S'excrire
17 juillet 2014

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CATHELINEAU Pierre-Christophe
Journées d'études

 

Alors, je voudrais faire une remarque purement topologique. Et vous allez voir que ça va se relier à la question de la continuité.

Qu’est-ce qui caractérise un nœud de trèfle raté ? C’est que l’objet ne se trouve pas serré par un tryskell mais que le nœud menace de devenir un simple rond sans distinction de registre et sans serrage de l’objet en son centre. C’est ça un nœud de trèfle raté.

Alors, qu’est-ce qui caractérise maintenant un nœud de trèfle raté corrigé ? C’est que malgré cette erreur, l’objet se trouve effectivement serré en son centre et que les dimensions R, S, I, et les aires des jouissances, jouissance phallique, jouissance Autre, sens, se trouvent repérées, cernées, et pouvoir circuler dans une, on va dire, circulation alternée, circulation alternée dont on trouve l’illustration dans les Lettres à Nora. C’est à dire que vous avez, effectivement, et je pense que de ce point de vue Lacan est très topologiquement fidèle à ce qu’il lit, vous avez l’alternance des jouissances, de la jouissante phallique, de la jouissance Autre et du sens, sur un mode qui est un mode, je dirai, non confus, c’est à dire qu’il n’y a pas de confusion précisément des différents registres.

Alors, ce qui m’importe c’est que je souhaiterais vous lire un passage, pour vous dire un peu pourquoi je dis et je soutiens que l’expérience que fait Joyce avec Nora, de sa rencontre avec Nora, et de sa rencontre érotique avec Nora, c’est précisément quelque chose qui relève du continu. Je vais vous lire un passage.

Je préfère ton cul, chérie, à tes nichons parce qu’il fait une chose si sale. J’aime ton con non pas tant parce que c’est la partie que je baise mais que parce qu’il fait une autre chose sale. Je pourrais rester allongé à me branler en regardant le mot divin que tu as écrit et la chose que tu as dit que tu ferais avec ta langue. J’aimerais pouvoir entendre tes lèvres cracher ces mots grossiers divins et excitants, voir ta bouche faisant des sons et des bruits grossiers, (…) entendre et sentir les pets de jeune fille, gras et sales, qui pétaradent poc poc poc de ton joli cul nu de jeune fille et foutre foutre (…) sans cesse le petit con brûlant de mon polisson oiseau à foutre.

Je suis content maintenant parce que ma petite putain me dit qu’elle veut que je la tringle par le cul et veut que je fourre sa bouche et veut me déboutonner et sortir ma queue et la sucer comme une tétine. Elle veut faire encore plus et encore plus sale que ça, ma petite sauteuse nue, ma vilaine petite branleuse qui se tortille, ma douce et sale petite péteuse. (P145)

Alors, c’est la Lettre du 9 décembre 1909, écrite à Fontenoy Street, à Dublin.

Qu’est-ce qui caractérise cet extrait ? Il me semble assez significatif par rapport aux autres Lettres de 1909. C’est que la jouissance supposée phallique de Joyce va s’enchâsser dans les désirs – c’est dit dans la Lettre – dans les désirs exprimés par Nora, du côté du plus et de l’encore plus, du toujours plus, et que le sens, là, est au service de l’expression simultanée de ces jouissances. Donc vous avez là l’illustration d’un nœud de trèfle avec les jouissances alternées. Il y a écoute et réciprocité. C’est une vraie geisha. Il y a, parfaitement lisible, une mise en continuité des jouissances mais également des dimensions. Ainsi le divin, dont on s’interroge pour savoir s’il relève ici du symbolique ou du réel, est-il prolongé par le sale et le plus en plus sale, indicatif d’un réel où la jouissance de Joyce vient prendre appui. La putain voisine avec le divin – ça a été dit plusieurs fois – sans qu’il y ait la moindre rupture entre l’objet dans sa dimension réelle et l’objet dans sa dimension sublimée. Ceci est donc un trait permanent de la Correspondance avec Nora, et en particulier dans sa partie érotique.

