« DE QUOI SE SEPARER ?»
Séparer, se parer, se séparer… ou pas ?
Il y a plusieurs années une patiente commença une analyse. Lors de sa première séance elle se présenta en disant qu’elle devait se séparer sans savoir vraiment de quoi, elle n’avait pas dit « de qui » car là n’était pas la question et ensuite à la deuxième séance l’angoisse l’a envahie. Cette angoisse s’installa, une certaine inhibition à prendre la parole devra céder avant que ne s’installe le mouvement de la cure, souvent elle répétait, « je n’ai pas de sujet », ce à quoi l’analyste lui disait avec bienveillance, « ça ne fait rien » !
Un autre jour en chemin pour se rendre à sa séance, à un arrêt de bus, un adulte autiste, je suppose, tapait sur tous les autobus qui s’arrêtaient en regardant à l’intérieur et en criant ou en appelant « Maman ».
Cette patiente rapporta alors cette scène à l’analyste et confia ce jour-là qu’elle avait choisi l’analyste pour l’intonation de sa voix, son prénom – à une lettre près le prénom de sa mère- elle l’avait choisi pour la rigueur de ses scansions, sans pour autant manquer d’un certain éclat dans son regard, avait-elle dit !
En écrivant mon introduction, une phrase s’est imposée à moi, une question m’est venue d’emblée : « De quoi « Maman », pouvait être le nom » ? Cette phrase de toute évidence courait de façon métonymique sous mon écriture. Woody Allen, Pedro Almodovar et quelques autres en analyse, auront passer du temps à chercher de quoi Maman est le nom.
Cette scène de l’arrêt d’autobus, cet appel « Maman » ainsi que cette demande d’analyse sont entrés en résonance car cette patiente est revenue consulter l’analyste car elle se trouvait très affectée par l’état de sa mère. Elle rapporte alors que sa mère une vieille dame de 86 ans développe après le confinement un délire de jalousie, si le téléphone sonne c’est que certainement, c’est cette autre femme qui appelle son mari, si son mari change sa chemise c’est certainement pour rejoindre cette autre femme avec qui il danse dans les cafés… Lors d’une consultation à l’hôpital où elle accompagne sa mère, elle entend sa mère reprendre son délire de jalousie et se plaindre d’avoir été traitée comme un chien, mal aimée, battue une vie durant, quand le médecin lui pointe qu’elle aurait pu se séparer, elle répondit : « Je n’avais pas de quoi me séparer, je n’avais plus ma mère ni mon père ». Faut-il entendre là qu’elle ne pouvait pas les appeler ? Sa vie faite de ruptures violentes, de guerres, d’exil, de deuils, de pertes réelles, de traumatismes physiques, de somatisations massives, de disputes conjugales mais aussi d’une vie de famille, elle avait eu 7 enfants, sa vie faite de voyages, de vacances, de cadeaux et certainement de beaucoup d’amour de ses enfants auxquels elle n’avait su répondre qu’en donnant de la nourriture. C’est ainsi que lui avait dit de faire la sage-femme à la naissance de cette patiente, en effet née certainement prématurément et de faible poids, la sage-femme lui présenta le nourrisson enveloppé dans une couverture, elle remarqua d’emblée les yeux noir et vifs du bébé qui saillaient de la couverture puis enlevant la couverture et découvrant le petit corps nu, elle s’écria, « Mais elle va mourir !», alors la sage-femme lui dit : « Donnez-lui le sein autant qu’elle le voudra et elle vivra !»
Pour cette vielle dame il n’y avait pas eu la possibilité de mettre en place une articulation signifiante dans le cadre d’un suivi psy à l’hôpital, faute de pouvoir appeler « Maman » et/ou « Papa », elle n’a pu se représenter au champ de l’Autre comme sujet d’un désir. Faut-il entendre que justement cette fonction d’appel – la pulsion invocanque- n’avait pu faire son effet de séparation, faute d’aliénation, faute du jeu de la bobine, du for-da, d’une symbolisation primordiale de l’absence et d’une retrouvaille de la présence. Car enfant, la mère de cette patiente n’avait jamais quitté sa propre mère même pour aller à l’école, sa mère mourût en couche alors que la mère de cette patiente avait 17ans.
Pour cette vieille dame de 86 ans, il apparaît évident qu’à la suite d’une perte (celle de sa mère ou d’un de ses enfants peut-être) le sujet s’était retiré, laissant l’Autre en exil, pourtant de sa place de mère elle aurait pu être appelée.
