Dans son livre Malaise dans la civilisation paru en 1929, Freud écrit cette phrase qui ne demande pas d’être psychanalyste pour qu’on en saisisse le sens et la portée : « Une bonne partie des luttes de l’humanité se concentre autour d’une unique tâche : trouver un équilibre approprié, c’est-à-dire satisfaisant entre les revendications individuelles et les exigences civilisationnelles de la collectivité ; savoir si telle organisation de la civilisation parviendra à instaurer ces équilibres ou si le conflit restera insoluble est un problème où se joue le sort de l’humanité [1].
L’enjeu serait donc crucial, mais qu’implique aujourd’hui de trouver un équilibre approprié entre revendications individuelles et exigences civilisationnelles ? J’avancerai d’abord que, pour ce faire, il faut que l’opposition dialectique entre ces deux dynamiques – celle du sujet et celle du collectif – puisse se poursuivre. Or, c’est précisément là qu’aujourd’hui le bât blesse.
Car, si dans le monde d’hier, cette opposition était clairement identifiable à tous niveaux – entre parents et enfants, enseignants et enseignés, pouvoir en place et opposition, verticalité et horizontalité… – la nouveauté de notre monde, c’est que la revendication sociétale nouvelle veut que la place soit d’abord donnée à la particularité d’un chacun.
Si l’intérêt de cette avancée est évident, tant il voudrait reconnaître la spécificité de tous, la recherche de l’équilibre dont parle Freud – un problème où se joue le sort de l’humanité – s’en trouve troublée si pas même devenue inaccessible, puisque l’exigence civilisationnelle finit par donner l’impression qu’elle n’a plus qu’à coïncider avec les revendications individuelles.
Pourtant, est-ce vraiment le cas ? Car se référer à la société n’est pas la même chose que se référer aux individus qui la constituent. La question mérite clairement d’être posée : où les exigences de la collectivité vont-elles encore trouver leur légitimité si elle apparaît comme ne voulant plus qu’entériner la reconnaissance des individualités ? Il est désormais logique qu’à propos de tout et de rien, on doive chaque fois reposer le problème : car bien évidemment, ce sont tous les repères d’hier qui s’en sont retrouvés ébranlés : le mariage pour tous, le droit à l’euthanasie, la reconnaissance des LGBTQ +, tout cela justifie bien de chercher la reconnaissance de la part des instances politiques, mais où se trouve encore l’instance qui pourrait en toute légitimité dire, au nom de tous, Non à l’outrance, à l’excès, à l’Ubris, seule façon qu’il nous reste pourtant de garder présentes les deux forces antagonistes et de chercher à instaurer l’équilibre entre celles-ci.
D’autant plus que s’opposer aux outrances se voit aussitôt qualifié d’inacceptable sinon de phobie (homo ou trans), de propos de droite, voire d’extrême droite, si pas même de fascistes par ceux qui prônent les pleins pouvoirs aux revendications individuelles.
Autrement dit, dans le contexte actuel, c’est comme s’il était très difficile de maintenir la dialectique et donc de travailler à rechercher un nouvel équilibre. C’est ici que vient à propos l’image du cancer : en médecine, il s’agit de la prolifération de cellules qui n’acceptent plus d’être régulées par l’organisme. C’est la raison pour laquelle on peut avancer que nous sommes face à un cancer sociétal quand, par exemple, nous ne voyons plus rien d’autre que des revendications individuelles, et qu’ainsi la réalité elle-même en vient à être déniée.
En effet, même ce qui s’impose à partir de la réalité ne fait plus autorité. Imaginons un moment ce que serait le développement illimité des ressentis et revendications d’un chacun. « Il y aurait pratiquement autant de langues que d’individus et la communication deviendrait impossible », avait déjà énoncé le célèbre linguiste, Emile Benveniste. [2]
Il ne s’agit donc nullement ici de nier la légitimité de ceux qui soutiennent leurs particularités ; il s’agit de ne pas accepter la revendication de ceux et celles qui, au nom de leur seul ressenti, dénient la réalité et ne supportent plus que celle-ci vienne leur imposer une limite.
De plus, on doit bien constater les effets de cette promotion sans limite des droits individuels : un climat de violence permanente perceptible dans notre actualité par ceux qui acceptent encore de vouloir en savoir quelque chose plutôt que de revendiquer avec la meute.
Dans notre actualité sociale nous ne voyons plus de recherche d’équilibre au travers de positions antagonistes, mais seulement la volonté de chaque position de vaincre à tout prix.
Bref, à nous imaginer que l’on est libre de tout et qu’il s’agit de promouvoir cette dite liberté en guise de programme de société, la voie est ouverte pour pouvoir poursuivre indéfiniment le combat. On peut alors aussitôt imaginer vers où nous allons si nous n’arrivons pas à retrouver le bon sens à l’œuvre dans la vie collective, celui qui, précisément, nous contraint à chercher l’équilibre entre exigences civilisationnelles et revendications individuelles.
Les conséquences sont évidentes et déjà perceptibles : un climat de guerre culturelle, un acharnement de se tenir sur ses positions, tenues pour seules valables, une manière de se débarrasser de toute remise en cause articulée rationnellement, une façon de ne plus reconnaître aucune dette envers ceux qui nous ont précédés, tout cela au mépris de ce qui a pourtant permis que l’on prenne les particularités d’un chacun en compte !
Une évolution positive se profile pourtant, ainsi que le font clairement entendre ces propos de Marcel Gauchet : nous sommes en présence d’une mutation profonde qui serait porteuse d’un espoir visant à mettre en place une version de l’Un collectif incomparablement supérieure à celle qui résultait de l’organisation religieuse. (et j’ajouterais patriarcale). Et Gauchet ajoute : à la différence de celle-ci, en effet, elle se sait pour ce qu’elle est, elle est en pleine possession de ses raisons et de ses moyens, de telle sorte qu’elle ne peut être regardée autrement que comme la forme achevée de l’établissement humain [3].
Mais un tel projet ne pourra se réaliser que si nous réintroduisons dans nos trajets respectifs le travail à accomplir pour que chacun reste marqué par le souci du collectif, du commun.
Nous ne pouvons nous satisfaire de laisser croire à une identité qui ne serait que la conséquence d’un ressenti individuel. Son articulation avec le collectif reste une exigence irréductible qu’il est nécessaire que chacun fasse sienne. Faute de quoi nous serons très vite – si nous ne le sommes pas déjà – face à ce cancer sociétal que nous venons d’évoquer.
[1] S. FREUD, Malaise dans la civilisation, PUF, 1979, p. 45.
[2] E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, tome 1, Gallimard, 1966, p. 258.
[3] M. GAUCHET, Le nœud démocratique, Gallimard 2024, p. 79.
Article du Journal Libre Belgique: ici