Vivre en Arsenic, comme on dit vivre en Bretagne, vivre en Provence et pourquoi pas vivre en Pennsylvanie. Vivre en arsenic, c’est le titre de l’ouvrage, du tissage de Claire Dutrait, paru chez Actes Sud au mois d’avril 2024. Il est de ces textes qui happent un lecteur aimant assister à l’émergence d’un dire en suivant les linéaments des dits, les fils des dits. J’ai compté six fils mais qu’importe. Six fils c’est beaucoup et pourtant jamais on ne se perd. Vivre en arsenic, a un sous-titre : écopoétique d’une vallée empoisonnée. L’on apprend dans les remerciements que l’Université d’Aix-Marseille dispose d’un master écopoétique et création. Un petit quart de tour au discours de l’universitaire pour que s’écrive le discours du psychanalyste. Ce mathème lacanien du discours apparaît page 112. Vous lirez avec quelle inventivité ces quatre pôles ainsi mis en relations servent son récit comment s’articulent à cette endroit l’individuel et le collectif comment dès lors l’écriture (la poésie) s’invente. Ce qui s’écrit au-delà de la référence, c’est la visée de l’autrice : qu’on dise ne reste pas oublié, soit qu’un dire s’écrive.
Allons donc passer quelque temps en Arsenic. C’est dans l’Aude, dans la vallée de l’Orbiel, approchons-nous de la mine d’or de Salsigne. L’or, sale signe. Bien sale signe : la mine d’or cache l’arsenic, le cyanure, les métaux lourds… Cherchez dans google, vallée de l’Orbiel : le premier site qui apparait Santé publique France titre : « site et sol pollué, vallée de l’Orbiel, Salsigne. » Et avec la recherche Salsigne, très vite arrive : Mine d’or de Salsigne. La mine dite d’or a été fermée en 2004, depuis bien longtemps l’arsenic, dont Salsigne fut le premier producteur mondial, avait supplanté l’or. Quand la langue est pervertie, qu’on ne nomme plus, qu’on mal nomme, restent les sales signes. Les signes faits pour tromper. Non loin de là, la vallée de l’Orbieu, le Banquet du livre de Lagrasse que la narratrice aime fréquenter. Que peuvent la littérature, la poésie au monde ? La voie de Claire Dutrait est d’assécher la métaphore, que la fiction frictionne le réel. Ce qu’il en reste, ce qui se transmet, ce qui passe : un miroir de faille. Les pages dans lesquelles il est question de Lagrasse touchent au plus près l’engagement politique (de gauche, depuis cinq générations chez la narratrice, toutes les gauches), l’individuel (la narratrice fréquente le Banquet du livre avec sa mère, jusqu’à ses derniers pas dans le cancer), l’espace possible de l’invention et de la drôlerie : des sandales, des pieds dans l’eau, la littérature… À quelques pas de là on ne met pas les pieds dans l’eau. L’arsenic, les métaux lourds. « Il y a des territoires qui meurent d’être tus. » Le thème-titre du Banquet du livre de l’été 2024 (3-9 août) est : « Penser et regarder ailleurs. » Ce que propose Claire Dutrait c’est regarder ici regarder ailleurs, penser ici avec l’ailleurs : « Dans ma civilisation, on peut créer des fictions pour faire trembler la représentation. Dans d’autres ce sont des prières qui convoquent des entités de l’au-delà, ou bien des poèmes qui participent à la recomposition du monde, ou des chants qui établissent des lignes de repère dans l’espace qui reste à vivre. Tu l’as lu, j’ai tenté ces autres manières aussi. Parce qu’au moment où je me suis sentie perdue, le langage que j’avais à ma disposition ne servait plus à représenter une catastrophe. » Aussi le fait-elle dans, depuis la littérature, dans, depuis la poésie : vous lirez comme elle écrit Berthe, la fille d’Emma l’empoisonnée à l’arsenic, à la suite de Flaubert.
