Un souvenir – écran d’une patiente d’une quarantaine d’années me semble assez bien illustrer cette question. Il s’agit d’une scène où la patiente se voit en présence de sa mère et de sa grand-mère maternelle, dans un moment de séparation. Elle situe cette scène lors de vacances passées chez une amie de sa grand-mère maternelle. Dans la scène en question, la mère de la patiente les quitte pour rejoindre son mari à Paris, pour quelques jours. Dans cette scène, elle se voit regarder sa mère et constater alors combien cette dernière est belle. La scène lui revient en mémoire en séance, avec une netteté globale toute particulière, comme le visage de sa mère, et elle en marque une grande surprise.
1 – LE SOUVENIR – ÉCRAN – PRÉCISION ET ANEDOCTE
Deux textes de Freud portent sur les souvenirs – écrans ; le premier date de 1899 (1) ; le second ultérieur, correspond au quatrième chapitre de la Psychopathologie de la vie quotidienne, et reprend l’essentiel de l’étude précédente, y ajoutant deux remarques supplémentaires. Toutefois, ces deux textes sont partagés de manière analogue ; une partie rend compte de l’analyse que fait Freud du souvenir – écran, l’autre partie développe des exemples cliniques dont la lecture apporte des éclaircissements complémentaires à ses explications.
Je reprends donc tout d’abord rapidement ce que Freud énonce à propos du souvenir – écran. Il définit le souvenir – écran comme un souvenir qui « doit sa valeur pour la mémoire non à son contenu propre, mais à la relation entre ce contenu et un autre contenu réprimé ». Le souvenir – écran tenant sa particularité comme souvenir infantile, à la fois de sa « netteté particulière », et de l’apparente insignifiance de son contenu.
L’intérêt qu’il trouve à s’interroger sur le souvenir – écran, tient au défaut de corrélation qu’il y repère chez l’adulte entre la « fixation mémorielle » et « l’importance psychique », défaut qu’il rapproche de l’amnésie et du symptôme hystérique. L’absence de souvenirs concernant les impressions de l’enfance lui semble paradoxale alors que l’enfant est capable « d’innombrables performances psychiques et d’une haute complexité », et ce n’est que tardivement (environ la cinquième année, note-t-il) qu’il est possible de faire appel à la mémoire comme « chaîne continue de souvenirs ». L’interrogation de Freud portant sur des souvenirs anciens, ponctuels et nets, vise un paradoxe fréquent de ceux-ci, « les détails » et le « luxe des détails » tranchent sur le « caractère anodin » des scènes dont il s’agit.
Son hypothèse est que l’importance de ces souvenirs est due à un effet de déplacement ; c’est dans les composantes oubliées que serait contenu tout ce qui a rendu l’impression digne d’être notée. Il s’agit là de « pièces manquantes », « d’éléments exemptés », d’éléments « significatifs » qui sont réprimés, alors que l’indifférent est conservé. Ceci amène Freud à penser ce déplacement comme un effet de compromis entre deux forces psychiques « l’une s’autorise de l’expérience vécue pour vouloir s’en souvenir, tandis que l’autre – une résistance – se dresse contre cette mise en évidence » ; ainsi, « ce n’est aucunement l’expérience vécue concernée qui donne elle-même l’image mnésique… mais bien un autre élément psychique qui est lié avec l’élément inconvenant par la voie associative de la contiguïté ». Ce mécanisme est analogue à la constitution du symptôme névrotique : « conflit, refoulement, et substitution avec formation de compromis ». La substitution se fait à partir de contiguïté existant entre l’élément refoulé et l’élément remémoré. Deux contiguïtés sont en jeu, souligne Freud : la contiguïté temporelle et la contiguïté spatiale. Ainsi « les composants non essentiels d’une expérience vécue représentent dans la mémoire les composants essentiels de la même expérience vécue ».
Le souvenir – écran est donc construction. De ce fait, ses caractéristiques portent la marque du refoulement et du déplacement ; ainsi, la banalité du souvenir : « puisque les composantes importantes de l’impression sont celles qui ont choqué, le souvenir substitutif doit être dépourvu de cet élément important ; pour cela, il sera volontiers banal ». De même, ce qui apparaît comme une falsification (notamment dans le cas d’une situation passée dans un lieu où elle n’a jamais pu se produire), cette falsification donc, sert au refoulement et à la substitution d’impressions choquantes et désagréables. L’articulation du souvenir – écran et de l’expérience refoulée peut être dans un rapport antérograde ou rétrograde et d’une tonalité positive ou négative par rapport au contenu réprimé.
