Curieux titre que ce « Tentatives de guérison ». Vous y retrouvez immédiatement un aspect essentiel de ce que Freud nous a légué à propos des psychoses. Pour Freud, l\’acteur des tentatives de guérison est bien le sujet psychotique. C\’est un départ dont, je pense, nous ne mesurons pas toujours à quel point il a révolutionné notre clinique et l\’a sortie de sa gangue médicale. Car c\’est en médecine surtout que des concepts comme ceux de guérison et de maladie sont pleinement pertinents.
Dans notre champ, celui de la vie psychique et de ses achoppements, ces concepts sont beaucoup moins évidents. Si la guérison est définie comme une restitutio ad integrum, elle pose problème dans un champ où les phénomènes se structurent toujours autour d\’un manque, d\’une perte, d\’une soustraction.
En effet, dans notre champ, celui de la parole et du langage, pas d\’image, pas de représentation sans que quelque chose d\’irreprésentable lui ait été soustrait et pas de système symbolique complet. Au contraire, au niveau du symbolique, nécessité de l\’incomplétude.
L\’adjectif « integer » en latin signifie « non touché, qui n\’a reçu aucune atteinte, non entamé, intact, entier, sans changement », et secondairement, « sain, raisonnable, impartial, sans prévention, sans passion, neutre, indifférent, calme, pur, intègre » « Integer » renvoie donc plutôt à la mort psychique ou à la non-naissance. La vie psychique commence avec l\’entame du langage sur le corps. Elle nécessite toujours une perte fondatrice. L\’intégrité ( l’« integer », en latin) ne pourra jamais qu\’être second en ce qui concerne la vie psychique. C’est pourquoi, on ne peut parler que de narcissisme secondaire.
Ensuite, nous avons « restitutio », restitution comme retour à un état antérieur, à un état d\’avant le dommage, d\’avant la maladie, d\’avant le traumatisme. C\’est le sens classique du mot « guérison ».
Ce n\’est pas du tout dans ce sens-là que Freud nous embarque quand il parle de « tentative de guérison ». L\’expression même de « tentative de guérison » nomme clairement l\’écart qu\’il y a entre guérison et tentative de guérison. Une tentative de guérison n\’est pas une guérison. Une tentative de guérison n\’a pas pour but de ramener à l\’état antérieur, à un état non perturbé, comme ce peut être le cas dans certaines pathologies médicales.
Lorsque Freud parle de tentative de guérison, il parle d’une création, donc de la production de quelque chose de nouveau. Une tentative de guérison est bien plus une tentative de réponse qu’un retour à une intégrité perdue. Réponse à un impossible, plus que solution d’une impuissance. Elle nous engage dans la répétition qui n’est pas le retour du même. « Tentative de guérison » disait Freud, nous arrachant par là au champ de la médecine.
Ce à quoi nous avons affaire dans notre travail – et dans nos existences – est d’un tout autre ordre que celui que permet d’aborder la médecine. Freud, au-delà parfois de quelques pensées nostalgiques pour la médecine et la biologie, nous l’indique déjà très clairement.
Ce n’est que par analogie que, dans notre champ, nous pouvons continuer à parler de maladie ou de guérison. La norme dans notre champ, comme le disait Lacan, c’est le manque. (cfr Séminaire « L’angoisse »)
Là où Freud ouvre une méthode clinique vraiment nouvelle, mais aussi une éthique différente, c’est en spécifiant que dans la vie psychique, tout symptôme a toujours une double valence. Pour Freud, que ce soit dans le domaine des névroses ou dans celui des psychoses, un symptôme vient toujours dire à la fois une difficulté, un problème, une souffrance, et déjà aussi la tentative de réponse au problème posé. Par exemple, une phobie est déjà une réponse hautement sophistiquée à une angoisse qui, sans cette formation symptomatique, resterait diffuse et envahissante.
Freud nous invite à être attentifs aux deux faces de la plupart des symptômes psychiques : la face d’arrêt, de difficulté, d’inhibition, d’angoisse et l’autre face, celle de réponse, de compromis trouvé, de création. Ce faisant, il change radicalement la donne de la clinique. Ceux que nous sommes appelés à rencontrer, il nous faut les rencontrer aussi et surtout du côté de leurs potentialités créatrices, de leurs capacités de répondre.
