Pierre-Christophe Cathelineau
Comme il est démontrable, la transformation du nœud de 3 consistances nouées en 4 consistances nouées suppose établie et admis la notion d’homotopie, ainsi que celle de nœud borroméen généralisé.
La notion d’homotopie a été développée par Stéphane Dugowson ; cette intervention met en évidence que le geste de Lacan s’éloigne très fortement de l’homotopie entendue au sens de Milnor et s’apparente plus à une chirurgie des nœuds. Celle de nœud borroméen généralisé appelle deux remarques : il ne se présente pas comme un nœud impliquant un coinçage de l’objet en son centre. Il est probablement nommé généralisé, parce qu’il est possible de généraliser par homotopie un nouage borroméen à 3 à un nouage borroméen à 4.
Cette transformation permet d’adjonction d’une consistance : elle ne relève donc pas des mouvements de Reidmeister, ni des transformations proposées par Milnor. Cette transformation a pour propriété de dédoubler la consistance centrale du nœud, soit le réel, et de transformer ce réel en réel et en nomination imaginaire nouée au réel par chirurgie. Puis dans un second temps, après pivotement du réel et du symbolique autour de la nomination imaginaire, il y a une transformation de 2 consistances, symbolique et nomination imaginaire en une seule qui est le symbolique, toujours par homotopie. Puis dans un troisième temps, il est encore possible de transformer cette consistance symbolique en 2 consistances nouées : le symbolique et la nomination réelle.
Cette succession de transformations permet de passer de la nomination imaginaire à la nomination réelle selon la règle proposée par Lacan dans la leçon du 20 mars 1979 dans La topologie et le temps dans le dessin illustratif de cette transformation.
Quelles observations cliniques pouvons-nous en tirer ?
Tout d’abord ce schéma de transformation permet de rendre compte de la structure « feuilletée » par les trois nominations, réelles, symboliques, imaginaires d’une forme de psychose étudiée par Marcel Czermak dans L’homme aux paroles imposées (in Patronymies) et de ses lois de transformation nodale ; seule l’homotopie autorise ces modifications.
Mais ce schéma est-il généralisable au lien social ? C’est l’hypothèse que nous souhaitons faire.
Une première observation permet d’établir dans le lien social la déshérence de la nomination symbolique, en quoi consiste le nom du père. Sa fonction est par le manque qu’elle institue grâce à la métaphore paternelle de définir l’identité sexuelle des sujets par rapport au Phallus. La nomination symbolique institue donc les places sexuées. Or c’est le déclin du nom du père qu’annonce Lacan dès le début de son œuvre, par exemple dans Les complexes familiaux , c’est-à-dire la disparition progressive du lien social de ce processus de métaphorisation. Il en résulte logiquement une incertitude croissante sur la détermination des places.
Une seconde remarque vise à montrer que le lien social obéit comme les structures cliniques singulières aux règles du nouage et qu’à ce titre une disparition de la nomination symbolique affecte le nœud social.
Quelle nomination se substitue-t-elle à la nomination symbolique ? Tout d’abord aucune, et nous sommes en présence du nœud borroméen généralisé, nœud à 3, puis apparaît la nomination imaginaire dans le nœud à 4.
Comment définir la nomination imaginaire ?
C’est à la dernière séance du séminaire RSI qu’il convient de se reporter pour savoir ce qu’est une nomination imaginaire. C’est « ce qui s’individualise du support pensé des corps » dit Lacan à propos de Russell. Walter Scott peut selon le philosophe être nommé comme étant « l’auteur de Waverley ». Il s’agit pour Russell de pointer dans la réalité un corps identifié comme référent. Walter Scott et l’auteur de Waverley relève d’un même et unique référent corporel. D’où cette idée du support pensé des corps, comme référent.
Au passage Lacan épingle la démonstration de son échec et tire ainsi cette nomination imaginaire du côté de l’inhibition à démontrer. Cette modalité russellienne est logique. La question est donc de savoir s’il existe des discours « référentiels » qui excèdent cette approche logicienne dans la clinique contemporaine.
Il est clair qu’il en existe, à commencer par les plus connus parmi ceux qui sévissent pour insister sur les troubles de l’identité sexuelle, comme par exemple la caricature symptomatique qu’en donne Judith Butler dans son ouvrage, Troubles dans le genre.
Elle s’interroge sur le statut des drag queen, jeunes outrageusement fardés en femmes qui soulignent par leur accoutrement une certaine ambiguïté sexuelle dans l’exhibition de leurs atours. Qu’en dit-elle ? La performance joue sur la distinction entre l’anatomie et le genre qui en est l’objet, ici genre féminin superposé à une anatomie masculine.
Il y a une discordance voulue entre le sexe anatomique, l’identité et la performance du genre.
Qu’est-ce révèle cette nomination ?
