Vu que c’est moi qui démarre cette après-midi de travail sur la pulsion, je vais commencer en vous rappelant que Freud commence à parler des pulsions dès 1905 dans « Les trois essais sur la théorie sexuelle », mais ce n’est que dans « Pulsions et destins des pulsions » écrit en 1915, qu’il met les pulsions au cœur de la vie psychique et fait une tentative importante de mettre en forme, de conceptualiser la pulsion, tenue par lui, avant Lacan, comme un des concepts fondamentaux de la psychanalyse.
Cette théorie des pulsions sera, comme vous le savez, remaniée en 1920 dans l’ Au-delà du principe du plaisir avec l’introduction de la pulsion de mort, avant de constituer l’enjeu majeur de ce texte fondamental écrit en 1930, Malaise dans la civilisation.
Pourquoi je me permets de dire que c’est un enjeu majeur ?
Parce que ce texte qui porte aussi dans son sein – et il faut le souligner – toute l’élaboration de Freud dans « Psychologie des masses et analyse du moi » de 1921, fait reposer le processus de civilisation de l’humanité ainsi que le développement de l’individu sur la même formule de la lutte entre la pulsion érotique et la pulsion de mort. Le destin de la civilisation y apparait très clairement lié donc aux destins des pulsions et à l’issue de ce combat entre Éros et Thanatos dont personne justement peut prévoir l’issue. Vous reconnaissez ici, j’imagine, les dernières lignes du texte de Freud, ce qu’il nous laisse en somme en guise de conclusion.
Presque 100 ans après, le moins qu’on puisse dire est que l’interrogation de Freud quant aux destins des pulsions demeure brûlante et prend encore plus de relief devant le déferlement de haine, le déferlement de destruction auquel nous assistons aujourd’hui.
Cela suffirait largement pour qu’on puisse se poser la question de savoir quels seraient les destins des pulsions dans notre civilisation contemporaine et même soulever la possibilité, l’hypothèse, comme le titre de cette demi-journée laisse entendre, qu’elles soient sans destins. Sinistre sort ou possibilité de lecture renouvelée de ce qui nous anime ?
En tout cas si on prend appui sur le texte de Freud, quelques questions s’imposent : Qu’en est-il aujourd’hui du bridage pulsionnel, de la restriction pulsionnelle dont Freud fait le socle de la civilisation ? Qu’en est-il de la sublimation ? Qu’en est-il du rôle du surmoi et de la culpabilité dans cette restriction pulsionnelle qui concerne justement aussi bien la pulsion sexuelle que la pulsion destructrice ? Autrement dit, comment traitons-nous la pulsion dans la civilisation que nous bâtissons ? Quels seraient nos impasses et comment les nommer ? Ce sont évidemment des questions très larges.
Je vais me contenter ici d’interroger les destins des pulsions à l’aulne du discours dans lequel nous vivons, c’est-à-dire à l’aulne du discours du capitaliste et de l’emballent qu’il produit, d’où mon titre.
Il faut admettre que nous sommes aujourd’hui loin de la restriction pulsionnelle prôné par Freud dans le Malaise dans la civilisation. Tant et si bien que nous sommes en droit de nous demander si le capitalisme, le néolibéralisme font œuvre de civilisation, ou si bien au contraire, ils mettent les pulsions, à leur service, ils les emballent, c’est le cas de le dire. Toute la question est de savoir comment.
Cette idée que le discours du capitaliste de par sa structure, de par son propre fonctionnement produit un emballement n’est pas de mon cru. Marc Darmon nous le disait dans ses Essais sur la topologie lacanienne : « Discours du capitaliste où, contrairement aux autres, aucun terme n’est isolé, chacun alimentant l’autre dans une réaction en chaîne dont la tendance est l’emballement » [1]Et il continue plus loin : « Le S1 du discours du maitre dont il est issu devient la vérité du discours capitaliste, et le Sujet barré est mis au-devant de la scène comme dans le discours hystérique …mais la place de la vérité n’est plus protégée, les quatre sommets s’alimentent les uns les autres »[2]
En effet, dans ce discours, lui-même fruit d’une mutation du discours du maître grâce à la dislocation d’une petite lettre, le sujet est en rapport direct avec l’objet sans qu’aucun impossible vienne faire barrage à la circulation de cet objet, ce qui n’est pas sans effet pour le sujet dans sa division, installant ainsi un circuit véritablement infernal, un circuit qui s’emballe, une voie de crevaison nous disait déjà Lacan à Milan en 72.
Alors comment situer la pulsion là-dedans ?