En fait elle n’a pu vivre la séparation que sur un mode réel et violent sans pacification du signifiant phallique, la dimension symbolique qui lui aurait permis d’introjecter quelque chose de l’objet n’a pas eu lieu, l’objet qui n’a pu constituer une perte, a certainement fait retour pour elle d’abord sous forme de douleurs puis sous forme de bruits « Pouf, Pouf » entent-elle, des d’acouphènes dit-elle qu’elle entend la nuit dans ses oreilles et aussi de l’objet regard par quoi tout a commencé.
Bien sûr je ne vous raconte pas tout, cette histoire est complexe, et la diffusion Zoom aussi.
Alors certainement, il faut avoir de quoi se séparer, pour se séparer, c’est à dire se parer, et de ce fait « séparer ».
Mais reprenons la question : De quoi « Maman » serait le nom ?
Du signifiant primordial qui comme tout nom reste irréductible à tout sens ? D’une jouissance indicible en jeu dès la naissance dans le partage d’objets de jouissance ? Où d’un Réel inatteignable ?
Je dirai simplement que c’est le nom d’une séparation de toujours d’avec l’a-chose, est ce que Papa pourrait y « médier » ?
Dans le séminaire l’Angoisse que nous étudions cette année, Lacan pose bien que le désir et la loi sont la même chose, le mythe d’Œdipe ayant permis à la psychanalyse de démarrer. « C’est qu’à l’origine, le désir, désir du père, et la loi sont une seule et même chose, et que le rapport de la loi au désir est si étroit que seule la fonction de la loi trace le chemin du désir, que le désir en tant que désir de la mère, pour la mère, est identique à la fonction de la loi ? C’est en tant que la loi l’interdit qu’elle impose de la désirer- car après tout la mère n’est pas en soi l’objet le plus désirable… »
Aussi quand je dis Papa bien sûr je fais référence au phallus, au « Nom du Père » mais surtout à la logique signifiante qui sépare le sujet de son objet plus qu’au complexe d’œdipe, ou au complexe de castration, démontés dans ce séminaire l’Angoisse, sauf à reprendre une formule de Lacan dans Les Ecrits : « l’hétéroclite du complexe de castration »[1]. Quand je fais référence au phallus, ce n’est pas pour glorifier le primat du phallus mais pour insister sur sa fonction, l’opération qu’il permet sur la pulsion, le refoulement, mais le refoulement n’est pas à l’œuvre pour tous et la clinique des enfants et adolescents aujourd’hui nous convoque dans nos pratiques à ce point de butée.
Le phallus nous le savons à suivre Lacan est un « méta signifiant » qui renvoie à la fois « au flux vital », à un « signifiant imaginaire », à un « signifiant symbolique », un signifié, une signification, un symbole, un signe, un organe etc. Et à lire le séminaire l’Angoisse, le phallus est repérable à la valeur « moins » qui fait limite à la jouissance et rend donc possible le désir.
Marc Darmon explique qu’il faut prendre en compte la structure topologique très paradoxale du signifiant. En effet chaque signifiant est intimement lié à tous les autres et il n’est lui-même qu’une pure coupure. C’est à dire qu’il faut concevoir, une connexité sans substance une connexité faite de pures différences.
Aussi comment penser la séparation sans en passer par la mise en fonction de la différence qui reste un fondement dans l’ordre langagier, et permet la différence des places, des générations, la différence des sexes et jusqu’à la différence absolue du désir de l’analyste dont conclut Lacan dans le séminaire XI[2].
Les journées de l’ALI sur « Le rythme de la voix » nous aurons permis de mieux saisir ce rythme et répétition dans les modalités et les différences singulières de jouissance dans la mise en fonction du symbolique.
Cette fonction, cette opération de la différence permet dans le même temps de séparer et de lier ? Et d’ailleurs nous pourrions dire bien plus de lier que de séparer. Est-ce bien Winnicott qui écrit qu’il n’y a de lien que de séparation, et de séparation que de lien ?
Cette fonction de la différence met en place des paires, S1/S2 par exemple elle met en ordre le symbolique soit de façon métaphorique soit métonymique. Dans notre modernité, je dirai que cette opération de la différence, cette mise en ordre du symbolique sont bouleversées, produisant des modes de jouissance inédits, et de ce fait modifiant peut-être les coordonnées même de cette fonction donc de la séparation, bien que nous soyons encore pour le moment des « parlêtres ».