Venons-en maintenant plus spécifiquement à l’usage de cette expression par Freud dans son travail au sujet du Président Schreber, travail qu’il a publié sous le titre de « Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa décrit sous forme autobiographique » Je vais devoir résumer à l’extrême – et je m’en excuse – l’apport de Freud à ce sujet.
Freud, s’appuyant sur le témoignage éminemment précieux de Schreber, décrit les différentes phases de ce processus psychotique. Après une phase de désinvestissement libidinal du monde, une phase de fin du monde et de mort subjective, Schreber va renouer avec le monde, le réinvestir libidinalement.
Freud écrit ceci, parlant du monde englouti dans l’effondrement psychotique de Schreber :
« Et le paranoïaque le réédifie (ce monde), pas plus splendide certes, mais du moins tel qu’ilpuisse de nouveau y vivre. Il l’édifie par le travail de son délire. Ce que nous tenons pour la production de maladie, la formation délirante, est en réalité la tentative de guérison, la reconstruction. Celle-ci réussit après la catastrophe plus ou moins bien, jamais pleinement ; une « modification interne en profondeur », selon les termes de Schreber, s’est effectuée concernant le monde. Mais l’être humain a reconquis une relation aux personnes et aux choses du monde, une relation souvent très intense, quoiqu’elle soit hostile, elle qui était auparavant d’une tendresse pleine d’attente ».[1]
Freud situe donc la tentative de guérison dans la paranoïa au niveau du délire. Cela nous permet d’entendre et de recevoir tout délire, autrement que comme simple déraison à faire taire en la noyant sous notre suffisance et nos … neuroleptiques.
Je voudrais aujourd’hui prendre le relais de cet apport freudien et peut-être pousser la question un peu plus loin. J’ai proposé comme titre à cette intervention « Tentatives de guérison », ‘tentatives’ étant écrit au pluriel.
Quelles seraient ces tentatives de guérison ?
Il y a, certes, les constructions délirantes comme Freud les met en évidence. Il y a, auss – mais je ne m’y attarderai pas longuement aujourd’hui – ce qui est de l’ordre d’un travail de sublimation, ce que Lacan a nommé dans l’un de ses derniers séminaires, le sinthome.
Ce sont ces productions, ces œuvres artistiques, scientifiques, intellectuelles, poétiques, que vous connaissez tous. Œuvres artistiques reconnues de tous ou art dit « brut » souvent plus confidentiel, mais très présent dans notre travail quotidien. Œuvres scientifiques telles que la théorie des ensembles de Cantor ou les théorèmes dits d’incomplétude de Gödel. Œuvres poétiques comme celles d’Artaud ou de Joyce et de bien d’autres.
Ces œuvres sont des créations qui ont une portée universelle et qui avaient également une portée strictement singulière au moment de leur émergence, celle de traiter une poussée pulsionnelle, celle de transformer une jouissance qui habitait un corps et se cherchait une issue hors corps.
Première tentative de guérison : les constructions délirantes.
Seconde tentative de guérison : les créations sinthomatiques.
Troisième tentative de guérison : le transfert.
C’est cette tentative de guérison-là sur laquelle je voulais m’interroger avec vous aujourd’hui, parce que c’est celle à laquelle nous sommes appelés à nous prêter dans notre travail quotidien avec les psychotiques. Autant les productions délirantes et les créations sublimatoires sont l’œuvre du sujet psychotique seul, autant le transfert, par définition, suppose un Autre, une adresse.
Nous y sommes donc convoqués par le sujet psychotique et nous pouvons tenter d’y répondre ou d’en répondre : c’est là que se situe une ligne de partage entre ceux qui font le choix de travailler hors transfert et ceux qui naïfs ou avertis, s’y embarquent, dans le transfert, à leurs risques et périls. C’est soit la sécurité, le sécuritaire et une débilisation certaine. Soit les risques et la responsabilité et une exigence de penser.
Une fois de plus, je vais partir de Freud pour réexplorer cette question du transfert dans la psychose, essentiellement dans la paranoïa ou dans la schizophrénie paranoïde, car les schizophrénies autres que paranoïdes nécessitent un abord différent.