Il relève aussi que le souvenir – écran introduit une place d’observateur. Dans le souvenir de ces scènes d’enfance, « significatives », « on se voit soi-même comme un enfant », « on voit cet enfant comme si on était un observateur, en dehors du jeu ». Il est clair, souligne-t-il « que cette image mnésique ne peut être la répétition fidèle de l’impression ressentie. On se trouvait bien au centre de la situation ». Ce qui souligne le « remaniement » de cette impression originaire, donnant du relief à la scène, dans l’opposition, l’écart entre le « moi agissant » et le « moi se souvenant », témoigne d’une division du moi si ce n’est du sujet.
Enfin, cette trace mnésique est reproduite et évoquée « sous forme plastique et visuelle », notion qui est plus directement explicitée dans le second texte consacré par Freud à ce sujet, dans la Psychopathologie de la vie quotidienne (2). Il y souligne que les souvenirs infantiles sont essentiellement des souvenirs visuels et que s’y constate « la même régression que pour les rêves ». Ce second texte reprend pour l’essentiel ce qui est déjà énoncé en 1899 (1), introduisant toutefois une similitude entre le souvenir – écran et l’oubli du nom propre, sur laquelle je reviendrai plus loin.
2 – LA PRÉCISION DU SOUVENIR ÉCRAN ET L’INTENSITÉ DE L’IMAGE
Sur la précision imagée du souvenir – écran, Freud apporte peu d’éclaircissements dans les textes qui y sont consacrés. Ces détails constituent essentiellement pour lui des points d’appel pour analyser la structuration du souvenir – écran. Il souligne le « luxe des détails » qui marquent les souvenirs d’enfance. Dans l’exemple que je reprends plus loin dans ces lignes, « le jaune des fleurs se détache beaucoup trop fort sur l’ensemble » et « le bon goût du pain apparaît lui aussi outré ». Pour une de ses patientes, il parle de « la force et (de) la clarté pathologique » du souvenir de passages inoffensifs d’une pièce lyrique. Freud remarque l’absence de corrélation entre l’intensité de la figuration et l’intensité psychique, et fait deux hypothèses concernant l’intensité de l’image : elle pourrait être le signe du point d’articulation entre le contenu refoulé et la trace mnésique qui servirait de support au souvenir, ou bien elle serait la marque de la représentation la plus proche du fantasme refoulé : « Ne remarquez-vous pas que cette représentation qui est représentée de façon quasi hallucinatoire correspond à l’idée de votre fantasme ? » souligne-t-il dans la discussion supposée avec son interlocuteur. Toutefois, Freud n’apporte pas de conclusion sur ce point.
L’analogie qu’il mentionne avec le rêve, « la même régression que dans le rêve », m’a amené à chercher ce qui concerne la figurabilité et l’intensité des images dans la science des rêves. (6)
Freud, notamment dans les pages 284 à 287, s’interroge sur « l’intensité sensible », la vivacité de certaines images du rêve et il propose et écarte successivement plusieurs ordres de facteurs :
– cette intensité ne peut être le témoignage d’une sensation réelle éprouvée pendant le sommeil,
– il n’y a pas de corrélation entre l’intensité psychique et l’intensité de l’image,
– par contre, il souligne que « l’intensité des éléments du rêve est déterminée d’une autre manière, elle l’est par deux facteurs indépendants. On voit aisément que les éléments par lesquels s’exprime l’accomplissement du désir sont représentés de façon particulièrement intense. L’analyse nous apprend, de plus, que c’est des éléments les plus vifs du rêve que part le plus grand nombre de suites d’idées, que les plus vifs sont en même temps les mieux déterminés… l’intensité la plus grande porte sur les éléments du rêve dont la formation a exigé le plus grand travail de condensation. Nous pouvons donc penser que cette dernière condition et celle de l’accomplissement du désir seront en une seule formule ».
Au terme de son travail sur le rêve, il reprend cette notion (p. 506), soulignant comment « l’intensité du contenu représentatif » est liée à un processus de condensation : « les intensités des diverses représentations paraissent capables de s’écouler en bloc et elles vont d’une représentation à une autre, si bien qu’il se forme des représentations pourvues de grandes intensités. Comme ce processus peut se renouveler plusieurs fois, l’intensité de toute une suite de pensées peut finalement s’accumuler sur un seul élément représentatif ».