Lacan ne fait pas de la séparation un concept, il élaborera d’abord la théorie de l’aliénation symbolique avec son complément de séparation puis plus tard la théorie des quatre discours pour illustrer le type de lien social dans lequel le sujet et pris avec son corollaire de jouissance.
Relevons un paradoxe dans cette désignation d’opération de séparation, car concernant l’Aliénation/Séparation, il ne s’agit pas d’une opération de séparation d’avec l’objet. Cette opération de séparation produit deux effets : d’une part le sujet de l’inconscient, le sujet inscrit dans le signifiant pour y être représenté par un autre signifiant, et d’autre part elle articule ce sujet avec l’objet.
Aliénation et séparation sont définies comme des « opérations de la réalisation du sujet dans sa dépendance signifiante au lieu de l’Autre ».[3] Mais pas de séparation sans en passer par l’aliénation c’est à dire sans en passer par le sens pour être représenté au champ de l’Autre dans une premier signifiant « Unaire » n’importe lequel. Alors le Vel de l’aliénation qui produira le poinçon et qui écrira différents mathèmes[4] dans l’enseignement de Lacan, ce « Vel » m’apparaît incontournable. Ce poinçon offre des lectures multiples, il est construit à partir des signes logiques qu’il rassemble, il s’agit des signes d’implication et d’inclusion et des signes de la disjonction (ou) et de la conjonction (et).
Marc Darmon illustre que le Vel exclusif opère bien une coupure qui tranche et non une coupure qui serait déjà installée comme dans un espace séparé dans lequel il serait inutile de pratiquer une coupure puisque, il y aurait déjà deux morceaux distincts.
Pour se séparer, il faut donc avoir de quoi se séparer c’est à dire des opérateurs logiques qui sont en fait des connexions logiques qui assurent plus du lien que de la séparation. J’en différencierais trois :
Cependant les effets du discours du maitre à l’époque de la mondialisation, écrivent, c’est une hypothèse, autrement ces opérateurs logiques dans la structure du sujet. Par exemple relevons aujourd’hui que notre époque privilégie le ou exclusif- ou a, ou b, ou les deux, ce « Vel » de ce fait s’écrirait différemment, il pourrait apparaître dépouillé d’une partie des brins de son écriture, il est certainement contaminé par des formes de négation qui font retour.
Le signifiant phallique lui vidé de son manque apparaît réel ou imaginaire.
L’objet perdu « a » positivé dans tous les objets de la consommation vient à leurrer les orifices du corps.
Alors, il est évident que le nœud borroméen généralisé peut nous aider à formaliser autrement les processus de séparation dans la dynamique psychique, Marie Christine Laznick, avec « la tresse » en a fait une démonstration, peut-être d’autres collègues tenteront une formalisation.
Pour rapidement reprendre l’élaboration de Lacan dans le Séminaire Les Quatre Concepts fondamentaux de la Psychanalyse nous pouvons donc retenir que l’aliénation concerne l’être au signifiant et la séparation ce qui dans le fantasme unit le sujet à son objet grâce au montage surréaliste de la pulsion. Plus tard dans les séminaires de J. Lacan nous pouvons comprendre que l’aliénation deviendra celle de l’être à la langue et la séparation disparaitra en tant qu’opération pour se réduire entre autres à la traversée du fantasme.
La théorie des « quatre discours » de Lacan nous sépare justement d’une conception du lien en termes de relation d’objet, « car ce terme d’objet (nous dit Colette Soler) reste embarrassant, équivoque. Est-ce l’objet de la pulsion, du désir ou de l’amour ? L’un répondant à une exigence de jouissance, et l’autre à une demande articulée, une demande d’être. À ce niveau, il faut distinguer l’objet originairement perdu de la pulsion que Freud postule dès les Trois Essais et le manque constituant du sujet, produit de la symbolisation ».[5]
Les mathèmes des « quatre discours » nous permettent de formaliser la question du lien social, mais aussi du lien du sujet divisé à son signifiant primordial (S1), à l’Autre (S2) et à sa production, c’est-à-dire son objet. Ces mathèmes nous permettent encore de penser et de repérer la question de la séparation et du lien dans la clinique de la famille en particulier mais aussi des institutions. Je fais le choix ici de ne pas donner d’exemples cliniques pourtant depuis le confinement dans la famille, ces exemples où la demande se pose quant à la séparation, le retour à l’école, voire même au travail, ces exemples foisonnent, ce qui m’a conduite à modifier ma pratique. Je reçois le plus souvent dans un premier temps la famille, couple parental et enfant ensemble, ou mère et enfant ensemble, avant de trouver la temporalité nécessaire pour « séparer » l’enfant de la mère ou des parents et pour travailler seulement ou pas avec l’enfant, ou garder le parent. À l’annonce de notre groupe de travail sur la séparation, la Caisse d’Allocations familiales de Nice m’a contacté pour participer à des ateliers concernant des mères inscrites à Pôle emploi et au RSA, le plus souvent et qui déclarent « ne pas pouvoir se séparer de leurs enfants », « ne pas pouvoir le confier à un mode de garde » et donc ne pas pouvoir accepter un emploi. Cet atelier se mettra en place en janvier, je réfléchis une modalité d’intervention.