Dans ce parcours, Claire Dutrait révèle la structure même du discours du capitaliste, pointe ses effets sur la culture (la civilisation) et les individus. Ça commence avec Flaubert. Dans le discours du capitaliste la production doit être (re)mise en circulation. Ainsi la mine passera des traitements par hydrométallurgie, par cyanuration, et pyrométallurgie. Pas de déchet, tout se transforme. Et si tout se transforme, il peut y avoir du produit, du profit. C’est mathématique, et on l’apprend dès l’enfance à l’école. Extraire c’est diviser, alors divisons, extrayons : « Regarde : tu poses 7 que tu divises par 3, tu prends le chiffre 2 et tu le multiplies au 3 de la division. 2 x 3 = 6. OK. Tu le soustrais au 7. Il te reste 1. Ce n’est pas fini, tu abaisses un 0 (on dit comme ça, on abaisse un 0, on ne sait pas d’où il vient sinon d’en haut). Tu abaisses un 0 à gauche et tu ajoutes une virgule à droite. Là non plus, on ne sait pas d’où vient la virgule, mais enfin elle est là, tu la prends et la poses après le 2, et ça recommence. Tu prends le chiffre 3 et tu le multiplies par le même 3 de tout à l’heure, et le résultat, 9, tu le soustrais au reste 1 avec son 0 abaissé. 10 – 9 = 1. Voilà, il te reste 1 encore. Le résultat c’est 2,3, mais il te reste 1 encore. Tu peux continuer à diviser, tu peux continuer à baisser des 0 à l’infini […] Dans la répartition des valeurs, il y a souvent un reste au fond de l’opération, tu te souviens ? À l’école de ma civilisation, je n’ai jamais appris à faire quelque chose de ce reste. On me demandait toujours le résultat. Mais jamais le reste. Dans la vallée de l’Orbiel, c’est pareil. Une division a été opérée entre les matières de la vallée – et la vallée de l’Orbiel, c’est ce reste, c’est l’un de ces restes, c’est le reste du reste du reste, c’est le monde qui reste au fond de l’opération de division que je voudrais saisir. » Pour le discours du capitaliste le reste c’est du résultat en devenir, alors pas de déchet, pas de reste. D’ailleurs les déchets toxiques entreposés, recouverts, stabilisés ne se nomment pas déchets mais haldes. Nommer (est-ce encore une nomination, de quelle qualité ?) pour effacer le réel derrière la réalité, embrouillamini du réel, du symbolique et de l’imaginaire : « Sans Albéric Ollier je n’aurais rien vu. Rien de ce que j’appelais encore l’ancienne mine d’or de Salsigne, rien de ses restes. Je ne voyais rien. Je serais remontée dans la vallée depuis Carcassonne, je serais passée par Trèbes, je serais arrivée à Conques-sur-Orbiel. J’aurais vu des landes de terre et mes yeux auraient été attirés par les vignes éloignées de la rivière, par les haies de cyprès qui annoncent l’entrée d’un domaine viticole. J’aurais vu dans les méandres de l’Orbiel, au nord de l’Aude, ceux de l’Orbieu, au sud de l’Aude. J’aurais même cru qu’on était encore dans les Corbières alors qu’ici on est sur les contreforts de la Montagne noire, qui s’annoncent par le schiste qui encaisse les vallons. J’aurais vu les chênes verts par goût de la Méditerranée, les peupliers sur une lande de terre qui concurrence la rivière en fond de vallée. Et avant d’arriver à Lastours, jusqu’aux quatre tours de Lastours que j’aurais rangées dans le circuit des châteaux cathares, je n’aurais vu qu’un paysage du Sud de la France avec ses collines tombant raide dans des vallons profonds, et je n’aurais pressenti que la fraîcheur d’une rivière où me baigner. Et même en prenant la route à gauche, vers Salsigne, je n’aurais vu que le paysage s’ouvrir encore sur des vignes, puis un causse. Même la mine à ciel ouvert je ne l’aurais pas vue, car je prenais ses terrils pour des collines. »
Cette nomination n’est pas sans effet : sur ceux qui vivent là, ceux qu’on a fait venir là pour travailler et qui vivent là, sur la terre-même. Et Claire Dutrait tresse : faire son jardin sans récolter ni manger les légumes et les fruits (toxiques) ; les paysans qui apportent à l’usine les fruits et légumes viciés par les fumées d’arsenic pour être dédommagés, fruits et légumes servis à la cantine de la mine ; des enfants rougis par la montée à vélo de la colline (halte sur halde) qui goûtent le plaisir d’une eau fraîche, non potable indique la pancarte (empoisonnée) ; changeons de territoire et de fil : un village qui ne peut enterrer une morte parce que les savoir-faire sont perdus, incertains.
Claire Dutrait serre au plus près cette langue de la communication, elle enquête, elle questionne. Ainsi articule-t-elle les dits, les tord-elle à son dire. C’est parce qu’elle risque, parce qu’elle parvient au point précis du vertige où tout espoir choit, où l’idéal a déjà vacillé, que tremble la structure qu’elle se révèle. Réel, symbolique et imaginaire chantent, et lorsque ça se fixe, ça repart à la manière d’une polyphonie baroque ou du free jazz. Elle a fréquenté l’une et l’autre. Bel usage de la topologie borroméenne. Je tiens d’elle que les anneaux ne lui furent pas d’un usage direct. Pourtant durant le temps de l’écriture s’est-elle invitée à nos ateliers de topologie, et elle les dessinait en nous écoutant. Ça passe. « Je m’y suis prise à plusieurs fois, je m’y suis prise à plusieurs reprises. Tu as vu. Je m’y suis engagée, j’ai convoqué le mythe Bovary, j’ai formé celui de Berthe. J’ai enquêté. Je m’en suis tenue aux toutes petites choses pour ne pas m’emballer, pas trop vite, pas trop vite généraliser. Je suis repartie, j’ai enquêté à nouveau parce que je ne comprenais pas grand-chose. Mes présupposés étaient d’une lourdeur et d’une force que je n’avais pas envisagées. Tout en tombereau de bonnes intentions dans mon héritage. Ça m’a rendue maladroite, la langue gourde, répétitive. Ça m’a catastrophée. J’ai voulu tout mettre dans tout. Ça s’est tout mélangé. II a fallu trier. Il a fallu trier mais sans simplifier, pour ne pas répéter la geste de la mine qui sélectionne les matières pour les valoriser une à une. Il a fallu trier en intensifiant. Il a fallu trier en recomposant. Il a fallu dépasser les présupposés. Il a fallu les faire trembler. Il a fallu garder le tremblement dans la représentation pour ne pas trahir ce qui avait été saisi de la catastrophe. » Garder le tremblement dans la représentation…