Sur la cruauté
03 février 2024

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LACÔTE-DESTRIBATS Christiane
Séminaire d'hiver

Choisir de parler de la cruauté en regard du texte de Freud sur le Malaise dans la civilisation, c’est peut-être manifester que ce texte célèbre, où Freud reprend, à propos de la civilisation, les positions de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, ne décrit peut-être pas ce qui nous touche le plus aujourd’hui.

 

Non qu’il n’ait pas fait sa place à la cruauté, dans son œuvre et dans les humiliations, les conflits, et les trahisons qu’il a vécus. La « grande guerre » a marqué de deuil sa famille, lui a fait subir une certaine pauvreté et une grande solitude. Il suffit de lire sa correspondance de ces années là. L’au-delà du principe de plaisir en 1920, vient sans doute de certains échecs thérapeutiques, mais aussi de l’atrocité des guerres de tranchées.

 

Le texte que nous étudions pour ces journées est un texte où se montre l’exigeante honnêteté intellectuelle de Freud. Devant la levée de boucliers à propos de la pulsion de mort il écrit ainsi ceci : « Je me rappelle ma propre réaction de défense quand l’idée de la pulsion destructive est apparue dans la littérature psychanalytique. Le fait que d’autres aient montré – et manifestent encore – le même rejet me surprend moins. A l’instar des enfants, ils n’aiment pas entendre que l’homme présente une tendance innée au « mal », à l’agression, à la destruction, donc aussi à la cruauté. » P. 130. Il s’agit, dans ce paragraphe, du texte de Sabina Spielrein paru en 1912, auquel Freud fit le plus cruel accueil.

 

Le terme de malaise Unbehagen est éminemment clinique dans ce texte. Il évoque un imbroglio de symptômes et d’angoisses, analogue à ce que ressent un sujet névrosé. Il écrit ainsi à propos de l’angoisse éprouvée : « On peut très bien imaginer que la conscience de la culpabilité issue de la civilisation n’est pas non plus perçue comme telle, qu’elle reste en grande partie inconsciente ou apparaît comme un malaise, une insatisfaction à laquelle on cherche d’autres raisons. » P.156.  La civilisation, donc, comme une belle hystérique ambigüe…

 

Ce texte est un tissage de notions et d’instances dont les métamorphoses sont liées aux réponses aux différents conflits qui les opposent. Même si à la fin du texte Freud reste dubitatif sur une éventuelle victoire de la pulsion de vie qui, selon lui tend à la réunion des hommes, sur la pulsion de mort. Il dit ainsi : « …A mes yeux, le sens de l’évolution de la civilisation nous est devenu clair : celle-ci doit nous montrer le combat entre l’Eros et la  mort, entre la pulsion de vie et la pulsion de destruction, tel qu’il s’accomplit dans l’espèce humaine. En somme, ce conflit est le fond essentiel de l’existence et pour cela l’évolution de la civilisation peut bien être qualifiée de combat de l’être humain pour la vie. Et nos nourrices voudraient apaiser cette lutte colossale en chantant des berceuses ! » P. 134.

 

Ne nous endormons pas, donc !

Lacan, lui, ne pense pas en termes de conflit. Celui-ci, d’ailleurs, n’implique pas nécessairement la cruauté. Ainsi, la pulsion de mort est l’achèvement du trajet de la pulsion de vie. (l’arc, bios, qui tourne autour de l’objet est aussi la vie, bios).

 

Or Lacan commence, par des articles et par sa thèse sur le cas Aimée, par des cas de psychose qui montrent de la cruauté. Le passage à l’acte d’Aimée, celui des sœurs Papin. Cruautés engagées par le délire.

 

Freud, lui aussi, décrit la cruauté que vit constamment le Président Schreber, persécuté par les rayons et les hallucinations vocales.

 

Donc, nous parlerons de cruautés au pluriels, subies dans la psychose et produites par elle. Mais pas seulement.

 

Cependant, ces points de départ, chez Lacan, loin de clôturer la cruauté dans un diagnostic de pathologie, sont au contraire les aiguillons de l’analyse du psychisme. Ce n’est plus le malaise, mais la frontalité sans voile de la destruction de l’autre.

 

Mais qu’appelle-t-on destruction de l’autre ? La mort ou l’abolition subjective ?

