ». Aussi la Schwärmerei kantienne recouvre-t-elle les égarements de la raison au sens où, dans le langage de Luther, les Schwärmer sont les dissidents de l’orthodoxie protestante, qui rejetaient l’Église de l’État et ses normes, au nom de la fluidité éthique des communautés chrétiennes d’origine. La pensée des Lumières achèvera ce rejet en généralisant le postulat de cette « sympathie », ou affinité morale entre les hommes, qui avait été au principe des formations sectaires protestantes d’après la Réforme.
Lacan semble prendre lui-même la voie de donner une certaine portée à ce pathos, mais, au-delà de toute considération psychologique, ce qui lui importe, c’est une nécessité structurale : le rapport du sujet au signifiant nécessite la structuration du désir dans le fantasme, et le fonctionnement de celui-ci implique une aphanisis du a qui, à telle phase du fonctionnement fantasmatique, s’efface et disparaît.
Descartes comme saint Anselme avant lui, cherche à fonder la certitude de l’existence de Dieu dans la perfection objective de l’Idée : c’est la preuve ou l’argument ontologique[1], essentialiste. Mais cette certitude liée à la cause première est essentiellement précaire, elle n’est que l’ombre de la véritable certitude, seule qui ne trompe pas, « celle de l’angoisse […] à l’approche de l’objet, » mais en tant qu’elle ne l’atteint jamais. L’on remarque que le vocabulaire de Lacan qui met en avant les notions de « certitude » et de « tromperie » est pris dans une dialectique cartésienne.
Outre la mise en cause radicale de la fonction de la connaissance opérée par Lacan par ce biais, l’on peut entendre de quelle façon l’angoisse est ce temps (de la constitution) du désir où l’objet a au fondement, à la racine de la cause, se trouve syncopé, caché, évanoui, et cette disparition de l’objet est ce qui structure un certain niveau du fantasme. Caché, déguisé, c’est tel qu’il reparaîtra dans le fantasme, recouvert de son manteau agalmatique.
Structure de l’objet a et structure du fantasme sont analogues, c’est la fenêtre ou le cadre qui relèvent du caractère topologique de cette critique de l’esthétique transcendantale, qui rebat les cartes de l’espace et du temps.
C’est que pour Lacan « il у а déjà connaissance dans le fantasme » et elle porte l’empreinte de l’engagement du parlêtre dans son corps : « La racine de la connaissance, c’est cet engagement de son corps. »
La démarche de la phénoménologie contemporaine (de l’époque du séminaire) n’aboutit pas davantage, pas plus que les philosophies antérieures, à rendre compte de ce que Lacan connote par cette prise du corps dans la fonction de la cause. Malgré le renversement qu’elle accomplit du dualisme corps-esprit : en faisant du corps une espèce de double, d’envers, des fonctions de l’esprit, l’on bascule d’une conception séculaire de l’âme comme « corps spiritualisé » à un engagement total du corps dans les catégories de l’esprit, aboutissant à une « âme corporéisée », selon la formule de Lacan. Loin de s’intéresser à un fonctionnement du corps qui permettrait de tout réduire à un non-dualisme de l’Umwelt et de l’Innenwelt, au contraire, Lacan met en évidence dans l’engagement du corps dans la dialectique signifiante, « quelque chose de séparé, quelque chose de sacrifié », « livre de chair », selon Le Marchand de Venise, « à prélever tout près du cœur ».
Il s’agit ici de ce à quoi doit aboutir l’opération de la castration – opération symbolique, dont l’agent est le père réel, portant sur un objet imaginaire, moins phi – opération que Lacan tente d’éclairer ici en interrogeant la fonction de la circoncision dans quelques passages de l’Ancien Testament. Or, nul livre sacré mieux que la Bible hébraïque ne parvient à faire vivre cette zone sacrée, l’heure de vérité où de notre propre chair nous devons solder la dette.
Ce sont des textes, nous dit Lacan, restés énigmatiques, mettant en difficulté les traducteurs, et en échec, les interprètes. Comment comprendre, en effet, que Moïse, qui rentre en Égypte pensant que tous avaient oublié son meurtre de l’Égyptien, et poursuivi par l’ire implacable de Yahvé, soit sauvé par le contact avec le prépuce de son fils que Sephora venait de circoncire avec un couteau de pierre ? Comment entendre l’enjeu du paradoxe qui organise cet énoncé prélevé dans les paragraphes 24-25 du chapitre 9 de Jérémie : « Je châtierai tout circoncis dans son prépuce », traduit par Édouard Dhorme par la tournure : « Je sévirai contre tout circoncis à la façon de l’incirconcis » ?