Car quand nous recevons des familles quel que soit leur forme nous apprécions autant la qualité du lien dans l’attachement, que la différence des places et donc la séparation. Il est évident que la notion de « parentalité » manifeste une mutation des structures de la parenté et donc des liens familiaux, car au niveau juridique, le droit a remplacé « Père » et « Mère » par « parent » quel que soit son sexe et son genre modifiant la répartition de l’autorité dans la famille.
En 1973, Lacan affirmait dans Télévision que « l’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d’homme ».[6] Puis dans le séminaire XXI, Les non dupes errent, il utilise le nœud borroméen comme un algorithme, il fait entendre que « l’ordre de fer du social » et nous y sommes aujourd’hui d’une certaine façon du fait de la crise sanitaire, que cet « ordre de fer du social » s’est substitué à l’ordre patriarcal. La castration s’est alors déplacée, ainsi que la fonction phallique, de nouvelles versions de la nomination se font entendre dans une forme d’auto-nomination, sans en passer par ce premier temps d’aliénation symbolique. Sans doute la différence elle-même, engendrée par le langage reste stable ainsi que le réel du choix qui est la définition minimale de la castration.
Je reviens cependant à ma question : de quoi « maman » serait le nom ?
Puisque « séparer » pour reprendre Lacan nous le sommes dès le début, dans le séminaire l’Angoisse, il précise que ce n’est pas de la mère dont on se sépare à la naissance mais des enveloppes placentaires qui sont issues du développement embryonnaire. Il n’y a pas de relation fusionnelle entre la mère et son enfant in utéro. Dans ce séminaire il rappelle que l’enfant habite originellement le corps de sa mère à la façon des mammifères qui m’a fait dire un jour que toutes les mères étaient des mères porteuses. Ces enveloppes placentaires nous séparaient déjà de la mère. À la naissance, la séparation, la coupure se fait entre ce qui va devenir le sujet, jeté dans le monde extérieur, et ses enveloppes qui font partie de lui-même et non du corps de la mère.
Dans le numéro 11 de 2011 de la Revue Lacanienne, j’ai retrouvé un article bien compliqué de Gérard Pommier : Réciprocité du don du nom et universalité de l’appellation « Maman » et « Papa[7]. »
Pour reprendre cet article, je dirai que « Maman » au même titre que « Papa », quel que soit son genre ou son sexe restent une vie durant un vocable, « une pulsionnalité sonore » qui détient une puissance que lui confère la « voix ». Ce vocable est « une fonction d’appel, réflexive qui délimite nous dit Gérard Pommier l’intersubjectivité. Cette délimitation d’un champ vient clore un espace qui a été ouvert d’abord par la boucle pulsionnelle : elle décrit un passage de l’oral (la voix) à l’oral (la nourriture). »
Soulignons que le cri n’est pas l’appel, le cri ne reste au départ que l’expression d’une souffrance, une voix séparée de toute parole, le cri ne deviendra appel que par la réponse de l’Autre, c’est-à-dire son accusé de réception. C’est donc la réponse de l’Autre qui transforme le cri en appel. Au niveau de la demande qui va devenir invocation, l’émergence de la question comme telle est donc déterminée par la réponse.