La cruauté du sadisme va au-delà de l’agressivité qui attaque de façon duelle un autre dont la position en miroir est conservée. Le sadisme use de sa composante érotique pour ravaler l’objet de ses désirs jusqu’au point le plus humiliant d’un déchet. Comme on le sait, cette cruauté n’est pas étrangère à la névrose obsessionnelle. Le texte de Freud sur le ravalement de la vie amoureuse montre de façon convaincante la manière cruelle dont l’excitation sexuelle se fortifie par les insultes et les exclamations dégradantes. Mais dans la perversion sadique il y a plus : non seulement la souffrance infligée, proche de la torture, mais aussi, par celle-ci, l’abolition des repères et même des repères sexuels qui peu à peu abolissent la parole. A partir de là, comme on le lit chez Sade, la mort peut se produire, mais pas seulement, le futur est la damnation.

 

Dans l’œuvre de Bataille, le crime qui fait suite aux excès sexuels les plus intenses, laisse le cadavre déshumanisé jusqu’au déchet. L’autre n’est pas objet de jouissance mais instrument de jouissance : usé, il ne peut être que jeté, conformément à l’abjection qui a fomenté le plaisir.

Cependant, les points de départ cliniques de Lacan sur la cruauté délirante sont autres et servent, par leur radicalité, de points d’analyse pour la clinique en général. Ils touchent en effet la position du sujet pris dans la concaténation signifiante. De façon automatique parfois dans la psychose, et de façon aliénante par la chaîne signifiante, dans les névroses. La psychose révèle le caractère automatique de cette chaîne signifiante.

 

Dans le séminaire Les non-dupes errent, Lacan nous incite – est-ce là l’indication d’une fin d’analyse ?  – à ne pas rester amoureux de notre inconscient. Avec humour, il dit alors que c’est un « savoir emmerdant… »

 

Cependant, à Rome, au cours d’un dîner, Etienne Oldenhove nous disait que Lacan pouvait parler de la cruauté de l’inconscient. Nous n’en avons pas retrouvé la référence, mais l’idée nous en est restée. Certes, nos cauchemars invitent en nous les images et les mots les plus affreux et condamnables. Mais il ne s’agit pas seulement du contenu de ces rêves. Freud marquait bien la mauvaise surprise de celui qui se croyait irréprochable et qui découvre le plaisir indigne de torturer l’autre et tous les vœux de mort qui s’y associent. Mais est-ce là la vraie cruauté de l’inconscient ? Et pourquoi sommes-nous si attachés à notre inconscient qui a fait les beaux et mauvais jours de notre aventure sur le divan ? Pourquoi notre narcissisme y est si attaché ?

 

Pourquoi aimons-nous cette cruauté ?

 

Et surtout, de quoi est-elle faite ?

 

Il ne suffit pas de parler de haine. Même si nous savons que la haine n’est pas, à proprement parler, un sentiment, mais un attachement à l’être de l’autre, comme le dit Lacan. Parfois, d’ailleurs, certains confondent cela avec de l’amour car cet attachement est aussi fort qu’immobile ; il ressemble à un amour éternel. Je l’ai montré ailleurs. Cette confusion est l’une des formes d’égarement des cruautés humaines.

 

La psychanalyse peut parfois défaire cette confusion.

L’un des points vifs de ces questions a été abordé par Winnicott. Il écrit ainsi : « Le rêve de la patiente sur cet homme qui était le père de son enfant fut rapporté sans conviction et sans aucun lien avec du ressenti. » Dans la réalité, cette patiente n’a aucun enfant et peut même dire : « C’est drôle, c’est comme si je désirais un enfant alors que, dans ma pensée consciente, je sais bien que quand je pense à des enfants, c’est seulement pour qu’il leur soit évité de naître. » Ceci est affirmé avec toute la crudité de la détermination.

 

Winnicott continue ainsi : « Ce ne fut qu’après une heure et demie de séance qu’elle commença à atteindre ce ressenti. Avant de s’en aller, deux heures s’étant écoulées, elle avait éprouvé à l’égard de sa mère une vague de haine d’une qualité nouvelle, beaucoup plus proche du meurtre que de la haine. »

 

Cette distinction n’est pas une indication fine, elle marque au contraire le passage à un autre niveau, à un autre régime.