Comment peut-on punir quelqu’un dans une partie séparée de son corps ?
La consultation d’autres traductions apporte d’autres éléments de compréhension de ce paradoxe, mais nous permet également de mesurer le propos de Lacan soulignant ce qui est en jeu chaque fois que le terme de « circoncis » ou d’ « incirconcis » est employé dans la Bible, et qui n’est pas obligatoirement localisé au petit bout de chair en question : une relation permanente à un objet perdu, une séparation essentielle d’avec une partie du corps qui vient commémorer dès lors symboliquement pour le sujet sa relation au corps propre.
La traduction du Segond 21 propose : « Voici que les jours viennent, dit l’Éternel, où j’interviendrai contre tous les faux circoncis. »
Ostervald : « Voici, les jours viennent, dit l’Éternel, où je punirai tous les circoncis qui ne le sont pas du cœur. »
Martin : « Voici, les jours viennent, dit l’Éternel, que je punirai tout circoncis ayant encore le prépuce. »
Cela témoigne de l’embarras des traducteurs et des commentateurs devant ce paradoxe. Il semble difficile d’entendre que l’on puisse châtier quelqu’un dans une partie manquante, or c’est précisément cette articulation qui intéresse Lacan, qui y voit l’objet perdu en tant qu’il devient le lieu central de la fonction pure du désir, selon ses mots : ce lieu subtil, jamais repéré jusqu’ici dans son rayonnement ultra-subjectif.
Incirconcis des lèvres, incirconcis du cœur… Lacan nous rappelle que cette part corporelle de nous-mêmes est essentiellement et par fonction, partielle, que c’est en tant que corps que nous sommes objectaux. Dans « c’est ton cœur que je veux », c’est comme tripe que le cœur est à prendre ! On peut songer tout de même à une métaphore sexuelle, comme il le suggère avec la référence au livre de Dhorme, L’emploi métaphorique de noms des parties du corps en hébreux et en akkadien, en relevant que la composition de celui-ci exclue l’organe sexuel masculin et le prépuce. Cela ne nous paraît pas tellement étonnant dès lors qu’il s’agit d’un complexe de signifiants qui précisément supportent la métaphore, la signification et ce vers quoi convergent toutes les significations.
Le passage de Jérémie, suivi du passage de Shylock, est également rapproché, peut être métaphorisé dans l’image de la souche, du tronc coupé d’où̀ le nouveau tronc ressurgit, dans cette fonction vivante du nom du second fils d’Isaïe, Shear-yashouv : « un reste reviendra », où le signifiant « juif » incarne la fonction du reste, de l’objet a.
C’est toujours par le cœur que l’on arrive dans la leçon à ce point de l’évocation par Lacan de son voyage dans l’île du Japon – et notamment par la remarque d’un chrétien occidental qui estime que du cœur, les orientaux n’en ont pas !
Lacan interrogera, à propos des pratiques bouddhistes Zen, une phrase qui ne lui paraît pas hors de saison « dans ce que nous essayons de définir du rapport du sujet au signifiant. » Une phrase qui se trouve au cœur de la pensée Zen, à savoir « Le désir est illusion ». Les statues à fonction religieuse qu’il rencontre aussi comme des œuvres d’art au monastère des moinesses de 中宮寺 Chûgû-ji à Nara, important lieu de l’exercice de l’autorité impériale, l’intéressent justement en ce qu’elles peuvent représenter d’un « certain rapport du sujet humain au désir. » Ce sont des statues de bois datant d’avant le Xe siècle, dont il choisit de nous montrer l’une des plus belles.
Lacan relève cette phrase, mais l’écho qu’elle peut avoir pour nous, psychanalystes, n’est pas le même que pour les bouddhistes : pour eux, le désir fait partie des illusions de la vie, source de souffrance, qu’il s’agit de (chercher à) combattre en visant l’état de nirvâna.
Un peu plus loin, il précise « Ce dont il s’agit, au moins dans l’étape médiane de la relation au nirvâna, est bel et bien articulé d’une façon absolument répandue dans toute formulation de la vérité bouddhique, et c’est articulé dans le sens toujours d’un non-dualisme : « s’il y a objet de ton désir, ce n’est rien d’autre que toi-même. », l’énoncé original étant « c’est toi-même », sous-entendu « que tu reconnais dans l’autre ». Cette relation semble être caractéristique du rapport des bouddhistes à cette statue, et c’est une expérience que Lacan estime « utilisable » pour nous.