Mais, il ne s’agit pas là pour autant de représentations qui soient le résultat final d’une longue chaîne de pensées de grande importance psychique, mais sans intensité particulière dans leur figurabilité ; au contraire « dans la condensation, toute la cohésion psychique est transposée en intensité du contenu représentatif . C’est comme lorsque je mets en italique ou en caractère gras un mot qui me paraît particulièrement important pour la compréhension d’un texte » les lignes de force qui soutiennent la condensation sont à la fois « les relations ordinaires préconscientes des pensées du rêve » et « l’attraction des souvenirs visuels de l’inconscient ».
Parallèlement, Freud souligne que la condensation est la « principale responsable de l’impression d’étrangeté que le rêve produit ». Et il est intéressant de repérer l’analogie entre cette impression d’étrangeté induite dans le rêve par la précision de l’image, et la surprise que ce même élément suscite dans le souvenir – écran.
3 – L’ARRIÈRE PLAN DU SOUVENIR – ÉCRAN
Après ces énoncés, les exemples introduits par Freud apportent des éléments complémentaires. Je vais reprendre ici rapidement un de ceux-ci. Il s’agit d’un souvenir écran qui lui est personnel et qu’il attribue à un interlocuteur supposé: « je vois une prairie carrée, un peu en pente, verte et herbue ; dans ce vert, beaucoup de fleurs jaunes, de toute évidence du pissenlit commun. En haut de la prairie, une maison paysanne ; debout devant la porte, deux femmes bavardent avec animation : la paysanne coiffée d’un foulard et une nourrice. Sur la prairie jouent trois enfants ; je suis l’un d’eux (âgé de deux à trois ans), les deux autres sont mon cousin, qui a un an de plus que moi et sa sœur, ma cousine, qui a presque exactement mon âge. Nous cueillons les fleurs jaunes et tenons chacun à la main un certain nombre de fleurs déjà cueillies. C’est la petite fille qui a le plus joli bouquet ; mais nous, les garçons, nous lui tombons dessus comme d’un commun accord et lui arrachons les fleurs. Toute en pleurs, elle remonte la prairie en courant et pour la consoler la paysanne lui donne un gros morceau de pain noir. A peine avons nous vu cela, que nous jetons nos fleurs et, nous précipitant nous aussi vers la maison, nous réclamons du pain à notre tour. Nous en obtenons également; la paysanne coupe la miche avec un grand couteau. Le goût de ce pain, dans mon souvenir, est absolument délicieux et là dessus, la scène prend fin ».
L’analyse que Freud fait de ce souvenir l’amène à y voir l’intrication de deux fantasmes anciens, l’un d’épouser une jeune fille, enfant d’amis de la famille, l’autre d’accéder au projet de mariage de son père avec une cousine, deux projets qui lui auraient donné accès à une aisance financière à laquelle il aspirait. Ces fantasmes sont tous deux liés à des questions d’importance, comme il le dit, à des « puissants ressorts pulsionnels : la faim et l’amour ».
Le recours au souvenir d’enfance est un effet du refoulement vis à vis de la dimension « grossièrement sensuelle » du fantasme nourri à l’égard de la jeune fille, fantasme maintenu inconscient, mais que la scène d’enfance permet d’évoquer de manière allusive ; ainsi, commente-t-il, « on jette un voile, on dit la chose avec des fleurs ». Le souvenir – écran est pour Freud le témoignage du refoulement d’une pensée, qui reste inavouable même si elle est désormais inadaptée, mais qui est liée à un désir de satisfaction toujours présent et qui cherche satisfaction dans sa persistance.
C’est en une « phrase » que Freud formule ce désir : « si tu avais épousé cette jeune fille, ou bien une autre, tu aurais eu une vie bien plus agréable ». Cette « phrase » se change en une scène d’enfance qui a le droit, grâce à son innocence, de devenir consciente ; la transformation en image ôte à la phrase ce qu’elle a de choquant, et les figurations visuelles déplacées (par exemple, le pain représentant le « gagne pain », illustrant à son tour « une vie bien agréable ») donnent une représentation auxiliaire acceptable par la conscience.
Ainsi, souligne-t-il, « tout fantasme qui subit une répression comme celle-ci, a tendance à s’esquiver dans une scène d’enfance ». Cela à la faveur de points de contacts entre les traces mnésiques et le contenu du fantasme, comme la référence aux fleurs alpestres jaunes. A partir de ces points de contacts, « le reste du contenu du fantasme est remodelé à l’aide de toutes les représentations intermédiaires admises ».