 

Poursuivons la lecture de ces passages : « Elle perçut également que cette haine concernait quelque chose de plus spécifique qu’auparavant. Elle pouvait penser alors que le bon-à-rien, le père de son enfant, était présenté comme tel pour cacher à sa mère que c’était son propre père, le mari de sa mère, qui était le père de son enfant. Cela signifiait que la patiente était très proche de ressentir qu’elle était assassinée par sa mère. Ici, nous avions réellement affaire à la fois au rêve et à la vie ; nous n’étions plus égarés dans le fantasme. » (in Jeu et réalité. Payot P. 72-73)

 

Nous ne pouvons pas reprendre ici le contexte clinique de ces passages si précis où Winnicott oppose le rêve, aux trouvailles fécondes, au fantasme immobile.

 

Mon propos, c’est d’expliciter l’un des passages à la cruauté, la survenue d’un passage à un autre régime.

 

Car, ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas ici d’un questionnement œdipien refoulé.

 

C’est depuis son « assassinat » par sa mère que la haine est passée à une qualité nouvelle. Depuis l’abolition de sa subjectivité, ou du moins depuis le véritable meurtre qu’elle a pu subir,  sa haine prend cet autre régime. Il ne s’agit donc pas d’un malaise dans lequel le refoulement levé laisserait apparaître des pensées interdites, inavouables etc. Et ceci nous intéresse particulièrement au moment où nous assistons à des guerres et à des actes meurtriers terroristes de la plus grande cruauté.

 

Remarquons à ce propos que les vœux de mort, si courants dans une économie libidinale, s’inscrivent dans des fantasmes organisateurs de désirs, en relation avec un sujet qui sait, plus ou moins, qu’il désire la mort d’un autre. Le vœu de mort est un vœu, « je voudrais qu’il ou elle soit mort ». Le passage au régime du meurtre, n’est pas un désir, mais une sorte de certitude totale qui semble au-delà ou en deçà d’un sujet qui ne peut être divisé. Comme le note Winnicott cette certitude quasi informulable est en relation non médiatisée avec l’assassinat subjectif vécu réellement par la patiente dans son enfance : plus de sujet à ce moment de changement de régime.

 

Nous ne sommes plus dans le registre du malaise. Les meurtres ne sont pas non plus inclus dans un registre rituel de sacrifice, comme le remarque Jean-Luc Nancy dans son livre Cruor, où la cruauté est mise en relation avec le meurtre qui fait couler le sang. Il semble aussi que les idéologies qui portent les actes criminels ne rendent pas compte non plus des atrocités qui les dépassent.

 

Or ce que décrit cliniquement Winnicott, cette rupture de régime entre la haine et le meurtre doit nous rendre attentifs. Il ne s’agit pas d’invoquer ici le pulsionnel, mais d’en saisir autre chose que le mot. En effet, ce que l’on pourrait appeler « emballement pulsionnel », qu’on aperçoit par exemple dans l’anorexie, c’est le moment où la pluralité pulsionnelle se défait et qu’un des registres se met à occuper toute la place et tout le temps, désarrimé d’un désir.

 

Dans le sadisme, celui qui torture, essaie d’aller, non seulement jusqu’à l’être comme dans la haine, mais jusqu’à la vie même. Les textes de Sade, qui n’excluent pas le désir, vont jusqu’au-delà de la mort, jusqu’à la damnation éternelle.

 

Or, ce que nous voyons aujourd’hui avec le terrorisme, c’est non pas un désir, mais une détermination à effacer non seulement l’autre, mais ce qui est la vie même dans son intime transmission : tuer une femme enceinte et démembrer le fœtus qu’elle porte. Tout supplice abolit un sujet jusqu’à la supplication de la vie même, ce qui abolit la postérité.

Notons enfin que ce qui, pour la psychanalyse, lie le désir par le fantasme, la sexualité elle-même, n’apparaît aujourd’hui que dans les faits divers violents, cruels, meurtriers. C’est cela qui est sur le devant de la scène, obscène donc, et cru. Non seulement le sexuel n’est pas  repéré comme une jouissance privilégiée, mais, situé comme une possibilité de jouissance parmi d’autres, il ne fait plus ce lien structural indispensable à la parole et au désir.

 

Est-ce que la raison de tout cela est un rapport à la parole rendu précaire par un mensonge généralisé ? La vulnérabilité, liée à une parole qui ne « tient » plus, incite à la cruauté. Il y a sur ce point un article incisif d’Alexandre Koyré, réflexions sur le mensonge, écrit en exil en 1943, qui montre bien comment cette atteinte à la vérité produit de grandes violences politiques. Il savait quelque chose en effet de la contagion politique de la cruauté. On peut déplorer cela. Mais l’essentiel n’est pas de décrire mais d’analyser pour, peut-être, en sortir.