L’amour comme panacée ?
L’amour est aujourd’hui mis à toutes les sauces, y compris dans le nouveau programme de ma banque, le programme LOVE, et donc mon banquier m’a envoyé, comme à tous ses clients, des vœux de LOVE pour 2023.
Mais de quoi s’agit-il dans cette utilisation contemporaine du mot amour ?
C’est même une injonction : il faut aimer sa maison, ses voisins, son petit frère ou sa petite sœur, l’école, les profs, ses études, son métier, ses collegues, etc.
Dans cette majoration de l’amour, rabattu aux like et aux love, n’y a-t-il pas aussi le risque de sa dévaluation ?
L’amour est-ce réellement cette panacée, ce remède universel qui guérirait tous les maux ?
Je vous rappelle que panacée vient du nom de cette déesse grecque, Panakeia, fille d’Asclepios, dieu de la médecine et d’Epione, la déesse de la santé.[1]
Je tenterai quelques hypothèses à partir de situations que j’ai pu rencontrer dans cette clinique[2] et dont je vous ai déjà parlé plus d’une fois. Il se fait que dans les entretiens en PMA, nous entendions par si souvent cette affirmation ‘qu’il y aura de l’amour’ que cela ne pouvait que m’interpeller.
Comment donc comprendre ce que ces affirmations d’amour recouvrent? Si l’amour est ainsi mis sur le devant de la scène, c’est qu’il n’est pas sans fonction. C’est du moins ce que j’ai supposé.
Mais de quelles fonctions s’agirait-il ?
Quand nous leur demandions s’ils ou elles anticipaient les questions que leur enfant se poserait ou leur poserait à propos de cette conception, ce questionnement était balayé par un ‘mais il y aura de l’amour’.
L’amour y est donc avancé comme prévalant au questionnement. C’est du moins ainsi que le disent certains couples, soutenant que puisqu’il y aura de l’amour, leur enfant ne devrait pas éprouver de manque et donc il ne se posera pas ces questions. Un amour comblant, il n’y aura pas de manque et même pas de curiosité. C’est une affirmation cohérente, nous savons que le désir de savoir, dont la curiosité est une des modalités, s’origine d’un manque d’objet.
L’amour est ici présenté comme un idéal, sans perte, sans manque. Mais un amour sans altérité non plus. Il n’est pas fait l’hypothèse que leur (futur) enfant pourrait avoir un désir autre que le leur (leurre !) ; Un amour sans autre. C’est bien ce que nous rappelle Lacan dans le séminaire Encore : ‘Nous ne sommes qu’un’, c’est de là que ça part l’idée de l’amour. Mais Lacan ajoute que si ‘c’est là le fondement de l’amour, le seul rapport avec l’Un, ça a pour résultat de ne jamais faire sortir quiconque de soi-même ! [3]
Cette affirmation d’amour, d’amour ‘tout’, d’amour comme ‘panacée’ est à entendre comme l’envers de la crainte d’un désamour. La composante narcissique, cette demande d’être aimé par l’autre, est partie prenante dans les projections que font les futurs parents, et parfois même largement présente. Alors i l’amour se doit d’être de l’ordre du ‘tout’, le désamour en sera la catastrophe.
D’où nous pourrions nous poser la question suivante : si l’amour prévaut sur la filiation symbolique, si l’amour prévaut sur l’engagement dans une parole, pourra-t-il, cet amour faire suffisamment lien, pourra-t-il tenir dans les moments de tempête ? [4]
Je poursuis mon questionnement.
Un amour sans manque, un amour positivé, c’est aussi ce qui permet à cet autre couple d’éviter ce qui pourrait leur faire difficulté :
Deux femmes que je rencontre insistent sur le fait que leur homoparentalité, ne constitue pas une incapacité à élever un enfant : « Ce n’est pas parce qu’on a cette petite différence qu’on ne pourrait pas avoir cet enfant, on pourrait même donner plus d’amour qu’un couple hétérosexuel qui risque de se séparer par la suite, on vivra soudées par amour et à trois, la différence, la petite différence, elle vient des autres, pas de nous. »
L’amour ici a-t-il pour fonction de venir boucher le trou des questions encombrantes ? Dans ce qu’elles disent, c’est le fait d’assumer cette différence qui semble faire difficulté, assumer leur orientation sexuelle, et les responsabilités de leurs choix ; du coup cette différence est renvoyée à la responsabilité des autres, voire de l’Autre. Pour le sujet qui n’assume pas sa responsabilité c’est toujours la faute à l’Autre. L’amour invoqué ici permet de faire la sourde oreille au questionnement subjectif. Mais du coup comment pour elles, reconnaitre leur altérité, tant sociétale qu’au sein de leur couple ? Elles ne parlaient que d’une voix, comme s’il ne fallait pas de distinguo dans ce conjugo.