Cet exemple met en évidence ce qui structure et supporte le souvenir – écran, c’est-à-dire ici la phrase, « si tu avais… », et les mots « gagne pain » et le « jaune » des fleurs. C’est un point qui se retrouve dans les autres exemples de la Psychopathologie de la vie quotidienne (2). Ainsi dans un souvenir d’apprentissage de l’alphabet, c’est la lettre et l’articulation entre les lettres, le m et le n, la différence des jambages qui soutient la question de la différence des sexes. Dans un autre exemple, c’est le « pont verbal » entre le délaçage (Aufbinden) de la jupe, comme souvenir, et l’accouchement (Entbindung) qui soutient le souvenir. Enfin, c’est le double sens du mot « coffrée », rattaché à la disparition de la bonne, qui est le support de l’interrogation de Freud concernant l’absence de sa mère et la naissance de sa jeune sœur.
Ceci amène à deux remarques concernant le souvenir – écran. La première le situerait, comme ce qui surgit chez le sujet, en réponse à ses propres interrogations sur des éléments graves de la vie, sur la question de l’origine, de la différence des sexes, du désir, etc… La seconde concerne que ce qui soutient le souvenir – écran qui est une lettre, un mot, une locution comme « gagne-pain », ou une phrase. Dans l’exemple clinique dont je suis parti, le souvenir – écran était précédé chez cette patiente par le surgissement de l’image d’un fauteuil, à entendre comme faute-œil, image qui surgissait au terme de son questionnement sur le désir de l’analyste, questionnement resté sans réponse dans le registre imaginaire.
A se référer au graphe et à la structuration du désir, comme le développe J. Lacan (13) (14), ce surgissement du signifiant chez le sujet viendrait lui rappeler le terme de sa quête imaginaire et de ses interrogations à l’égard de l’Autre, c’est-à-dire le vide, son manque à être, l’objeta, qui sourient son désir. La surprise serait liée à ce rappel, au saisissement du sujet par cette révélation, de manière analogue à l’effet traumatique d’une telle découverte par l’hystérique.
Toutefois, ce qui surgit dans le souvenir – écran, c’est l’image, l’image de la lettre, du mot, la mise en scène de la phrase. Ce qui amène à plusieurs questions, l’une visant à situer ce recours à l’image et à la précision de l’image, et l’autre touchant la question du lien entre la surprise et cette dimension ?
Une remarque de Freud souligne l’articulation de ces registres, remarque qu’il ne développe pas en tant que telle. Dans le chapitre quatre de la Psychopathologie de la vie quotidienne, il relève la similitude entre le souvenir écran et l’oubli du nom propre sans plus l’exploiter. Il ne me semble pas nécessaire de rappeler en détails ce qui concerne l’oubli du nom propre (cf. 5 et 10), mais je voudrais souligner un point. L’oubli du nom propre Signorelli survient chez Freud sur un fond de refoulement de ce qui concerne la sexualité et la mort. Or si le nom propre est oublié, l’image du peintre, figuré sur la fresque d’Orvieto est présente à son esprit : « le nom du peintre m’échappait et demeurait introuvable… Au contraire, je pus me représenter les peintures avec des sensations plus vives que je ne le puis habituellement ; et avec une particulière acuité, se tenait devant mes yeux l’autoportrait du peintre ». Et la corrélation entre l’oubli du nom propre, la présence de l’image et sa précision, se retrouve à la levée de l’oubli : « je pus alors, de moi-même, ajouter le prénom de l’homme, Luca. Le souvenir trop clair des traits du visage du Maître sur la peinture pâlit peu à peu ». On voit donc bien comment l’oubli du nom, d’un nom propre, soutient le souvenir imagé, précis, véritable souvenir – écran. Il est vraisemblable que ce souvenir est aussi lié pour Freud à la portée pour lui de ce nom Signorelli, puisque les lettres S.I., sont les lettres élidées de son prénom Sig(is)mund et le démembrement du texte sur l’oubli du nom propre (5), dans la Psychopathologie de la vie quotidienne (2 – 4) semble lié à un souci de Freud de ne pas livrer des éléments trop personnels (18). Sur ces points, Lacan précise dans Les formations de l’inconscient (10) : « Il n’y a donc pas une sorte d’oubli pur et simple, massif, si on peut dire, de l’objet ; au contraire, il y a une relation entre la reviviscence, l’intensification de certains de ces éléments (imagés) et la perte d’autres éléments signifiants au niveau symbolique ».