Nous savons que la pulsion orale va d’abord du dehors du corps au dedans (sous forme de la nourriture reçue passivement), et elle se retourne du dedans au dehors activement en pulsion orale (la voix). Réciproquement l’appel de la voix (actif) a comme conséquence un don du sein (passif). L’enfant ayant reçu passivement le sein par la bouche, il peut donc le réclamer activement, aussi par la bouche. Gérard Pommier vient à écrire que la sonorité est après tout la première et la seule matière pulsionnelle qu’un enfant puisse maitriser dès la naissance – puis pour toujours. Le sens des premiers messages concerne donc, pour un enfant, la subjectivation de sa jouissance. Il précède toute signification. « De sorte que toute expression sonore est porteuse d’une signifiance énigmatique… Babiller, chantonner, c’est la joie profonde, mais nostalgique, de se séparer : la généralité d’une demande inassouvie ourle le babil qui réclame ce qu’il a pourtant voulu perdre[8]. » Nous serions sans doute tentés de revenir à la théorie des pulsions pour élaborer la question de la séparation en dépliant ses trois temps mais n’oublions pas ce que nous dit Freud en 1932, « La théorie des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, formidables dans leur imprécision. Nous ne pouvons dans notre travail faire abstraction d’eux un seul instant et cependant nous ne sommes jamais certains de les voir nettement[9]. »
« Maman » reste certainement pour chacun d’entre nous un vocable particulier, puisqu’il nous fait entendre, mam, mamelle, en écrivant ce texte j’ai dû corriger un lapsus répété, en écrivant maman, j’écrivais « Mamam ».
« Maman » peut donc être considérer comme une fonction d’appel réflexive, et dans le même mouvement le visage de la mère et son regard seront convoqués appelés par l’enfant, la pulsion scopique est traversée par les vocalises de l’appel.
Dans le cas de ma patiente, la mère a peut-être supposé un regard à son bébé, à moins qu’il ne fut persécuteur comme elle l’a souvent illustré dans sa cure. Cette supposition de la mère, lui aurait permis de regarder à son tour son enfant, mais ce qu’elle vit de son bébé ce fut son « être pour la mort » l’injonction de la sage-femme a fait suppléance surmoïque pour nourrir son enfant mais certainement aussi coupure signifiante entre la mère et le bébé et mise en action de la pulsion. Car la mère de cette patiente au moment de sa naissance venait de vivre à nouveau un deuil, la mort de sa grand-mère qui l’avait soutenue après la mort de sa mère.
C’est le regard supposé du bébé qui a pu faire appel, bien qu’ayant accouché dans la nuit, l’enfant ayant été placé dans la nursery, la patiente se souvient que la mère lui a toujours répété qu’elle l’avait entendu pleurer toute la nuit, le cri a donc été entendu, la mère a bien essayé de se lever, mais elle venait d’accoucher, elle n’avait vu le bébé que le matin.
La scène de la naissance de cette patiente sera racontée toujours identique à chaque visite de la fille qui est partie vivre dans une autre ville. La mère lui rappelant à la fois son « être pour la mort » et sa dépendance au sein qui l’avait nourrie. D’une certaine façon les objets de jouissance engagés au moment de la naissance pour cette patiente, étaient à chaque fois retrouvés. Pourtant cette patiente se pose encore la question de l’ombilic du récit de sa naissance, comme une énigme qu’elle n’aurait pas encore résolue. La question : « que suis-je pour ma mère » l’aura souvent questionnée, et si elle peut dire « un regard », elle a souvent pensé qu’elle était en fait un déchet : « un résidu de fausse couche ». En retour elle s’est souvent questionnée sur « la nature » de ce lien, s’il avait existé ? Ce lien à sa mère ? Les femmes en analyse s’interrogent bien plus que les hommes sur la nature de ce lien me semble-t-il.
Par exemple pour une autre patiente dont la mère a la maladie d’Alzheimer, alors qu’enfant unique elle était, dit-elle, la copie conforme de sa mère qu’elle ne quittait pas et qui aujourd’hui ne la reconnait plus. Cette autre patiente qui traverse des épisodes sévères de détresse, anorexique à l’adolescence sa mère paranoïaque avait quitté le foyer, la laissant dans une déréliction sans « Nom ». L’analyse a remis en place « un autre secourable » pour elle, sans pour autant que son désarroi ne cesse.
Pour revenir à la patiente de ce texte, elle est revenue parler certainement pour retrouver les premiers objets de jouissance car depuis que la mère a décompensé, celle-ci ne lui parle plus de sa naissance, le regard de la fille ne fait plus « appel ». Le délire de la mère en direction du père semble s’être systématisé effaçant la « maman » qu’elle avait pu être. Et dans son délire de jalousie c’est la question de cette Autre femme qui fait retour, ainsi que la question du Père, de son Père violent qui l’a abandonné à la mort de sa mère, elle et ses frères et sœurs pour une Autre femme.
Ce qui a pu m’intéresser dans cette cure c’est de suivre dans les détours du dire de cette patiente le nouage de la pulsion orale dans ces deux versants (actif, passif) et de la pulsion scopique. Ces deux pulsions pouvaient apparaître en début d’analyse dénouées ou dénuées mais en les articulant aux autres pulsions, mais aussi en opérant par la coupure signifiante le refoulement de la jouissance associée, une séparation, des séparations ont fait acte.