Mais l’amour, est aussi ce qui pourrait être de l’ordre de la nécessité à venir recouvrir la scène du Réel de la conception.
Particulièrement pour ces conceptions obtenues par le biais de la médecine et des technosciences. Dans les Pma, ce n’est pas le réel sexuel mais le réel des technosciences qui doit être recouvert. Nous pouvons penser que l’amour, dont il est si souvent question dans ces entretiens, tant avec les couples homos qu’hétéros, pourrait avoir pour fonction de déposer un voile sur cette conception, techno-médicale, qui vise la rencontre matérielle des gamètes, cette conception très éloignée de celles qui nouent désir, amour et jouissance. Les couples en parlent souvent, il n’est pas évident pour eux de s’y retrouver désirants et amoureux. Là aussi je ne voudrais pas faire des conceptions ‘sous la couette’ un idéal, mais bien souligner que s’il ne s’agit que d’un ‘désir froid’ comme le disait Michel Tort, sans que la jouissance y participe, alors il importe peut-être d’y remettre une couche d’amour. Mais cela pose la question du refoulement, puisque Lacan insiste sur le refoulement de la jouissance. Si la jouissance n’y participe pas, pourrait-on parler de conceptions sans refoulement ? Raisons de plus pour invoquer l’amour.
S’il est courant de dire aujourd’hui que ces techniques ont disjoint la sexualité de la procréation, il nous importe de penser cette disjonction. Il me semble que c’est à cette disjonction du sexuel d’avec l’engendrement que répond, dans ce contexte, cette inflation de l’amour.
Il se pourrait que l’amour puisse servir de jonction, par une forme de suppléance, pour faire se tenir ce qui techno-scientifiquement a été disjoint. Mais l’amour suffit-il à faire suppléance ? Pour faire tenir ce qui par cette disjonction est fragilisé dans le nouage des trois registres ?
Fragilisé, parfois même de façon expérimentale. Je m’en explique.
1. Une dame est revenue me consulter, longtemps après son passage en PMA. Elle n’en pouvait plus de vivre avec cet horrible doute concernant la conception de son premier enfant. Le médecin avait cru bien faire en mélangeant le sperme du mari à celui du donneur, une façon de maintenir le voile sur la stérilité du mari. On parle dans ces cas-là de cocktail de sperme. Marie-Madeleine Chatel-Lessana parle de perversion altruiste à propos des pratiques en PMA. [5]
Pour les enfants suivants, les techniques ayant évoluées, la conception avait pu se faire à partir des gamètes de son conjoint.
Elle faisait part des difficultés qu’elle avait eues quand son premier enfant était petit et qu’elle avait à s’en occuper seule, comme si elle ne savait pas à qui, à quel Nom-du-père elle pouvait le référer. Seule la présence réelle du père calmait l’angoisse qui montait inexorablement.
Le père, lui, assumait son rôle et sa fonction et il s’opposait à la proposition de faire un test de paternité. C’était pour cette raison qu’elle était revenue, elle disait qu’ils devaient savoir, qu’il n’était pas possible de poursuivre avec ce doute. Le père, lui, craignait que cela déboussole leur fils ainé qui traversait déjà une adolescence compliquée ; Proposition honnête mais qui le protégeait lui aussi, vu les relations déjà tendues avec ce fils.
Si le Droit précise que : Mater semper certa est. Pater semper incertus est, il me semble qu’il importe d’entendre ce dire juridique comme marquant la différence entre les deux postions, maternelle et paternelle, tout en les articulant. Donc une conjonction de deux positions différentes.
Dans la situation mentionnée plus haut, ni mère, ni père n’étaient certains. Pourtant il y avait de l’amour. Mais l’amour ne suffisait pas à recouvrir le doute qui s’était insinué là. Et la parole de son conjoint, engagé à assumer sa fonction de père, géniteur ou non, n’y suffisait pas non plus. Je dirais que la parole de son conjoint, était du fait de ce savoir, issu de la technique, fragilisée de son socle symbolique., Elle ne pouvait plus y croire. Et croire suppose ce crédit fait à la parole de l’autre, une parole qui prévaut au non-savoir.