L’expérience bouddhique suppose une référence éminente, dans notre rapport à l’objet, à la fonction du miroir. Lacan rappelle l’allusion qu’il avait faite dans « Propos sur la causalité psychique » à un « miroir sans surface dans lequel il ne se reflète rien » : « Quand l’homme cherchant le vide de la pensée s’avance dans la lueur sans ombre de l’espace imaginaire en s’abstenant même d’attendre ce qui va en surgir, un miroir sans éclat lui montre une surface où ne se reflète rien »[2].
Il opère une différence entre la projection , qui est de l’ordre de l’imaginaire d’un reflet, d’un double, et le rapport au désir dès lors qu’on introduit dans ce dualisme l’objet a où, si l’on retrouve ce qu’il у а de plus moi-même dans l’extérieur, c’est comme partie coupée de moi-même. La référence au schéma optique peut nous éclairer ici, parce qu’elle implique tout à la fois la spécularité, i(a), le reflet dans le miroir plan, et la non-spécularité de l’objet, a, qui est cette part perdue de moi-même qui ne se réfléchit pas dans le miroir.
« L’œil est déjà un miroir, [que] l’œil, irai-je à dire, organise le monde en espace… [qu’]il reflète ce qui dans le miroir est reflet ». Ainsi, il n’y а pas besoin de deux miroirs opposés pour que soient déjà créées « les réflexions à l’infini du Palais des Mirages ». Lacan se rapporte ici à un dispositif de deux miroirs en face à face, ce qui produit un déploiement infini d’images entre-reflétées. Mais un des deux miroirs peut être remplacé par l’œil qui est un miroir lui-même. Cet œil est l’objet a, mais ce rien est reflété et ce reflet est reflété à son tour. L’œil est réfléchi par le miroir. Le rien, c’est le 0, mais ce 0 étant réfléchi, il peut être compté comme 1 qui se multiplie à l’infini. On retrouve les fondements de l’arithmétique de Frege. Avant l’espace, il y a donc un Un qui contient la multiplicité comme telle.
Pour nous faire entendre ce qu’il veut dire quant à ce « Un », πολύ [poly], tous, et non pas πᾱν [pan], Lacan fait allusion au mille et une statues, qui sont en réalité trente-trois mille trois cent trente-trois mêmes êtres identiques et éveillés, c’est le même Bouddha, enfin Bodhisattva. Pourquoi trente-trois mille cent trente-trois ?
Serait-ce parce que dans le bouddhisme Mahāyāna, d’où dérive le Zen, il y a trois corps ou manifestations du Bouddha, qui ne sont pas des entités séparées mais des expressions de l’ainsité (tathatā) qui est une. Ainsité, parce que non-soi immuable, vérité ultime et absolue, domaine de la suprême sagesse de la vacuité.
– le Nirmānakāya, le corps physique ou corps de manifestation, d’émanation.
– le Sambhogakāya, corps de félicité, ou de jouissance.
– le Dharmakāya, corps du Réel, ou corps ultime.
Lacan termine cette excursion en précisant que le miroir dont il s’agit ici n’est pas celui de l’expérience narcissique du miroir, mais « celui du champ de l’Autre », où doit apparaître pour la première fois, sous une forme voilée – sous forme de i(a) – sinon le а, du moins sa place, bref : le ressort radical qui fait passer du niveau de la castration au mirage de l’objet du désir, c’est-à-dire le point de jonction entre le а fonctionnant comme (– φ) et le niveau visuel ou spatial où nous pouvons le mieux apprécier ce que veut dire « le désir comme illusion, » le leurre du désir. La découverte, c’est que cette translation orientale réalise, du rapport du sujet au désir, à peu près la même chose sans la castration, c’est-à-dire sans rapport au sexe.
Texte relu par l’auteur.
[1] L’argument ontologique est un argument qui vise à prouver l’existence de Dieu. Il est dit ontologique, car il appuie sa preuve sur la définition de ce qu’est l’être de Dieu : il est dans l’être de Dieu d’exister.
[2] Jacques Lacan, « Propos sur la causalité psychique », in Écrits, Seuil, p. 188.