Pour Judith Butler il s’agit de la remise en cause radicale de la différence des sexes instituée par l’ordre patriarcal, nous dirions par la nomination symbolique.
Elle ajoute en guise de commentaire que le drag queen manifeste tous les différents aspects de l’expérience genrée qui sont artificiellement naturalisés en une unité à travers la fonction régulatrice de la cohérence hétérosexuelle. En imitant le genre féminin, le drag révèle la structure imitative du genre, et donc sa nécessaire contingence. Il y a donc un rapport contingent entre le sexe et le genre. Ce qui rompt avec la nécessité logique induite par la différence des places dans la nomination symbolique. Je note en tout cas qu’au moment où Lacan parle du nœud borroméen généralisé, il en vient à évoquer l’existence d’un troisième sexe, dont il ne dit rien de plus…
Judith Buttler tire en tout cas de cette analyse la conclusion que le sexe n’est plus crédible comme vérité intérieure, résultat de prédispositions et d’identité. Il est une signification produite sur un mode performatif, laquelle si elle est déliée de son intérieur naturalisé peut devenir l’occasion d’une prolifération parodique et d’un jeu subversif sur les significations genrées et pour aller dans le sens d’une nomination imaginaire proliférante elle évoque le genre drag quenn, homosexuel, hétérosexuel, transsexuel et elle dit elle-même que la liste n’est pas close de ces nominations.
C’est intéressant pour souligner que la nomination imaginaire s’invente ainsi à l’infini des référents dans la réalité et peut ainsi venir cristalliser des identités non sexuées, auxquelles les patients tiennent, ou disent tenir : je suis toxicomane, répète ce patient, je suis anorexique, se définit volontiers cette autre patiente. La nomination imaginaire cerne ainsi la polymorphie des identités imaginaires que la clinique contemporaine permet d’appréhender. Elle se résume en un : « je jouis, comme je l’imagine. »
Cette nomination imaginaire est-elle stable ? J’ai recours à la notion d’homotopie pour démontrer une instabilité visible dans le film que je propose et à ce stade de la monstration, il convient de s’y reporter.
Le refuge trouvé dans ce qui s’avère par essence imaginaire est précaire et le sujet au moment où il adopte cette posture imaginaire est immédiatement happé par la nomination réelle qui est l’ultime transformation du nœud généralisé.
Qu’est-ce que la nomination réelle ?
Suivons la définition qu’en donne Marc Darmon dans ses Essais de topologie : « Lorsque le psychotique montre dans sa crudité l’objet en général voilé par le fantasme, l’effet d’angoisse qui résulte de cette nomination réelle, pour une fois réussie, ne trompe pas. »
Je ne reprendrai pas ici ce que j’ai déjà écrit dans un article de la Revue Lacanienne, sauf dans ses grandes lignes : la signifié du nom est l’objet réel dans une relation directe du nom à ce réel sans la frappe de la métaphore paternelle qui le rendrait définitivement absent. La nomination réelle instaure une relation directe à la jouissance sans le détour de l’instance phallique dans cette relation purement métonymique de signe à signifié.
Quelle conséquence en résulte-t-il pour le sujet ?
C’est que le sujet peut aisément être assigné à cette place d’objet réel avec les effets de stigmatisation, d’exclusion et de ségrégation que cette nomination porte avec elle. Cette mise en place convient à la notion de performance qui suppose pour l’imaginaire une traversée de la forme, un aller-au-delà. Le drag queen est dans la performance.
Que devient le symbolique ?
Détaché de la nomination symbolique, il n’opère plus que comme une écriture sans sujet. C’est la saisie du réel par le formalisme du nombre, de la statistique, comme par exemple l’indiquent les usages du DSM. Il y a donc un lien entre cet accès direct à l’objet et le discours de la Science.
Il est en tout cas remarquable qu’il existe entre la nomination imaginaire et la nomination réelle un point de passage par homotopie et que l’instabilité de ces nominations est une caractéristique de ces transformations. N’est-ce pas cette instabilité qui détermine la clinique contemporaine ?
Bien entendu, il continue d’y avoir des névroses, des psychoses et des perversions, mais les structures cliniques individuelles sont déterminées par cette psychologie des masses borroméenne.
Il reste une question que nous nous sommes posées avec Marc Darmon sur le statut de la nomination symbolique. Elle demeure encore active pour les structures cliniques singulières, mais elle n’est plus opératoire socialement, en particulier parce que la structure du nœud pourvu de la nomination symbolique se caractérise d’être plus stable, sachant que le symbolique et la nomination symbolique sont susceptibles de former un faux trou entre l’imaginaire et le réel et que ce faux trou en double oreille repliée ne permet pas la mise en place du nœud borroméen généralisé. Le problème, c’est que cette structure stable a disparu du lien social. La question est donc de savoir ce qui autorise le lien social à évoluer à partir d’un nœud borroméen généralisé instable.