Le fait est que cette écriture du discours du capitaliste vient proposer un rapport à l’objet et à la satisfaction tout à fait singulier. Cela intéresse la pulsion bien sûr. Nous savons depuis Lacan – qui vient revisiter d’une façon féconde la théorie des pulsions de Freud – que « l’usage de la fonction de la pulsion n’a d’autre portée que de mettre en question ce qu’il en est de la satisfaction » et que « dans le champ de la pulsion, la satisfaction ne passe pas par la saisie de l’objet » [3]que la pulsion en fait plutôt le tour, soulignant dans son trajet la béance, le manque de l’objet lui-même.
Il m’a semblé intéressant d’emprunter à l’économiste Bernard Maris qui a écrit ce livre très intéressant qui s’intitule Capitalisme et pulsion de mort,[4] ces quelques lignes qui me semblent significatives de la façon dont le discours du capitaliste opère par rapport à la pulsion et ses destins, à l’objet et à la satisfaction.
« C’est une loi bien singulière celle du capitalisme qui pour tuer le feu des pulsions y jette la paille des objets » « Le capitalisme alimente de carburant le feu de cette libido. Inlassablement, il ajoute des objets aux objets, comme si la profusion des objets pouvait étouffer la violence » Une autre façon de poser la question de ce qui pour nous serait de l’ordre de la sublimation pour apaiser le feu des pulsions ? Le discours du capitaliste pourrait venir ainsi endiguer, noyer, la possibilité d’un processus de sublimation avec son offre démesurée d’objets à consommer ? Pas de répit possible pour le sujet face à la profusion de ces offres ?
« L’accumulation capitaliste est perverse, elle prétend pacifier les hommes en satisfaisant leur besoin et au même temps satisfait la pulsion brute de l’individu plus que la tempérance collective » Bernard Maris attire ici notre attention à un changement de paradigme par rapport au texte de Freud : ce n’est pas l’individu qui vient s’adapter aux exigences de la civilisation mais, nous dit-il, « le capitalisme a transformé la civilisation afin qu’elle s’adapte aux besoins des individus, les flatte, les exacerbe à un dégrée inouï. Publicité et média entretiennent le culte de l’insatiabilité et du nouveau »
Et il finit par poser une question qui nous intéresse vivement : « Pourquoi sommes-nous insatiables ? » Quel est au fond notre rapport à l’objet ? Et quel serait le statut de l’objet ainsi promu par le discours du capitaliste ? Dans quelle dynamique il nous embarque et pour quoi on se laisse emballer nous-même ?
Le discours capitaliste vient proposer une solution à ce rapport toujours insatisfaisant à l’objet, à cette insatisfaction ordinaire de la jouissance chez tout parlêtre. Il vient puiser dans cette quête permanente de satisfaction de notre appareil psychique, dans ce manque qui nous est constitutif pour le pallier, à sa façon et à son profit.
De la même façon nous pourrions dire que le discours du capitaliste met la pulsion à l’épreuve et s’en approprie en se servant de ses caractéristiques propres. Comment cela se lit dans la clinique ?
« Je suis addicte à tout ce qui passe, à n’importe quel objet » me disait, il y a quelques années déjà, une patiente par ailleurs élève d’une école de commerce, experte donc de l’objets et de sa marchandisation.
Dans un premier temps on peut se demander en quoi cela viendrait contrarier la théorie des pulsions de Freud où l’objet est l’élément le plus variable de la pulsion, qu’il peut être changé aussi souvent qu’on le veut, être un objet étranger ou une partie du corps, il peut servir de point d’intrication pulsionnelle et finalement être n’importe quoi, être indifférent ? Cela ne viendrait pas plutôt souligner que la dynamique mise en place par le discours du capitaliste est homéomorphe à cette caractéristique de la pulsion dans son rapport à l’objet ?
On pourrait en effet se contenter de cette constatation mais à mon sens cela devrait nous inviter plutôt à revenir sur le statut de l’objet mis en circulation dans ce type de discours et dans ce qu’on pourrait appeler ici, peut-être abusivement, l’emballement pulsionnel chez cette patiente, ce qui la laissait exsangue il faut bien le dire.