4 – LE SOUVENIR – ÉCRAN ET LE RIEN
C’est dans une fonction d’interposition entre le sujet et le manque dans l’Autre, le rien, que Lacan introduit le souvenir – écran. Dans le séminaire sur La relation d’objet (9), il évoque le souvenir – écran, dans l’axe de son travail sur le petit Hans, sur la solution qu’est pour lui la phobie, dans le « sans recours » devant le manque de l’Autre et le phallicisme imaginaire de la mère.
Dans le souvenir – écran, souligne-t-il, ce qui s’interpose entre le sujet et le rien, c’est le voile, le rideau sur lequel « ce qui est au-delà comme manque, tend à se réaliser comme image ». Sur le voile se peint l’absence, « s’image-in » l’absence. Cette image suppose dès lors un objet, cause du manque, dans la logique d’un espace géométrique ou optique, que J. Lacan reprendra plus tard, notamment dans le Séminaire XI. Dans cette logique, l’image suppose un objet dans le registre spéculaire qui soit cause du manque, qui peut prendre la place du manque, mais qui peut être perdu. « Le sujet reste dans cette ambiguïté, à la fois dans l’illusion soutenue et dans un fragile équilibre, qui s’écrouleront à la levée du rideau ». La castration imaginaire est à la fois niée et possible. La fonction du voile et son interposition introduit toutefois dans le registre imaginaire un « au delà », fondamental de la relation symbolique, tout en le figeant dans le registre de l’image, dans une capture imaginaire. Il y a réduction dans l’imaginaire et dans l’image même de la dimension symbolique. « Sorte d’instantané, dit Lacan, qui est la caractéristique de cette réduction de la scène pleine, signifiante, articulée, de sujet à sujet, à quelque chose qui s’immobilise dans ce phantasme, qui reste chargé de toutes les valeurs érotiques qui sont incluses dans ce qu‘il a exprimé et dont il est en quelque sorte le témoignage, le support, le seul support restant ».
Le souvenir – écran apparaît ainsi à la fois lié par toute une chaîne à l’histoire du sujet ; il est un arrêt dans la chaîne ; il signe le point de refoulement ; il indique la suite absente et marque les prémices de cette suite, d’un au-delà, dans le registre de l’image et dans le registre scopique.
Cette prévalence de l’ambiguïté inscrite dans l’image même souligne la valeur de témoignage dont celle-ci est chargée. Dans cette fixation de l’image, surgit la parole, et le désir du sujet sous forme d’un signifiant, d’un signifiant imagé, comme le manifestent les exemples de Freud que j’ai repris plus haut dans ces lignes. Le devenir de cette parole peut être de s’articuler, ou de rester lettre morte. Ainsi, précise Lacan, « comme elle est de par sa nature de parole, qu’il (le sujet) doit recevoir de l’Autre sous forme inversée, elle (cette parole) peut aussi bien y rester dans l’Autre, c’est-à-dire y constituer le refoulé de l’inconscient, instaurant (et je souligne) une relation possible mais non réalisée ». (9). C’est à remettre en jeu ce message dans le transfert, que peut s’y réarticuler ce qui restait figé.
C’est à ce titre que ce qui peut rester signe, c’est-à-dire ne représenter qu’un souvenir pour un sujet, peut alors comme signifiant réarticulé dans le transfert manifester pour le sujet ce que vise l’insistance de son désir. Cette potentialité et cette ambiguïté du souvenir – écran, dont la réduction scopique et imaginaire obture la portée symbolique, se figent dans la netteté de l’image et sa précision. La surprise semble liée pour le sujet au signe de cette ambiguïté.
5 – L’INSISTANCE DU SOUVENIR – ÉCRAN
Nous avons vu dans les exemples précédents que la lettre, le mot, la phrase sous-tendent le souvenir – écran ; mais c’est la forme imagée du mot, c’est la mise en scène de la phrase qui insistent dans le souvenir. Il est ainsi le lieu d’une double insistance, l’insistance de la mémoire et l’insistance de l’image.
L’insistance de la mémoire
La répétition de ce qui semble identique dans le souvenir – écran, donne à celui-ci une portée de signifiant et non plus de souvenir en tant que tel. De fait, la mémoire fait référence à la trace, dont l’inscription permet d’éviter la répétition. Freud situait (7) la répétition comme l’alternative au souvenir. A ce titre, le souvenir est signe. Il peut permettre, comme le souligne Lacan (18), à un micro-organisme confronté à deux reprises à une même stimulation, de ne pas réagir à la seconde stimulation comme à la première. La mémoire permet la non-répétition.