Ce qui m’a particulièrement intéressé ce sont bien sûr ces deux objets « regard » et « voix », Lacan les élabore toujours l’un en s’appuyant sur l’autre et réciproquement. Sans doute pour cette patiente une séparation de l’objet regard et de l’objet oral sur ces deux versants aura compté. Un fantasme traversé, je ne le reprendrai pas ici, par discrétion, la phrase du fantasme concerne la question de l’objet regard, articulé au surmoi maternel – la voix – qui a fait retour au cours de l’enfance de cette femme et qui s’est écrit dans un rêve récurrent où voix et regard de la mère la faisait tomber.
Au cours de la cure certains symptômes auront cédé. Ses migraines ophtalmiques, son eczéma au niveau des paupières, sa phobie du regard, sa difficulté à prendre la parole, son inhibition sont tombées, elle réussit à prendre la parole et à perdre du poids.
Du regard, à l’oral et à la voix, dans le retour de sa parole le sevrage – sa dépendance au sein aura été long ! Du Latin « separare », on trouve par évolution sémantique en français « sevrer » qui a souvent eu la valeur générale de « séparer » un enfant de la mamelle de la mère qui l’allaite.
Le complexe de sevrage reste le premier archétype de la séparation plus ou moins réussie avec sa cohorte des pathologies alimentaires et nous permet de cerner la question de la séparation. Aujourd’hui je reçois des patientes qui suivent un protocole afin d’être opérées d’un petit bout d’estomac et perdre du poids. Manifestement le sevrage n’a pas eu lieu, le protocole requière d’aller parler à un psy mais bien plus pour avoir l’autorisation de l’opération réelle que de produire du sujet divisé par l’opération signifiante, et quand ces patientes consentent à une analyse par curiosité, pensant qu’elle en ont besoin, je reste en alerte, poser l’acte analytique de la coupure reste complexe et fragile, j’en ai fait plusieurs fois l’expérience, la question de la limite chez ces patientes, voire la question du bord est difficilement repérable. S’appuyer sur l’érogénéisation d’un bord qui reste difficilement repérable chez ces patientes, ne permet pas toujours de repérer une trace ineffable d’une jouissance perdue pourtant gravée dans la chair et donc de repérer la cause du fantasme qui divise le sujet.
En reprenant, l’article de Simone Weiner, soulignons que Lacan apportera une dialectique[10] à la question du sevrage et de la séparation, en pointant que l’enfant n’est pas sevré, il se sèvre. J. Lacan fait alors l’hypothèse d’une forme de désir de sevrage chez l’enfant. Et pour la mère nous pouvons alors saisir que la séparation ne se joue pas tant entre la mère et l’enfant mais bien entre la mère et son propre sein, nous avons tous en mémoire l’image de ces mères qui tendent le sein même vide à leur enfant déjà grand qui ne leur a rien demandé. Alors pour l’enfant le sevrage quand il aboutit constitue plus une séparation d’avec la mère qu’avec le sein, le sein devient ainsi un objet « a ». C’est ainsi qu’il est possible de dégager un enjeu dialectique de la coupure et du manque, de l’objet comme manquant, comme chu, comme perte, c’est à dire « a ». Si cette perte n’a pas eu lieu, cette perte de jouissance primordiale autant pour l’enfant que pour la mère la figure maternelle prend un « caractère mortifère » dont témoigne les troubles comme l’anorexie. Le sevrage est donc une séparation qui fait exister l’objet, dont sa qualité est d’avoir été perdu. Et la coupure passe alors entre le sujet et l’objet et non entre la mère et l’enfant. Une des figures de l’objet « a », l’objet de la pulsion orale n’est ni nourriture, ni son souvenir, ni soins de la mère, mais « ce quelque chose qui s’appelle le sein » nous dit Lacan que le petit d’homme perd avec le sevrage et qui peut symboliser l’objet perdu. Lacan ajoute « c’est parce que le plan de séparation passe entre le sein et la mère que le sein devient cause du désir, la mère n’entre donc pas dans cette liste, elle ne cause pas le désir »[11]. C’est l’objet « a » qui cause le désir et non la mère.
A cette étape de mon propos : de quoi « Maman » serait le nom ? Je répondrai : un sein vide. Une autre façon de le dire serait de reprendre la formulation de Lacan :
« Je t’aime, mais, parce qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose plus que toi- l’objet a, je te mutile »[12].