Freud repère parfaitement l’incidence du transfert dans le cas du Président Schreber. Il décrit l’évolution du transfert Schreber-Flechsig et son retournement, d’amour en persécution. Cela va même lui permettre de faire une lecture logique magistrale des formes de délire dans la paranoïa.
Je vous rappelle très brièvement que Freud va parvenir à déduire logiquement les différentes formes de délire paranoïaques – à savoir persécution, jalousie, érotomanie et mégalomanie – des transformations par négation et par projection d’une proposition que Freud estime être à l’origine de toute paranoïa, à savoir : « Moi, un homme, je l’aime, lui, un homme ».
Selon que vous fassiez porter une négation sur le sujet, le verbe ou le complément d’objet de cette proposition et que vous y ajoutiez, là où les choses seraient trop claires, une projection, vous pourrez en déduire les quatre grandes formes de délire paranoïaque.
– Délire de persécution : « Je ne l’aime pas – Je le hais » (négation portant sur le verbe) Il me hait (projection)
– Délire érotomaniaque : « Ce n’est pas lui que j’aime. C’est elle que j’aime » (négation portant sur l’objet) « C’est elle qui m’aime » (projection)
– Délire de jalousie : « Ce n’est pas moi qui aime l’homme. C’est elle qui l’aime » (négation portant sur le sujet)
– Délire mégalomaniaque : Je n’aime absolument pas et personne. Je n’aime que moi » (récusation globale de toute la proposition)
Cette lecture des différents délires paranoïaques les ramenant à une structure logique, est un pas déterminant et d’une audace incroyable. Freud, une fois de plus, nous donne accès à une rationalité des folies. Les folies procèdent logiquement …tant qu’elles le peuvent. Lacan nous fera remarquer, quant à lui, qu’il n’y a pas plus logicien qu’une psychose.
L’hypothèse princeps de Freud au sujet de la paranoïa est celle d’un noyau homosexuel inassumable : « Moi, Schreber, je l’aime lui, Flechsig, mon professeur et docteur…en lieu et place de mon père. »
Négation : Je ne l’aime pas. Je le hais.
Projection : Il me hait. Il me persécute.
Puis, dans le délire, à Flechsig sera progressivement substitué Dieu.
Et enfin, ce délire se stabilisera dans une forme érotomaniaque, à savoir que Schreber y prendra la place de femme de Dieu.
Cette hypothèse de Freud a ses limites et il faut la remplacer par une hypothèse plus fondamentale à laquelle la notion de grand Autre, élaborée par Lacan, nous permet d’accéder. Cette hypothèse plus fondamentale est celle de la relation de tout sujet avec l’Autre, avec le grand Autre. C’est la dimension du transfert en tant que tel.
La difficulté majeure du psychotique est de se forger une place dans un monde qui ne l’a pas adopté. Soit il a affaire à un monde, à un Autre qui reste une totale inconnue pour lui, qui peut lui vouloir n’importe quoi ou qui ne lui veut absolument rien, et il reste alors dans une position schizophrénique à proprement parler, c’est-à-dire presque hors transfert, dans l’angoisse et dans une dissociation majeure : il est hors tout, totalement englué en lui-même. Soit l’Autre devient un Autre parce qu’il lui veut quelque chose. Du coup, il acquiert une place par rapport à cet Autre, quitte à ce que cette place soit inconfortable. Si l’Autre m’en veut ou veut ma peau, je sais plus à quoi m’en tenir et surtout le monde me concerne, et inversement, je le concerne. Nous avons là la position de persécution.
La position érotomaniaque, elle, relève du coup de force suivant : je dis, parfois haut et fort, parfois silencieusement, que l’Autre m’aime. J’en ai la certitude malgré souvent les apparences d’une lamentable réalité qui semble contredire ma conviction.
La position mégalomaniaque vient bien dire que je suis le centre du monde, comme d’ailleurs les deux positions précédentes.
Et la position du délire de jalousie dit que je devrais être le centre du monde, le centre de cet Autre que fait valoir, que fait exister la personne que je crois aimer.
Par un module encore plus élémentaire que celui que Freud soupçonnait être sous-jacent aux constructions paranoïaques, par ce module donc de la relation d’un sujet à un Autre, on retrouve les grandes formes des délires paranoïaques.
