« Une chirurgie réparatrice de l’absence de l’Autre », remarques sur une astuce de la vie quotidienne
04 décembre 2024

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Claire BRUNET
Cartel franco-brésilien de psychanalyse

C’est au cours d’un entretien avec Charles Melman que ce dernier, à propos des jeunes et moins jeunes qui se baladent dans les rues, coiffés de leurs écouteurs, la musique pour ainsi dire en continu, me répondit : « mais, c’est une chirurgie réparatrice de l’absence de Autre ! ». Mon hypothèse était différente : celle d’un objet contraphobique _mais loin des descriptions princeps de l’agoraphobie berlinoise, qui insistent sur la scansion de l’espace urbain que j’évoquais, prolongées par les analyses de Lacan quant aux fonctions signalétiques de la phobie chez le petit hans, il insista :

 

« On n’est plus jamais seul, et en prime, au lieu d’être surmoïque, l’Autre devient harmonique, fluide, et d’autant plus fluide qu’il y a une suture entre musique et numérique dans la techno. On est branché. »

 

Comment comprendre cette expression ? 1 de l’absence de l’Autre 2 de la chirurgie qui en réparerait l’absence 3 de sa transformation d’une figure surmoïque en une harmonie fluide ?

 

J’en retiens déjà ceci : Melman pose l’espace comme un continuum analogue à celui de la musique (il avait déjà évoqué cela à propos des flux et des foules de rollers il y a plusieurs années dans les rues parisiennes : ça glisse)

 

Mais surtout, Loin de renvoyer à la problématique phallique du petit hans et de la phobie en général, il décidait de penser ces phénomènes à partir de l’Autre Ou plutôt de son absence & le casque, le roller, seraient des manières de faire avec : des astuces

 

Pourtant il enchaîna dans la conversation sur la consommation de porno des adolescents qui défraie la chronique en disant :  » Les jeunes vont chercher quoi, dans cette obscénité ? Ils y cherchent l’émergence d’une dimension phallique qui par ailleurs leur fait défaut : faute d’un référent symbolique, il ne reste plus qu’un substitut réel. »

 

Retour à l’ordre phallique donc Mais un ordre phallique dans le réel et non plus symbolisé, effet de la castration On se retrouve donc avec une écriture lacanienne de base, comme une matrice élémentaire mais où : Ce n’est pas moins phi, mais phi pour ainsi dire positivé Et ce n’est pas A, pas même A barré, mais non A

 

Alors comment entendre l’étrange expression de chirurgie réparatrice En quoi est-ce une chirurgie ? Je dirai que cela nous installe côté réel et non symbolique là encore puisque la chirurgie ouvre les corps et fabrique des cicatrices

 

Cette cicatrice serait-elle la possibilité de la barre sur le A ? Et la chirurgie réparatrice cette opération qui fait surgir leur double figure ? Pas sûr étant donné les adjectifs par lesquels Melman qualifie ce A surgi des casques : fluide, harmonique

 

Alors réparatrice ? Que s’agit-il de réparer ?

 

J’ai fait un joli lapsus en proposant ce titre : Chirurgie réparatrice de l’Autre (au lieu de l’absence de l’Autre) Conforme à ma névrose, j’entendais réparer l’Autre (tout un programme) Mais Melman dit: réparer l’absence de l’Autre

 

Comme la chirurgie réparatrice fit après la guerre de 14 : refaire des nez, des mentons etc. là où la guerre les avait arrachés & me baladant sur le net, je trouve la confirmation de mon intuition (sur le premier site venu) :

« La chirurgie réparatrice ou chirurgie reconstructrice est un type de soin permettant de reconstruire le corps lorsqu’il est abîmé. Cette technique de médecine s’est développée après la Première Guerre mondiale, durant laquelle de nombreux soldats ont été gravement blessés ou défigurés. La chirurgie réparatrice intervention après une maladie, un accident, une malformation de naissance, dès lors que l’intégrité physique d’une personne est touchée.

Voici quelques actes de médecine réparatrice : Effacer une cicatrice. Reconstruire la poitrine après une mastectomie (reconstruction des seins). Remodeler la poitrine déformée par une malformation Remettre en tension la peau après un accident Refaire un nez après qu’il a été cassé lors d’un choc. Greffer de la peau. Réparer des séquelles brûlures Refaire la bouche en présence d’une malformation (effacer un bec de lièvre). Traiter des oreilles décollées. Recoudre des lambeaux de peau sans laisser de cicatrices. Traiter une gynécomastie. La reconstruction d’oreille. La pose de prothèses auditives.