Or le souvenir – écran est marqué de la répétition de l’apparemment identique, du même signifiant qui le sous – tend. Cette insistance du signifiant témoigne pour le sujet de la tentative d’inscription d’une trace. Cette trace échoue à s’inscrire ; mais cet échec rappelle le ratage originel de toute trace, qui ne peut rendre compte de la perte d’un signifiant premier, premier à avoir fait trace. Ce qui est perdu, c’est l’objet a, le rien, cause du désir. Et ce qui se répète dans l’insistance du même signifiant dans le souvenir – écran, c’est le témoignage de ce ratage, dont la seule inscription d’un signifiant ne peut rendre compte, puisqu’en tant que signifiant il est pure différence, et ne peut se signifier lui-même. C’est ce rien, cet objet a, qui insiste dans la répétition, et qui témoigne de la division du sujet, marqué du trait unaire.
Toutefois, cette insistance se fait en terme de « remémoration », c’est-à-dire que la répétition symbolique fait appel à un matériel qui témoigne, comme le souligne Lacan dans La chose freudienne, du modelage imaginaire du sujet par « ses désirs plus ou moins fixés ou régressés dans leur relation à l’objet ». (15)
Le souvenir – écran est donc par sa structure à la fois une trace de l’objet a et du rien qui soutient le désir du sujet, et un voile de ce rien par la forme imagée sous laquelle il se manifeste.
L’insistance de l’image
Dans son image spéculaire, en i (a), le sujet cherche reconnaissance de son unité comptable, du fait du trait unaire. Unité qui s’appréhende dans l’Autre, qui est authentifiée et avalisée par l’Autre, aliénant « le sujet dans l’identification première que forme l’idéal du Moi I (A) ». (14)
Cet investissement de l’image spéculaire est fondamental de la relation imaginaire, et donne corps à l’objet du désir du sujet, l’objet petit a ; mais il est soutenu par un paradoxe puisque cet objet a, en tant que manque, n’est pas visible dans l’image spéculaire, qu’il n’y a pas d’image du manque, a n’est pas spécularisable. C’est souligner le leurre de l’image dans laquelle l’objet du désir prend corps.
Ainsi, l’investissement libidinal ne passe pas totalement dans l’image spéculaire, il y a un reste d’investissement qui ne se projette pas dans l’image, mais qui « reste » investi au niveau du corps propre, du narcissisme primaire, de l’auto – érotisme. Ce reste d’investissement détermine dans l’image spéculaire i (a)et i’(a) une partie manquante dans l’image désirée, et se prête à la symbolisation du manque. Et « le phallus, souligne J. Lacan, soit l’image du pénis, est négativé à sa place dans l’image spéculaire… c’est ainsi que l’organe érectile vient à symboliser la place de la jouissance, non pas en tant que lui-même, ni même en tant qu’image, mais en tant que partie manquante de l’image désirée » (14). Et, complète-t-il, « dans toute la mesure où se réalise en i(a) ce que j’ai appelé l’image réelle, la constitution dans le matériel du sujet de l’image du corps fonctionnant comme proprement imaginaire, c’est-à-dire libidinalisée, le phallus apparaît en blanc » (12). C’est de fait, en ce lieu de manque, de blanc, de « moins » de l’image, que s’inscrit la brillance et l’éclat de la netteté et de la précision du souvenir écran.
Ainsi, l’insistance du rien et de l’objet a, dans la répétition du signifiant qui soutient le souvenir – écran, s’illustre, voilée par les résistances imaginaires du Moi, dans la brillance, la précision de l’image. La surprise qu’elle entraîne a pour le sujet un effet de coupure. Surprise par quoi le sujet se sent dépassé, où « il trouve à la fois plus et moins qu’il n’en attendait » (13).
Toutefois, cette coupure se fait dans le registre scopique même, c’est-à-dire au-delà de l’objet a et de la coupure initiale du trait unaire qui soutient la subjectivité. La brillance, la netteté de l’image, fût-elle scène, comme dans le souvenir – écran, est le témoignage, dans l’image même, du manque qui ne saurait s’y trouver. Cette précision induit un effet de fascination et d’attirance pour le sujet de la vision, et un effet de saisissement pour ce même sujet. Ce sujet de la vision est à la fois pris et anéanti. La division du sujet, pour reprendre les termes de Freud, entre le « moi agissant » et le « moi se souvenant », cette division donc, reste dans le registre scopique. La structuration du sujet dans la pulsion, notamment dans la pulsion scopique se fait dans les trois temps actif, passif et réfléchi où la pulsion ferme son cours circulaire et se referme sur un rien, un vide qu’est l’objet a. C’est notamment le regard dont le sujet s’est séparé pour se « faire voir » (13). La précision de l’image du souvenir – écran manifeste que la pulsion ne se boucle pas sur un vide, mais sur un éclat imaginaire phallique derrière lequel le sujet cherche le rien dans l’Autre.