Pourquoi la majorité des délires paranoïaques se ramènent-ils à ces quatre grandes formes de délire ? Il me semble qu’il faut répondre : parce qu’ils sont toujours d’abord une tentative d’instaurer un transfert et à ce titre, ils sont tentatives de guérison. Ces formes paradigmatiques du délire sont, à chaque fois et chacune à sa façon, des coups de force pour se creuser une place dans un monde qui n’a pas voulu de vous.
Petite remarque en passant sur ce qu’on appelle la signification personnelle qui souvent est le point de conviction le plus inébranlable d’un délire. Le fait d’être convaincu que cela « me » concerne, n’est-ce pas aussi un indice de la valeur transférentielle de ces délires. Le plus important, c’est que cela me concerne et donc, me donne une place.
J’ai dit qu’une part essentielle de notre travail en institution était de se prêter à ce transfert, pas celui du délire, mais celui que parallèlement, le sujet instaure avec l’institution. C’est très important de distinguer ces deux types de transfert qui peuvent très bien ne pas coïncider, écart qui constitue une possibilité de travail. Ainsi, il y a peu, nous avons travaillé avec un résident dont on peut dire qu’au niveau de son délire, il était plutôt du côté de la persécution (« Les anglais n’arrêtaient pas de lui chercher noise, de lui nuire, d’être insidieux à son égard en lui tenant des propos désagréables ou humiliants »), alors que dans son transfert dans la réalité quotidienne, dans ses rapports à l’équipe et à ses camarades dans la communauté, il était plutôt dans une dimension érotomaniaque, c’est à dire qu’il s’occupait de nous, était convaincu qu’il pouvait et devait faire notre bonheur, qu’il était unique et éminemment aimable.
Ce transfert vis-à vis de l’institution, nous ne le créons pas. Nous pouvons nous y prêter dis-je. Et le travail ne s’arrête pas là car ce transfert est très périlleux et à double tranchant : le sujet psychotique et nous-mêmes pouvons soit en faire un levier, une tentative de guérison, l’établissement d’un lien le plus souvent apaisant, soit nous y perdre sous les formes des ravages d’amours mortifères, de rivalités désastreuses, de projections annihilantes. Quand l’Autre en vient à prendre trop de place, trop de consistance, le sujet n’en a plus aucune et il est voué au passage à l’acte.
L’endurance de ce type de transfert est un travail difficile, très délicat, qui nécessite de parvenir à se maintenir sur cette crête étroite entre deux versants délétères : le laisser tomber et l’intrusion.
La paranoïa et le transfert qu’elle inclut, sont en soi une tentative de guérison parce que l’Autre y prend une certaine figure, une certaine consistance. Mais il ne faut pas qu’il en prenne trop. Il faut que dans le transfert, cette forme de l’Autre que nous allons faire valoir, reste barrée, soit constamment décomplétée. Tout le travail dit de psychothérapie institutionnelle consiste à être institutionnellement tenant lieu d’une certaine forme de l’Autre.
Vous trouverez de nombreux témoignages de ce travail dans l’excellent livre de François de Coninck et de l’équipe du Wolvendael : « Un lieu, un temps pour accueillir la folie ». Je me permets donc de vous y renvoyer.
Pour conclure ce parcours, je voudrais vous faire remarquer ceci : je me suis beaucoup appuyé sur la psychanalyse, Freud et Lacan, pour avancer ce que je tenais à dire aujourd’hui. Ne croyez pas que j’ai fait cela d’abord pour promouvoir ou défendre la psychanalyse elle-même, par a priori. J’y ai recouru parce qu’au fil du temps, c’est la seule voie d’accès sérieuse que nous ayons trouvée dans notre travail pour rencontrer plus les sujets qui s’adressent à nous dans un centre comme le Wolvendael.
Malgré le caractère parfois un peu théorique ou technique de ce que j’ai dit, je voulais surtout témoigner aujourd’hui de ce que m’ont enseigné les sujets psychotiques avec lesquels nous vivons dans cette communauté : j’y ai rencontré de vrais résistants, au sens noble de ce mot, des sujets qui malgré l’adversité, malgré des conditions psychiques de vie souvent extrêmement difficiles, se battaient avec un courage impressionnant pour mener une vie digne. Ils nous donnent une leçon de vie. A nous de l’entendre !