Quelques points rapides sur la question de la sublimation (Sublimierung) élaborée par Freud tout au long de son oeuvre et par lui laissée en friche. Rappelons que Lacan consacre à cette notion un séminaire entier en 1960, L’Éthique de la psychanalyse auquel il renvoie dans D’un Autre à l’autre et c’est pourquoi je m’y référerai.
Nous pourrions revenir à la lecture qu’il y fit de Freud, des Trois essais sur la théorie de la sexualité, de Moïse et le monothéisme, de l’Introduction à la psychanalyse, de Malaise dans la civilisation et de l’article sur « la dénégation ». C’était pour garder de l’avancée freudienne
La sublimation, processus décrit par Freud comme rendant compte de la production d’activités socialement valorisées – production artistique, investigation intellectuelle – fait avec la pulsion. Ce processus opérerait une satisfaction de la libido par la production de ces objets que sont les oeuvres d’art. La pulsion dans ce processus élide son but sexuel, l’inhibe dit Lacan, pour cependant ne pas venir se satisfaire dans un symptôme par le retour du refoulé comme dans la névrose, mais directement, sans refoulement donc. De la source, la poussée, l’objet et le but de la pulsion, c’est le but qui serait dans la sublimation détourné du but sexuel. Ceci ne veut pas dire, Lacan le précise, que les auteurs produisent leurs oeuvres au détriment de leur satisfaction sexuelle et qu’il y aurait là la production d’une satisfaction obscure se substituant à la satisfaction sexuelle. Je livre ces points tels que, je pense, Lacan les énonçait. Kafka il est vrai n’est pas le seul exemple à retenir, rappelons entre autre que Hugo et Picasso ont la réputation de ne pas être restés dans leur rapport avec l’autre sexe dans cette zone éthérée où l’on imagine l’artiste … Soulignons cependant pour eux l’importance de l' »inspiratrice », de la muse : Juliette ou Béatrice.
Je poserai une première question : pourquoi après tout Lacan s’intéresse-t-il à la notion de « sublimation », la reprend-il de Freud ?
Premier enjeu énoncé clairement dans L’Éthique de la psychanalyseremettre en cause le bonheur génital promis comme issue de la cure par la seconde génération de psychanalystes après Freud qui rétablirait alors une morale naturelle contre le malaise induit par la civilisation. L’enjeu est donc clinique : il pose la question de la cure et de son issue.
Deuxième enjeu : reprendre le vif de l’avancée freudienne : la sublimation fait avec la pulsion partielle, c’est dire qu’elle ne relève pas du « sublime » où une certaine littérature psychanalytique la place encore (je cite une Dame vénérable connue pour ses connaissances philosophiques et freudiennes, qui persiste à confondre « sublime » et « sublimation » dans l’exaltation d’une transcendance, d’un « dépassement de soi » que l’oeuvre d’art viendrait permettre. L’ontologie a encore de beaux jours devant elle …)
Rappelons pourtant que la notion de » sublimation » fit scandale du temps de Freud, pour rabaisser les plus hautes valeurs culturelles à la sexualité. L’enjeu est bien clinique qui permet d’appréhender ce qu’il en est du sujet, du sujet de la cure, de sortir de la croyance en cet Autre absolu où la religion met Dieu, où l’analysant met le sujet-supposé-savoir, de ce savoir que le névrosé suppose à l’Autre comme jouissance.
Troisième enjeu développé dans ce séminaire à partir de la leçon XIV, la sublimation peut nous permettre d’appréhender, au même titre que la névrose, la perversion et le rapport sexuel, en tant qu’elle s’en distingue, ce qu’il en est d’un sujet, de ce « je » pris dans la chaîne des signifiants, représenté par un signifiant pour un signifiant. « Qu’est-ce qu’un auteur ? » s’interrogent souvent les universitaires. Rappelons que la critique littéraire universitaire distingue désormais, l’auteur et le narrateur du roman, l’homme et le sujet de l’énonciation.
C’est en effet dans le champ de l’Autre qu’opère la sublimation, mais en tant qu’y est incluse cette entame que Lacan présentifie dans son schéma topologique par le centre d’une vacuole. Ce centre est une zone vide, lieu d’un interdit où la jouissance serait trop intense, zone centrale de la jouissance qui relève de la distribution du plaisir dans le corps, zone interdite nommée par Freud DAS DING où Mélanie Klein mit les traces de l’objet maternel premier, à quoi Freud rapporte la fonction du Nebenmensch, ce qui nous est le plus proche et le plus lointain, l’extime, dit Lacan – du prochain – qui nous indique la proximité intolérable de la jouissance.