Comme nous savons, du fait du langage, la relation à l’objet n’est plus que la relation à l’objet perdu, celui dont la pulsion fait le tour sans le saisir. La pulsion fait le tour des éclats de ce qui a été perdu, fait le tour de ce trou, de ce manque d’objet qui cause le désir. Or, nous dit Charles Melman dans La dysphorie de genre[5] : Aujourd’hui « nous passons à une économie qui est équivalente à celle de la drogue, c’est-à-dire qu’elle vient fournir un objet réel » ou encore : « L’objet qu’on vous offre, ce n’est pas un semblant, c’est le vrai objet »
Le statut de l’objet n’est donc pas le même. Nous avons à faire à un objet présentifié, objet du marché qui bénéficie de ce trait de la pulsion qui est celui de pouvoir s’accrocher à n’importe quoi. Cela a des conséquences, car si l’objet qui nous est offert par l’économie du marché n’est plus un semblant d’objet mais un objet réel, s’il vient présentifier une métonymie d’objet plutôt que de s’inscrire dans une métonymie du désir, la pulsion reste sans but, sans autre destin que la relance de la machine elle-même, emballée par la paille des objets réels, pour nous servir ici de ce que nous disait Bernard Maris.
D’autre part, nous pouvons nous demander si la fragilité du statut de l’Autre auquel la pulsion dans son trajet fait appel, ne laisserait pas le sujet moderne davantage en proie au côté acéphale de la pulsion, sans la possibilité de venir inscrire son désir dans le champ de l’Autre. Est-ce que cette machine bien huilée qui est l’écriture du discours du capitaliste nous inviterait à faire l’impasse de ce crochetage dans l’Autre exigé par le troisième temps de la pulsion mis en place par Lacan en suivant à la lettre la grammaire des pulsions de Freud ? Privilège serait donné alors au sujet acéphale du premier temps de la pulsion au détriment de ce qui pourrait venir inscrire un sujet nouveau, un sujet divisé, animé par le désir ?
Autre question : en quoi la mise en circulation de ses objets réels, qui se constituent plutôt en tant qu’objets de la demande et du besoin qu’en tant qu’objets du désir, viennent éteindre le feu si j’ose dire de la pulsion sexuelle ?
Aujourd’hui, souligne Charles Melman « nous voyons apparaitre un type de jouissance marquée par le renoncement à la jouissance sexuelle et cela arrange parfaitement l’économie qui se voit contrarié par les limitations que la jouissance sexuelle impose à la satisfaction de chacun. L’économie libérale, poursuit-il, de même qu’elle ne voit aucun inconvénient à l’effacement du Nom du Père, c’est-à-dire du gardien d’une restriction des jouissances, ne verra pas le moindre inconvénient à ce que du côté sexuel, cela se calme et que nous puisions être entièrement livrées aux objets magnifiques qu’elle est capable de nous offrir » [6]
Alors quoi ? Avons-nous trouvé une nouvelle recette du bonheur ? Ce qui se profile aujourd’hui serait donc comme nous propose Charles Melman une nouvelle idéologie du bonheur fournie par l’économie de marché, qui se passerait de la sexualité et de ses enjeux pour le sujet, en lui préférant des jouissances objectales ? Renversement de la perspective freudienne : la levée du refoulement sexuel ne produirait pas les effets escomptés ? Au point que le gouvernement français a cru bon récemment devoir s’en mêler en parlant de « réarmement démographique » ?
Freud n’était pas si naïf et ne tenait pas simplement une morale des années 30. Si nous lisons bien son texte, nous pouvons nous apercevoir qu’il nous avait déjà averti que ni la religion, ni la science, ni le progrès, technique y compris, ne règleraient pas notre malaise dans la civilisation. Pas par simple pessimisme ambiant qui aurait pu contaminer ce texte écrit entre deux guerres, mais pour des raisons de structure. Lacan vient l’expliciter davantage : le malaise fait partie du parlêtre, il tient à l’incomplétude même du symbolique. Mais il faut croire que l’expression de ce malaise se déplace.
Si le discours du capitaliste ne s’intéresse pas à la sexualité, lui préférant les jouissances objectales, si une nouvelle idéologie du bonheur se met en place en escamotant la pulsion et sa fonction de représentant de la sexualité, cela a un prix : cela s’accompagne de l’essor de la haine dans nos sociétés contemporaines.
Pourquoi ?
Si ce qui est mis en circulation ce sont des objets réels, ce sont des objets non érotisés, non sexualisés, des objets décorrelés du phallus, nous sommes ici plus proche de la Chose que des semblants d’objet. Cette proximité avec l’objet ainsi présentifié, accessible, prêt à toute jouissance, n’est pas sans rapport avec cette inflation de la haine qui justement se prévaut de cette proximité avec la Chose, avec cet objet cru, qui la haine pense tenir, apprivoiser bien plus que l’amour. Cette desérotisation de l’objet défait sans doute l’hainamoration laissant le champ libre pour l’expression d’une haine nouvelle, spécifique, non bridée par le symbolique, non nouée, pur produit – c’est mon hypothèse – du discours du capitaliste et de la mise en circulation de l’objet qu’il promeut. Dit autrement, nous sommes sortis de la hainamoration, de cet alliage si cher à Freud de la pulsion érotique avec la pulsion de mort. Sommes-nous désarmés pour autant ?