Enfin l’effet de cette fascination, et de cette coupure dans le registre scopique est bien l’arrêt et l’immobilisme de la scène comme témoignage du pouvoir séparatif de l’œil, mauvais œil, portant en lui la fonction mortelle de figer le mouvement et de tuer la vie. « La fonction anti – vie, anti – mouvement de ce point terminal, c’est le fascinum, et c’est précisément une des dimensions où s’exerce directement la puissance du regard » (13).
6 – SOUVENIR – ÉCRAN ET FANTASME
Le souvenir – écran est ainsi marqué de ce que j’ai évoqué comme une ambiguïté. A la fois trace et voile de l’objet a et du rien, soutenu par un signifiant qui se répète, sous une forme imagée qui en obture la portée.
A poser les choses ainsi il apparaît comment, dans la manière à la fois de témoigner et d’obturer la question du rien, le souvenir – écran apparaît très proche de la fonction du fantasme chez le névrosé, obturant dans le même temps ce qu’il en serait de ce désir, qui le confronterait dès lors au manque et au désir de l’Autre. De fait le fantasme soutient le sujet dans sa confrontation au manque de l’Autre, et au-delà, au vide et au rien. Le sujet s’évanouit devant la carence du signifiant dans l’Autre, là où l’Autre, divisé par les effets du signifiant témoigne d’un manque, d’un signifiant manquant S (A barré). Le sujet, dans l’impossibilité de se saisir et de se désigner, se soutient de son désir, visant le fantasme, comme d’un index. Le fantasme se structure de cette tension, inscrite dans la formule $ àa, entre la propre défaillance du sujet, son évanouissement devant la carence du signifiant, et l’objet a, témoignant d’une coupure dans la relation imaginaire à l’Autre.
La crainte du névrosé, c’est la disparition de son propre désir, se trouvant sans recours devant le désir et le manque de l’Autre. Il s’agit pour lui de maintenir sa fonction de désirant, de maintenir quelque chose où il puisse se reconnaitre comme désirant. Ainsi, dans le fantasme, au sujet barré se substitut son moi, donc son image, et au manque de l’Autre, sa demande, conduisant le sujet à s’effacer devant la demande de l’Autre. Ce subterfuge permet au névrosé de soutenir dans son fantasme la possibilité de son désir, mais d’en obturer la portée, le protégeant du manque de l’Autre et, sur ce point, la fonction du fantasme et du souvenir – écran semblant bien proche chez le névrosé comme j’ai pu le souligner plus haut.
Par ailleurs, dans sa structure, le fantasme est pour le sujet une inscription qui le situe par rapport à un lieu où il n’est pas, et qui, dans l’articulation grammaticale qui le constitue, engendre le sujet comme sujet barré. Le regard « erre », « vole » au-dessus de cette inscription, comme le souligne Lacan (17). Mais le sujet y est élidé, barré dans la structuration qui constitue le fantasme. Le modèle de Freud, « on bat un enfant » ou « un enfant est battu », met en évidence comment les trois temps de la structuration du fantasme permettent l’élision du sujet comme de l’agent, à partir de la demande d’être battu adressée à l’Autre. L’agent, le père notamment, est élidé dans l’introduction de la forme passive et le recours à l’indéfini « on » et le sujet dans l’utilisation du même indéfini « un » enfant. Cette constitution grammaticale, dans l’articulation des signifiants, supporte la division du sujet. Ceci fait apparaître quelque chose de perdu dans cette articulation, l’objet a, « ce reste où se réfugie la jouissance qui ne tombe pas sous le coup du principe de plaisir » (J- Lacan) (17).