Il est évident comme nous le rappelle Charles Melman, que « Maman » ne peut faire « Nom de la Mère »[13] au même titre que le « Nom du Père ». Lacan a toujours différencié le sujet de l’individu et du moi, en quelque sorte en réduisant le père au nom -Le Nom-du Père- et en l’assimilant à la fonction métaphorique, il l’a déshumanisé et la mère il l’a réduite au désir.
Qu’il y ait un « Nom de la mère » eh bien, cela ferait bien l’affaire de nos adolescents et jeunes adultes car il pourrait y avoir alors rapport sexuel. Garçons et filles précise Charles Melman auraient leur nomination et iraient à leurs « activités récréatives ». Car si le père transmet la virilité à un fils, une mère qui ne fait pas « Nom de la mère » ne peut transmettre la féminité à sa fille, il n’est pas certain qu’aujourd’hui les garçons et les filles débarrassées de ces considérations et au nom de la mère ne fassent pas rapport sexuel, puisque la différence sexuelle n’apparaît plus binaire, elle efface même le binaire et pluralise cette différence : refus du genre ou exigence du neutre. « IEL » écrit-on aujourd’hui dans le Robert. Toute idée de séparation des sexes est alors annulée mais cette question continue quoiqu’’il en soit dans le social à faire retour sous des formes diverses de la ségrégation, et surtout de la haine.
Nos adolescents qu’il faut absolument continuer à recevoir sont alors bien en souffrance pour devenir des sujets au sexe, c’est à dire à la séparation. Aujourd’hui, nous savons que la sexualité n’est plus vraiment dictée par la mort comme autrefois. Le Réel d’où émerge le sujet aujourd’hui a profondément changé les termes et les références de la jouissance sexuelle.
Aussi comment appréhender chez les adolescents et les adultes d’aujourd’hui le corps vivant et sexué, l’être pris dans la parole d’un corps vivant et sexué, sujet de la différence sexuelle. C’est à ce défi que nous sommes convoqués. Car la pulsion de nature toujours partielle — les addictions l’illustrent — du fait de l’absence dans le psychisme d’une représentation qui engloberait la totalité de la tendance sexuelle, oblige le sujet à en passer par le champ de l’Autre pour s’appréhender comme Homme ou comme Femme. Ce qui fera dire à Lacan que dans la sexualité humaine deux manques se recouvrent, la sexualité s’instaure dans le champ du sujet par une voie qui est celle du manque.
Faut-il entendre ici un des noms de la séparation ?
Comment entendre ces deux manques qui se recouvrent : d’une part pour reprendre Lacan dans Les quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse ce « défaut central autour de quoi tourne l’avènement du sujet à son propre être dans la relation à l’Autre – par le fait que le sujet dépend du signifiant et que le signifiant est d’abord au champ de l’Autre, ici le manque dont il s’agit c’est la castration symbolique. Ce manque vient à reprendre l’autre manque qui est manque réel, antérieur, à situer à l’avènement du vivant, c’est-à-dire à la reproduction sexuée, le manque réel, c’est-à-dire ce que le vivant perd, de sa part de vivant, à se reproduire par la voie sexuée. Lacan ajoute : ce manque est réel parce qu’il se rapporte à quelque chose de réel, qui est ceci que le vivant, d’être sujet au sexe, est tombé sous le coup de la mort individuelle[14]. » C’est précisément ce recouvrement de ces deux manques qui fait problème aujourd’hui, le deuxième manque, manque réel, ne recouvre plus la castration symbolique quand elle a eu lieu. Alors nous sommes me semble-t-il dans un clivage généralisé.
Pourtant Lacan en visionnaire nous avait promis un troisième sexe dans le séminaire, La topologie et le temps, il fait le choix du nœud borroméen généralisé, il déclare « il n’y a pas de rapport sexuel, c’est ce que j’avais énoncé parce qu’il y a un Imaginaire, un symbolique et un Réel, c’est ce que je n’ai pas osé dire… Qu’est-ce qui supplée au rapport sexuel ? Que les gens font l’amour. Il y a à cela une explication : la possibilité « d’un troisième sexe » et il ajoute « ce troisième sexe ne subsiste pas en présence des deux autres » qui eux nous le savons relève du forçage, de la domination, ce troisième sexe ne tient donc qu’à l’amour[15]. » Je l’entends effectivement de la bouche de certaines adolescentes elles évoquent ce troisième sexe en disant vouloir sortir d’une logique binaire, elles choisissent d’être neutre, elles ne veulent pas forcément changer de sexe car l . Et là encore je l’ai appris à mes dépens, il est préférable de se taire et de ne pas aller trop vite à soutenir des positions patriarcales, si l’on ne veut pas que le travail de parole de ces adolescentes s’arrête.