C’est là, dans cette zone vide, interdite, gardée par le principe de plaisir, que Lacan place l’objet produit par la sublimation. Vous entendez que Lacan place l’oeuvre d’art dans le lieu d’une transgression – transgression qu’il réfute quand il s’agit des « savoirs » remis en cause par le mouvement de 68.
Quatrième enjeu donc : l’ examen de la sublimation dans le séminaire D’un Autre à l’autre place le sujet dans une structuration logique qui permet de sortir de la catharsis oedipienne – de sa connotation tragique – pour rapporter le destin de l’homme à une organisation structurelle autour d’un trou que présentifie la topologie de l’objet, de la sphère, du tore, du cross-cap, de la bouteille de Klein – où l’objet est ce trou ici placé dans une extériorité intime, l’envers et l’endroit d’une même surface.
« Le ciel aux Anges et aux moineaux » avait déjà dit Freud dans l’Avenir d’une illusion.
5. L’enjeu n’est donc pas l’ouverture à la possibilité d’une psychanalyse appliquée à l’oeuvre d’art. Lacan souligne l’inanité de ce projet. Il est d’articuler non la biographie du sujet mais la structure du sujet – ce qui intéresse le psychanalyste – c’est-à-dire comment l’on a distribué pour chacun les relations entre objet a, savoir et jouissance.
Voilà pourquoi me semble-t-il Lacan renvoie à l’analyse qu’il fit dans L’ Éthique de la sublimation (et vous avez entendu qu’il réduit son champ à la production d’une oeuvre artistique), pratique signifiante qui remet le plus en question la notion d’ auteur, de « moi ».
Il renvoie au détour qu’il prit dans l’abord de cette notion par le biais de l’Amour courtois. La Dame dans l’amour courtois chantée dans la poésie des troubadours du XIe au XIIIe siècle, est interdite à la jouissance.
C’est dans cette zone vide que la maintient la poète – qui pouvait d’ailleurs la baiser à l’occasion -, en position de ce que le poème va venir là chanter : La Femme, dans une idéalisation qui en rend la jouissance impossible, l’irradiation d’une absence, ce trou dans la représentation au centre de la vacuole autour de quoi le poète va venir tisser ses signifiants. Sa trouvaille, son poème, va venir comme illuminer ce lieu vide, réintroduire la jouissance de ce champ d’où elle est exclue, du champ donc des signifiants.
Le poème, l’oeuvre artistique, dit Lacan, vient leurrer le sujet au lieu de DAS DING, là où quelque chose ne peut être symbolisé par le langage et à la dignité de quoi est élevée la Dame de l’amour courtois. On peut entendre que c’est le rapport sexuel réussi, La Femme, que le poète dans sa production tente d’écrire. Et vous sentez bien que cette zone interdite, l’amour courtois l’approche, de maintenir des rapports érotiques de suspens, de retenue, dans la jouissance d’un infini déplaisir …où cette « technique » d’inspiration fait entrevoir la livre de chair en jeu dans l’écriture…
L’on comprend aussi que le troubadour se met en position féminine du côté de cette Dame qu’il invente et à qui il fait lui demander quoi ? De ne pas débander, ou qu’on lui la coupe. C’est ce qu’on entend dans le « encore » féminin, j’y reviendrai … La sublimation donc féminise…
Vous entendez que c’est à l’impossible de la jouissance, cette entame opérée par la grand φ symbolique, le Vorstellungsrepräsentanz, le signifiant forclos du champs des signifiants, en tant qu’il représente la JOUISSANCE SEXUELLE comme hors système, c’est-à-dire absolue, à la dignité de quoi est élevée la Dame dans l’amour courtois. Évidemment ça peut être tentant pour une femme, dit Lacan, d’être placée là, disons qu’elle y est tranquille. Mais le troubadour point, qui va au-delà du principe de plaisir, au-delà de cette barrière à la jouissance absolue qu’est le principe de plaisir.
On comprend dès lors que l’amour courtois fit bon ménage avec une production érotique des plus crues, comme avec le ratissage de ces petits autres qu’ont opéré les Croisades. La sublimation opère sur un terrain nettoyé, elle n’opère pas sur le plan imaginaire où tout bon névrosé rêve l’harmonie du UN de la complétude, pour aimer son image en l’autre. Le Un, la sublimation le fait surgir réellement dans la magie d’une production réussie.