Dès lors, le souvenir – écran peut être tout à fait considéré comme une tentative d’inscription et une tentative d’articulation signifiante qui soutienne la division du sujet. Ainsi l’insistance répétitive du signifiant qui supporte le souvenir – écran témoigne d’un tel essai, qui n’aboutit pas à une articulation grammaticale. Bien au contraire, ce qui serait le point de cette articulation, et de l’élision du sujet, semble souligné dans le registre scopique par la netteté et la précision de l’image. L’exemple du souvenir – écran de Freud, que j’ai détaillé dans ces lignes, met en évidence que ces points d’articulation sont justement marqués d’une netteté particulière, ainsi le jaune des fleurs et le bon goût du pain. De même, dans le souvenir – écran, le sujet se voit, comme « moi agissant », pour reprendre le terme de Freud, et n’y est pas élidé comme sujet barré. A ce titre le souvenir – écran se manifeste comme l’ébauche d’une structuration fantasmatique, comme la tentative par le sujet d’une inscription qui soutienne la division de son être. C’est à réarticuler dans le transfert ce qui se repère ainsi, que le souvenir – écran peut retrouver sa portée signifiante. L’exemple dont je suis parti et l’émergence d’un tel élément en séance est une condition particulière à une telle inscription.
Au terme de ces lignes, je voudrais revenir sur cet exemple clinique. Il s’agit d’une scène évoquée en séance, où une patiente se voit en présence de sa mère et de sa grand-mère maternelle, dans un moment de séparation. Elle situe cette scène lors de vacances passées chez une amie de sa grand-mère maternelle où elle séjournait avec celle-ci et sa mère. Dans la scène, la mère de la patiente les quitte pour rejoindre son mari à Paris, pour quelques jours. Elle se voit regarder sa mère et constater alors combien cette dernière est belle. La scène est particulièrement nette quand elle se présente à son esprit, tout comme le visage de sa mère. Elle en est très surprise.
En fait, cette scène se situe dans un séjour chez l’ami de la grand-mère maternelle, séjour marqué pour cette patiente par un questionnement sur le désir de sa mère. Je voudrais juste souligner comment cette scène peut s’appréhender dans trois dimensions :
– l’une qui est la scène même, où la précision et la brillance de la beauté de la mère, soutenue par le regard de la fille, occulte ce que vise la mère et qui n’y apparaît pas ;
– l’autre est à rapporter à la séance même. J’ai déjà souligné comment l’image du fauteuil, à entendre comme faute/œil précédait et introduisait le souvenir écran. Il est intéressant d’ailleurs de repérer que c’est comme signifiant et non plus comme image qu’il soutient la scène. Faute/œil renvoie au désir de la mère, mais aussi de la grand-mère maternelle, clef de voûte d’une distorsion imaginaire de la filiation de cette patiente ;
– enfin, le « fauteuil », surgissant dans la séance, conduit à la question de la résistance. Résistance qui est notamment à entendre comme résistance de l’analyste. Et c’est dans cet axe que s’inscrit ce travail, comme dégagement de la« prise » et de la « sur – prise » liées à la précision du souvenir – écran.
NOTES
(1) Freud S., Sur les souvenirs – écrans, in Névrose, Psychose et Perversion, PUF, Paris 1978, pp. 113-132
(2) Freud S., Souvenirs d’enfance et souvenirs-écrans, in Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot P.B.P. Paris 1971, pp. 51-59
(3) Freud S., Oubli de noms propres, in Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot P.B.P. ,Paris 1971, pp. 5-11
(4) Freud S., Note p. 17 in Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot P.B.P., Paris 1971
(5) Freud S., Sur le mécanisme psychique de l’oubli in Résultats, idées, Problèmes, PUF, Paris 1984, Tome I, pp. 99-107
(6) Freud S., La Science des rêves, PUF, Paris 1980, notamment pp. 284 à 287, pp. 500 à 517
(7) Freud S., Remémoration, répétition, perlaboration, in La Technique Analytique, PUF, Paris 1981, pp. 105-115
(7’) Freud S., Un enfant est battu in Névrose, Psychose et Perversion, PUF, Paris 1978, pp. 219-243
(8) Laplanche J. et Pontalis J.B., Souvenir – écranin Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris 1967, pp. 450-452
(9) Lacan J., Séminaire La Relation d’objet, année 1956-1957
(10) Lacan J., Séminaire Les formations de l’Inconscient, année 1957-1958
(11) Lacan J., Séminaire Le désir et son interprétation, année 1958-1959
(12) Lacan J., Séminaire L’Angoisse, année 1962-1963
(13) Lacan J., Séminaire XI Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, Paris 1973, p. 254
(14) Lacan J., Subversion du sujet et dialectique du désir, in Écrits, Éditions du Seuil, Paris 1966, pp. 793-827
(15) Lacan J., La chose freudienne, in Écrits, Éditions du Seuil, 1966 p. 401-436