Dans la dernière leçon du séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, J. Lacan nous rappelle après avoir mis en perspective la religion et la science que la psychanalyse « s’engage dans le manque central où le sujet s’expérimente comme désir. Elle a le même statut médial, d’aventure, dans la béance ouverte au centre de la dialectique du sujet et de l’Autre. Elle (la psychanalyse) n’a rien à oublier, car elle n’implique nulle reconnaissance d’aucune substance sur quoi elle prétende opérer, même pas celle de la sexualité. Sur la sexualité en fait elle opère très peu. Elle ne nous a rien appris de nouveau quant à l’opératoire sexuel.[16] »
Pour aller vers ma conclusion, j’en repasserai par la définition de « séparer. » Du latin « separatio » : mettre à part, désunir ce qui était joint, éloigner des choses ou des éléments qui étaient ensemble. Que ce soit dans notre clinique quotidienne, que ce soit dans le champ juridique, politique, mais aussi topologique[17] nous aimerions bien nous représenter voire formaliser dans un processus métapsychologique cette action qui permettrait d’inclure deux parties disjointes dans deux ouverts disjoints, ainsi nous pourrions nous déplacer dans un espace dedans-dehors, et une temporalité, avant-après. Comme toute figure topologique cette figure-là aurait des bords. Quelle serait-elle ?
Marc Darmon[18] souligne qu‘en topologie, « on dit qu’un espace est connexe lorsqu’’il ne possèdent pas de séparation… La droite, le plan sont connexes, c’est à dire que ces ensembles ne peuvent pas être divisés simplement. »
Ce soir, peut-être aurais-je pu expérimenter une figure topologique qui aurait permis cette fonction de la coupure ? Car pour venir ici rue de Lille à Paris il m’a donc fallu me déplacer, me séparer, mais de quoi ? Marc Darmon nous explique que « la structure topologique de bord caractérise l’inconscient dont il ne faut pourtant pas faire un dedans. Il n’existe qu’un pur rapport isomorphisme de structure entre cet inconscient se situant « dans les béances que les distributions des investissements signifiants instaurent dans le sujet », et la source de la pulsion qui prend appui comme nous l’avons dit électivement sur les zones du corps comportant un bord. Mais cette topologie du bord doit être rapportée à la bande de Moebius[19]. » Et à lire Lacan, on pourrait ajouter « tout surgit de la structure du signifiant. Cette structure se fonde de ce que j’ai d’abord appelé la fonction de la coupure et qui s’articule maintenant dans le développement de mon discours, comme fonction topologique du bord[20]. »
Ce soir aurais-je quitté l’écran de mon ordinateur auquel je suis depuis la crise sanitaire quelque peu aliénée, je disparais en tant que sujet devant cet écran qui me leurre et à mon habitude je reste le plus souvent barré quant au son et à l’image, Je n’ai plus à me poser la question de mon image pris dans le champ de l’autre ; déconnectée en tant que sujet de tout fantasme « je regarde » « les images parlantes » pour reprendre la formulation de Christiane Lacôte-Destribat. Restant un pur regard devant l’écran, je neutralise mon propre manque et je neutralise le manque chez l’autre. Je ne peux pas voir ce que je perds et je ne vois pas ce que l’autre perd non plus. Je reste certainement une tache sur l’écran, un pur objet regard, ainsi en va-t-il également pour tous ces garçons et filles addicts de leur écran.
Aussi j’ai choisi de me déplacer ce 15 décembre 2021 pour parler devant certains d’entre vous qui se sont déplacés aussi et rétablir le fait que je suis un sujet parlant. Alors je vous remercie de me donner la parole, pour que je ne l’oublie pas et que je reste « un sujet parlant ». Pourtant c’est encore devant un écran que je parle, serais-je passée sur l’autre bord de la bande de Moebius ? Me voici alors au troisième temps de la pulsion, « se faire voir », « se faire entendre. » Je me suis déplacée pour soutenir un acte de présence, car seul un acte à ce troisième temps de la pulsion pourrait faire émerger un signifiant nouveau qui attesterait de la séparation. Mais je ne le saurais qu’en revenant chez moi.
Merci de votre attention.
Christine Dura Tea
Le 15 décembre 2021