 

Autrement dit, Melman fait l’hypothèse d’un « corps abîmé » voire d’un trauma (ce qui est cohérent avec l’ensemble de notre entretien dans lequel, à propos des enfants contemporains, il réactivait la pertinence du concept de névrose traumatique en posant cette question : que se passe-t-il pour les enfants lorsque les parents se séparent au lieu de baiser ?)

 

Je note si on fait confiance à son intuition implicite, propre à la langue, que la guerre de 14 suscita chez Freud non seulement une réactivation de la question du trauma mais aussi la pulsion de mort

 

Ce terme dessine donc un cadre pour nous : ces jeunes gens voguent dans le monde avec en arrière-plan trauma et pulsion de mort _ mais ils tamponnent ces dimensions en jouant le continu (que j’oppose ici au discontinu de la cicatrice, de l’effraction, de la différence avant après etc.)

 

« C’est à partir de ces deux notes cliniques qu’il s’agira de saisir ces astuces de la vie quotidienne » disais-je dans ma note d’intention Mais notons que, à suivre la piste de Melman, ces phénomènes sont moins « psychopathologie » au sens freudien d’un loupé que des tentatives de réparation d’un défaut & que l’espace de la vie quotidienne et de ses anecdotes n’a plus la tessiture du monde freudien.

 

Nous avons lu récemment une remarque de Lacan dans L’acte : à deux, un phénomène peut relever de la connerie, il faut être trois pour que ça devienne drôle _ ce qui est la leçon principale du Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient

 

Mon hypothèse ici est que Melman se confronte à : « être seul » La chirurgie réparatrice tente d’y pallier

 

Dans cette même leçon2 de L’Acte, Lacan lui-même conteste le titre de psychopathologie de la vie quotidienne pour faire valoir l’action _ 31 : car l’action est signifiant & il insiste : l’acte de la psychopathologie ne pose pas l’inconscient _ « c’est tout le contraire, il est là comme activité plus qu’effacée et (…) pour boucher un trou qui n’est là que si l’on n’y pense pas, dans la mesure où l’on ne s’en soucie pas, qui n’est pas là où il s’exprime, … »

voilà ce qui m’intéresse : ce « boucher un trou » et un trou « qui n’est là que si on n’y pense pas, dans la mesure où l’on ne s’en soucie pas ». ce n’est donc pas l’adolescent ou le post-adolescent qui se soucie du trou, c’est Melman qui regarde la scène et interprète _ le casque opère parfaitement : ce trou est insensible, et d’autant plus insensible que noyé dans le continuum de la musique, le flow _

 

la psychopathologie de la vie quotidienne est action … de mettre ce casque & en lacanien on peut bien dire qu’on « casque » pour cette absence (on en paie le prix)

 

Revenons à l’hypothèse de Melman : cette chirurgie réparatrice vise-t-elle à faire surgir l’Autre ou à suturer la cicatrice en sorte qu’on ne l’éprouve pas comme absent ? tout ceci est d’autant plus amusant pour nous qu’il s’agit d’écouteur – écoute-heur ou écoute-heurt _ écouteur qui nous évitent d’écouter le heurt puisqu’ils font valoir un flux continu et en même temps ne nous donnent que ça à entendre puisqu’il s’agit de musique techno-beat

 

Relisons ici cette formule lacanienne dans Positions, écrits 835 : « L’effet de langage, c’est la cause introduite dans le sujet. Par cet effet il n’est pas cause de lui-même (…). Car sa cause c’est le signifiant sans lequel il n’y aurait aucun sujet dans le réel. Mais ce sujet c’est ce que le signifiant représente, et il ne saurait le représenter que pour un autre signifiant : à quoi dès lors se réduit le sujet qui écoute »

 

& surtout la suite :

 

« Le sujet donc (…) ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende, et ce d’autant plus forcément qu’avant que du seul fait que ça s’adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient, il n’était absolument rien. Mais ce rien se soutient de son avènement, maintenant produit par l’appel fait dans l’Autre au deuxième signifiant »

 

Je ne rentre pas dans le détail Je prélève qu’une séquence : Que le sujet qui écoute se réduit à un signifiant (second) ; Que le sujet se soutient d’un rien ; Mais que c’est l’appel de l’Autre qui en suscite l’avènement

 

Melman avait un jour évoqué un petit fait de sa vie quotidienne : se baladant il était tombé à deux reprises sur des gens qui hurlaient à la cantonade Il ne l’impute à aucune psychose Mais à ceci que l’adresse à l’Autre est devenue adresse aux médias Ce n’est pas le fidèle hurlant aux dieux C’est nous criant pour personne