Cette situation nous permet de penser que pour une femme, pour une mère, le ‘mater semper certa est’ ne tient pas uniquement au réel de la chair, ne tient pas uniquement au fait qu’une mère sait qu’elle a porté cet enfant et qu’elle l’a mis au monde. Mais que cela tient aussi au fait de savoir ‘de qui’, ‘de quoi qui a fait rencontre pour elle’ elle est enceinte. Ce n’est pas d’une certitude scientifique qu’il s’agit.
Le recours à la certitude du test proposé par la science vient déqualifier la parole et désarticuler ‘certa-incertus’, la certitude et l’incertitude, dont pourtant nous savons que cette dernière est un invariant de notre condition humaine.
Le ‘certa’ est peut-être moins à entendre comme ‘savoir’ que comme ‘vérité’, une vérité qui s’origine d’avoir accueilli et reçu ce qui lui vient de l’Autre, la fécondité a toujours la valeur symbolique d’un don.
Je traduirais volontiers le ‘certa’ par ‘elle est assurée’, et je soutiendrais que l’assurance avec laquelle une mère va s’occuper de son enfant tient pour elle (aussi) au fait de pouvoir référer cet enfant à un ailleurs qu’elle peut nommer, à un Nom-du-père.
A le dire ainsi, le ‘certa’ est déjà un nouage entre les registres et ne tient pas uniquement au réel. L’amour comme capacité d’investissement de ce nouvel objet est un tissage à plusieurs fils, imaginaire et symbolique sur fond d’une trame réelle.
Dans la plupart des cas, quand la conception est obtenue avec l’apport d’un donneur anonyme, c’est encore le don qui prévaut. Et certaines femmes de dire : ‘c’est un gentil monsieur qui donne pour des couples comme nous’. C’est un récit qui se construit en honorant le don, même anonyme.
2.Une pièce de théâtre ‘ADN’[6] vient rejouer ces questions sur la scène. C’est une fiction écrite d’après l’histoire vraie de Stéphanie. Cette jeune femme, apprend à 25 ans qu’elle est issue d’une conception par donneur ; elle part dans une recherche éperdue de son géniteur. Car les relations avec son père ’social’, celui qui l’a élevée, se sont dégradées au fil des années, il lui avait dit ne pas vouloir d’enfant, que c’était surtout le désir de sa mère. Il importe à Stéphanie de savoir qui est ce père ’biologique’, le donneur de sperme. Après 17 ans de recherche croisant des milliers de données d’ADN et de noms, elle retrouvera l’identité du donneur. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Dans cette fiction contemporaine, c’est au mensonge des parents et au défaut d’amour paternel que la recherche de l’identité du géniteur supplée. L’amour du père et l’amour du nom sont proches.
Serait-ce là une façon de renouer la sexualité et la procréation disjointe ? A moins que le nom du donneur lui permette de ne pas être la fille du seul désir de sa mère.
Vous entendez comme moi, combien les discours actuels issus de la science viennent morceler le père en père social, père biologique, géniteur, nécessitant une démarche du sujet pour renouer ce qui a été disjoint.
Mais ce désir de savoir, savoir sur ses origines, vient là buter sur un impossible. Le mystère du ‘qui suis-je’ ne sera en rien éludé par la génétique. Le questionnement autour du ‘d’où je viens?’ laisse ouvert le champ du désirant ; du désir duquel on a été inscrit, et du désir à soutenir subjectivement.
Certains enfants issus de conceptions par donneur anonyme de sperme militent depuis plusieurs années en faveur de la levée de l’anonymat des donneurs, et la loi de levée de l’anonymat vient d’être votée en Belgique. Il est vrai que dans d’autres pays, comme en Suisse il est un devoir des parents d’en informer les enfants. L’obligation d’un dire.[7]
Oui mais de quel dire ? Dire tout ? Dire pas-tout ?
Le dire qui compte ici, est un dire qui prendrait le risque, le risque d’une énonciation, le risque d’un désir assumé, autrement dit le risque d’un amour traversé par la dimension de l’autre, d’un amour qui prendrait le risque d’un désamour, le risque d’une barre sur le tout. Bref, un amour marqué par le signifiant du manque.
Pour ces parents, leur acte de parole dépendra de leur possibilité d’assumer cette perte d’amour idéal, d’amour tout, sans manque. C’est à un engagement singulier qu’ils sont confrontés, un engagement qui résultera de l’assomption de leur propre castration.