Si la sublimation réintroduit la jouissance du champ d’où elle a été exclue, joue comme capture d’un signifiant forclos du champ des significations, ceci ne peut être sans conséquences. Rappelons que c’est le terreau culturel et artistique le plus raffiné du 20e siècle, le terreau européen, la terre allemande, qui fit fleurir le nettoyage que l’on sait. Pourrait-on dire que l’objet que produit la sublimation induit son ÉJECTION ?
Lacan avait désigné dans L’Éthique de la psychanalyse deux formes de transgression de l’interdit au-delà des limites normalement désignées par le principe de plaisir, deux formes qui n’ont pas été envisagées par Kant quand il explore l’incidence du principe de réalité dans le choix de la raison
Cette métaphore du grelot comme indicateur de la jouissance intérieure de DAS DING a le mérite de faire entendre l’autre versant du commandement à la jouissance. C’était dans le registre tragique de l’entre-deux-morts que Lacan avait placé l’oeuvre d’art dans L’Éthique. Ici, dans D’un Autre à l’autre, sur son versant comique, avec l’évocation du fou du Roi …
L’oeuvre d’art ouvre donc à cet au-delà du principe de plaisir, interdit de l’inceste pour Freud comme fondement de la loi morale qui nous tient éloignés de notre jouissance, était-il dit avant ce séminaire. Ici, à ce vide que borde l’objet, présentifié par les parois que le potier tourne autour de son absence.
Dans l’acte sexuel, c’est la détumescence du pénis, dit Lacan, qui signe la satisfaction, d’indiquer une limite, un bord défendu. Dans la perversion, le pervers supplée à la faille dans l’Autre, il fait surgir au champ de cet Autre déserté par la jouissance l’objet, objet regard pour l’exhibitionniste.
Dans la sublimation, ce que l’artiste vient faire surgir, c’est un vide que bordent les signifiants, un irreprésentable. C’est ce vide qu’il borde qui viendrait le satisfaire, et non, comme le pensait Freud, la valeur marchande de sa production.
C’est que cette production équivaut à la jouissance, à cette horreur à nous-même inconnue, dont l’obsessionnel se défend par son armature de ferraille, à laquelle l’hystérique s’identifie pour en frustrer l’Autre, qui pulvérise l’image unifiante du corps du psychotique : l’objet a en tant qu’interdit, LA CHOSE, DAS DING, ce UN de la jouissance absolue à quoi tend la pulsion partielle en ce qu’elle vise la permanence de l’espèce, c’est-à-dire aussi la mort portée par la vie sexuée ce que Freud explore en sa seconde topique.
C’est cela le grelot : un commandement à la jouissance, l’impératif catégorique de transgresser dans le « tu aimeras ton prochain comme toi-même », ce bord de DAS DING qui aspire au-delà du principe de plaisir.
Ce point de gravitation du désir du sujet que l’oeuvre d’art met en branle, oserai-je dire, ne pas le méconnaître, telle est l’éthique du Séminaire D’un Autre à l’autre, du A, champ nettoyé de la jouissance, au petit autre qui ne veut rien d’autre que ma peau.
C’est ce point – extime – conjoignant l’intime à une radicale extériorité, résidu du champ de l’Autre, intérieur à l’ensemble des signifiants mais comme insymbolisable, c’est en ce point que la tradition de la philosophie occidentale met le Bien suprême comme orée de notre civilisation en ce qu’elle lui suppose de progrès, et que l’analysant n’aura de cesse d’invoquer en l’Autre en ce toi défense contre cet étranger, pourtant proche, autour de quoi tournent nos représentations à quoi le névrosé prête le SAVOIR en le faisant exister, que le psychotique ne méconnaît pas pour y mettre l’ANGOISSE.
C’est là en ce point que l’artiste met le poème, le tableau, le roman, l’opéra, réintroduisant au champ des signifiants, le signifiant qui en est exclu, signifiant de la jouissance absolue, – LA FEMME en tant qu’impossible, le Beau qui vient produire votre extase. Et non, comme le pensait Freud un fantasme réalisé dans de belles formes où le public viendrait à se reconnaître…
Vous reconnaissez pourtant dans cette dernière définition la production de masse actuelle, cinématographique et romanesque… et il me semble que le forage que fait Lacan de la notion de « sublimation » permet d’interroger cette énigme qui fait qu’une production signifiante est oeuvre d’art.
Vous savez que ce qui fait le prix des pommes représentées par Cézanne n’est plus l’habileté à reproduire les traits du modèle, mais à travers la multitude des corbeilles, la mêmeté de cet objet où je vois cette persistance du désir, , représentant de la représentation, Vorstellungsrepräsentanz, ce qui en la pomme m’a toujours échappé – ici sa présence, son être – où le jaune et orange rugueux vient à présentifier le destin d’une pulsion, de tourner autour de cet objet à la fois évanescent et fulgurant de présence. Permanence du représentant, du trait que Freud nomme dans la dernière phrase de la Traumdeutung « passé ».