Je voulais aborder un dernier point qui concerne ce qui Freud appelle dans ce texte de 1930 « la misère psychologique » de la masse, et qui me semble être un complément important de « Psychologie des masses et analyse du moi » Que nous dit-il ?
« Outre les problèmes de la restriction pulsionnelle auxquelles nous sommes préparés, il nous faut tenir compte du danger de ce qu’on pourrait appeler « la misère psychologique » de la masse. Ce danger menace au plus haut point quand le lien de la société est surtout établi par identification mutuelle de ses membres, alors que des individualités de chefs ne prennent pas l’importance que la formation de la masse devrait leur conférer. L’état de civilisation actuel de l’Amérique donnerait une bonne occasion d’étudier ces dommages redoutables » [7]
A lire Freud un autre destin de la masse se dessine. Des masses sans chefs, sans représentant, où le trait identificatoire s’efface au profit de la jouissance. Nous ne pouvons pas dire que ces masses jouissives, reliées plutôt par une identification imaginaire, narcissique donc, n’est pas sans nous rappeler nos mouvements de masse actuels, qui ont leurs spécificités propres ne serait-ce que leur caractère labile et éphémère commandés par des réseaux sociaux pour la plus part.
Je ne vais pas m’étendre ici d’avantage sur ce sujet que j’ai traité plus largement ailleurs, mais ces brèves remarques ont la vertu de nous rappeler que les destins des pulsions ont un impact aussi bien sur les destins collectifs que sur les destins individuels et que si emballement pulsionnel il y a, il se joue aussi sur la scène sociale. Cette prévalence de la jouissance qui semble être la marque de notre civilisation contemporaine nous oblige, il me semble, de repenser aussi la question du politique aujourd’hui. Cette prévalence viendrait sonner la fin de la politique ou présager d’une nouvelle façon de faire de la politique ? D’où me vient une question pareille ?
Vous savez que je garde toujours un œil ouvert sur ce qui se passe au Brésil et je ne peux pas m’empêcher de m’interroger sur le rôle que ces masses jouissives où le corps est à la première loge – à savoir les écoles de samba lors du carnaval, les groupes de supporteurs dans les stades de football et les grands spectacles de musique – ont joué dans la réélection de Lula et dans notre retour à la démocratie si fragile soit-elle. Pendant 4 ans, il n’y a pas eu des manifestations d’opposition au gouvernement de Bolsonaro organisées par les partis politiques ou les syndicats. L’opposition se manifestait là où les corps jouissaient et collectivement. La résistance au retour de bâton autoritaire et conservateur s’est organisée à partir du lieu même d’une jouissance de masse, ce qui peut paraitre paradoxal. Donc je vais oser une question incongrue : une articulation entre jouissance et action politique est-elle possible ? Pourrait-elle venir signer une nouvelle façon de faire de la politique ? Comment le penser ?
Je laisse ce chantier ouvert pour essayer de conclure en insistant sur deux points qui s’articulent :
Les destins pulsionnels semblent aujourd’hui pour le moins troublés ce qui nous amène facilement à parler du sujet contemporain comme celui qui vient témoigner d’un emballement pulsionnel aveugle et acéphale notamment dans certaines pathologies comme les addictions et l’anorexie-boulimie qui se rependent de nos jours comme une trainée de poudre.
Mais ce que j’ai voulu mettre en exergue ici, c’est que si cet emballement du sujet dans son rapport à l’objet est produit par l’emballement propre au discours capitaliste, cela a entre autres pour conséquence que la pulsion s’y trouve dénaturée et finit par perdre son latin ou sa grammaire, si vous préférez.
Merci de votre attention et j’espère que je ne me suis pas trop emballée !
[1] Marc Darmon, Essais sur la topologie lacanienne, Éditions de l’ALI, 2004, p.345
[2] Ibid ; p.347-348
[3] Jacques Lacan, Séminaire Les fondements de la psychanalyse, leçon 13. Ed. ALI
[4] Bernard Maris et Gilles Dostaler, Capitalisme et pulsion de mort, Albin Michel, 2009
[5] Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, La dysphorie de genre, Érès, 2022
[6] Ibid, p.49/50
[7] S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 124