 

Adresse à l’Autre qui bien entendu répond à cet appel de l’Autre

 

Je cite refoulement et déterminisme des névroses, p 127 Nous sommes en 1989 1990

 

« je voudrais vous raconter deux petites histoires que j’ai pu observer dans la semaine. La première fait partie de ces incidents de la voie publique, de la vie de la rue : mon, attention a été attirée par un homme qui criait dans la rue et des choses tout à fait articulées ; il tenait à voix haute un discours d’une façon telle que ce n’était manifestement pas le jet d’un psychotique. Son propos était articulé et, à le voir par la fenêtre, il marchait en compagnie d’une femme, il parfait en criant mais sans s’adresser à elle. Elle marchait tranquillement à côté de lui (…) il tenait ces propos à tout vent (à propos de sa séparation d’avec cette femme) (…) J’ai trouvé cette manifestation intéressante car je me demandais à qui il disait tout cela »

« le lendemain, mon attention a été attirée par une feuille de papier arrachée à un cahier d’écolier scotchée sur la porte d’un appartement où était écrit au crayon de couleur en gros bâtons bien visibles pour celui qui s’engageait dans l’escalier : « Nicolas fait son caprice », Nicolas étant bien entendu le jeune enfant de la maison et la question était là encore de savoir à qui cette information, ce cri était adressés. »

« Ces deux minces anecdotes peuvent nous éclairer sur ce que sont les médias. On pouvait penser que dans les deux cas, aussi bien cet homme que les parents débordés de Nicolas ne savaient plus à qui s’adresser. Cet homme avait sans doute épuisé l’adresse à sa femme, aux juges, à la famille, à ses parents, alors à qui parler ? »

(Et dans le cas de Nicolas, le pépé ne faisait plus peur, ni le maitre ou l’institutrice _ poursuit Melman)

 

Autrement dit, « faute d’une présence dans l’Autre à qui on puisse adresser son cri, sa plainte, sa revendication, sa souffrance, son débordement… »

 

Reste un pur regard _ Puisqu’il s’agissait non que ce soit entendu mais vu

 

Voilà à la fois presque la même situation, des séquences différentes, et une variation Ici, il y a adresse et pour ainsi dire vague conscience de l’absence de l’Autre Dans le cas du casque, il n’y a plus même cette intuition _ Ici il y a souffrance, Dans le cas du casque, plus vraiment _sinon sous la forme réelle – fantomatique du retour des acouphènes de akouein phaniein entendre des apparitions Melman avait insisté sur cette étymologie lorsque j’évoquais ce trouble

 

Dans les deux cas donc nous avons un problème avec ce qui apparaît (ou pas) Voire avec le lieu où une apparition peut surgir

 

Adresse au regard, Je ne sais pas si c’est le cas de mon affaire des casques J’ouvre la discussion : est-ce à dire imaginaire ?

 

Pour finir, je reviens à la question posée par ce cycle : « que sommes-nous capables d’inventer pour tenir comme sujet » dans « l’abrasion du langage » dont témoignent les anecdotes ici rapportées (aussi bien le cri adressé à la cantonade que le casque qui empêche d’entendre)

 

Dans les entretiens que j’ai menés avec Melman en effet, sa grande affaire était bien, je la traduis dans mes propres termes : quel est donc le message que le sujet reçoit de l’Autre, si l’Autre est en panne _ ou pire absent _ ou pas même supposé – car ce n’est pas l’absence ici que nous réalisons en fin de cure D’ailleurs être absent et ne pas exister ne sont pas équivalent _

 

La subjectivité a-t-elle de nouveaux paramétrages ou coordonnées demandez-vous ?

 

Ici, on voit Melman tenter de voir si ça tient entre perturbation de l’ordre phallique et absence de l’Autre / je note qu’il ne se précipite pas sur l’objet / qu’il considère ces phénomènes élémentaires de la quotidienneté en termes d’adresse : à qui parler / & à défaut à qui se faire voir

 

Mon hypothèse conclusive c’est que cette subjectivité est à la croisée des chemins : ou bien ignorer la cicatrice, être pris dans le flow, et faire masse (la mode dit-il à un autre endroit est devenue substitut de la loi) ou bien espérer que quelqu’un prenne acte des signifiants que sont tout de même encore la feuille de papier et le discours vociféré : Melman qui passe dans la rue ou l’escalier par exemple

 

C’est pourquoi j’ai dit : astuce : ce ne sont sans doute pas des résolutions très solides ou durables mais elles permettent de tenir un moment.