C’est là en la présence du coup de pinceau à chaque fois autre, dans son présent, la répétition du même, qu’apparaît le trait, trace en la vie et son mouvement du passé où je me reconnais, en tant qu’il est ma mort à venir.
À l’endroit de la pomme de Cézanne est cette Dame inaccessible de l’Amour Courtois, toujours la même sous la forme primaire de ce rond coloré et hachuré qu’à l’occasion le pervers pourrait, pourquoi pas, prendre comme objet de jouissance. N’est-il pas le seul à savoir ce qu’est le péché, le seul défenseur de la Foi ?
Cette pomme n’est pas la représentation de I, i(a), l’idéal du moi, mais dans sa simplicité qui va au-delà de toute mesure, venant déséquilibrer notre vision du monde , ce quelque chose d’énigmatique qui nous revient au-delà du principe de plaisir, pour autant que cette pomme ne représente, ni la satisfaction d’un besoin de manger, ni même l’éveil d’un désir de gourmandise.
C’est cette mêmeté et cette étrangeté de ce qui en moi est le plus étranger et proche – extime – la proximité de la jouissance que cette pomme présentifie en sa simplicité réductrice où Sade vit le mal absolu comme découverte des lois du prochain en tant qu’elles sont les nôtres.
L’oeuvre d’art a toujours été une énigme, des dessins des grottes de Lascaux au noir sur noir de Rothko et au blanc sur blanc de Malévitch, en place de la Dame inaccessible de l’amour courtois, de la Femme comme représentant du rapport sexuel, du UN. Représentant de cette zone interdite marquée par la détumescence du pénis, témoignage d’une satisfaction sexuelle en tant que cette dernière exige une limite à la jouissance, une perte, nommée dans ce Séminaire « plus de jouir ».
Je ne crois pas avoir vu depuis le film L’empire des sens de Naguisa Oshima, oeuvre plus forte sur ce que la transgression de cette limite dans l’acte sexuel implique : ce morceau de chair arraché au partenaire, sa castration réelle, indicateur de ce qu’une femme peut vouloir réellement.
L’objet voilé sous la question de l’idéal de l’image de soi qu’on aime en l’autre se révèle pour ce qu’il est – derrière le fantasme, l’objet – lambeau de chair dont l’héroïne est désormais embarrassée pour ce qu’il ne peut plus lui faire signe, n’être plus un signifiant.
Son prochain, l’héroïne l’a approché infiniment dans cet « encore » exténuant où elle exige du petit autre cet impossible d’une érection qui ne cesse pas. En châtrant son amant, c’est sa jouissance à elle qu’elle vient border mais dans son geste criminel vient se porter ce coup qui l’anéantit en tant que femme. L’héroïne a basculé au-delà de l’amour humain en son fondement narcissique où ce que j’aime en l’autre est ce que je n’ai pas. De i(a) en a.
Elle a approché l’Autre, terrain nettoyé de la jouissance. C’est désormais avec son réel emmailloté qu’elle erre où elle affirme sa solidarité avec ce truc qui la représente, mais au prix de la folie qui désormais la guide et où elle trouve asile.
En conclusion et pour expliciter la dernière ligne du tableau du chap. XIV du Séminaire mis à l’étude, n’est-ce pas cette part qui échappe à la représentation, ce trou dans la jouissance et les significations, signifiant du phallus imaginaire, représentant de la castration symbolique, que l’Art vient faire pulser dans son absence, sous la forme d’un tableau, d’une sonate, d’un poème ?
Ce déjà là de la permanence du désir, cette trace dans l’instant de la perception ou de la lecture, saisie comme déjà disparue. Ce trou, qui dans la sublimation se fait capture de la jouissance, comme le silence de certains obsessionnels où s’indique la présence de l’objet qui l’obstrue et le morcelle et que l’analyste pourrait venir boucher dans son hypnose.
Pour ce qu’au-delà du principe de plaisir – qui fait barrière à la jouissance peut surgir le Vorstellungsrepräsentanz – passé chez Proust – étiré dans une syntaxe qui ne cesse de le rejoindre, chez Bataille, inceste que le fils écrit comme sa jouissance propre, c’est-à-dire une jouissance féminine.
En conclusion : la reprise de la notion de sublimation dans D’un Autre à l’autre est intéressante à plus d’un titre