Outre cette mise en continuité des registres, bien différenciés, qu’est-ce qui caractérise cette Correspondance ? C’est qu’elle lui répond en lieu et place de ce qu’elle désire. La Lettre de Joyce laisse imaginer la réponse antérieure de Nora qui dit ce qu’elle veut. Pourquoi est-ce intéressant ? Parce que c’est une façon précise d’entendre ce que Lacan veut dire lorsqu’il parle, à propos de ce sinthome que constitue Nora, du fait que le rapport sexuel procède topologiquement de la non équivalence entre deux écritures distinctes du même nœud de trèfle raté et corrigé. Vous savez que Lacan fait de cette non équivalence la condition du rapport sexuel – on l’a dit mille fois. Il n’est pas anodin que Nora lui réponde et lui dise ce qu’elle veut. Vous le savez, ce que veut dire Lacan c’est qu’une déformation du nœud n’est pas équivalente à l’autre déformation du nœud.

Que dire de cette non équivalence ? Elle indique la possibilité d’une dissymétrie à l’intérieur du nœud.  » Il n’y a pas d’équivalence, c’est la seule chose, c’est le seul réduit où se supporte ce qu’on appelle chez le parlêtre, (…), le rapport sexuel. » – Je cite Lacan. – On s’en fait une idée que par le lit – dit Lacan. Et là on le voit. Qu’est-ce qui se passe au lit par rapport à ce qu’on entend dans cet autre lit qu’est le divan ? « c’est le lien – et vous l’avez entendu dans l’extrait que je vous ai cité – c’est le lien étroit du sinthome avec – nous dit-il – le réel de l’Inconscient, si tant est que l’Inconscient soit réel. »

Notez. La question de cette dissymétrie suppose que le réel de l’Inconscient de Joyce soit soutenu par le sinthome que constitue Nora. D’où le fait, peut-être, que Nora lui échappe comme une femme mais d’où le fait aussi qu’elle vienne se lover, se mouler, littéralement, – c’est le cas de le dire – dans ce sinthome qui donne, dans la Correspondance, consistance au réel de l’inconscient de Joyce. Il s’agit donc d’entendre la non équivalence comme la possibilité d’une structure différenciée sur laquelle vient prendre appui le réel de l’inconscient.

Ici, Lacan hésite en se demandant si l’inconscient est réel ou imaginaire. C’est pourquoi j’ai utilisé le néologisme joycien « s’excrire ». Parce que cette affaire du rapport sexuel entre Nora et Joyce est indissociable du processus de l’écriture elle-même. – C’est ce qu’a dit Angela et je pense que c’est tout à fait essentiel. – Processus qui vient faire quoi ? Qui vient écrire ce dont ils jouissent ensemble et séparément.

Alors, la question c’est à quel enjeu nous confronte l’écriture de Joyce et les réponses supposées de Nora ? A quel enjeu de structure ?

Eh bien, ce que je voulais dire, et c’est donc ma thèse, c’est que l’enjeu de structure auquel nous confrontent Joyce et Nora, c’est précisément cette découverte, dans la littérature, de l’effet du continu sur lalangue, sur la lalangue. C’est ça l’innovation – enfin, à mon avis – l’innovation principale de Joyce dans la littérature, et ça intervient quasiment en même temps que les découvertes mathématiques sur la question, c’est l’effet du continu dans la lalangue. Je dirai qu’avec les Lettres Joyce inaugure un parcours qui le mène à expérimenter le continu dans l’écriture. Qu’est-ce à dire ? Il le fait avec les Lettres, en s’attachant à saisir l’objet dans la jouissance et à le décrire dans son détail, et d’autres passages que je n’ai pas relevés dans cette recherche.

Vous savez que dans D’un Autre à L’autre, Lacan s’attache à montrer comment la suite de Fibonacci est une suite convergente ayant pour limite précisément un nombre, qu’il note « petit a« , et qui est un Irrationnel. Qu’est-ce qu’un Irrationnel ? C’est un nombre dont les valeurs décimales se succèdent à l’infini sans aucune périodicité et prévisibilité. Donc 0,618…, à l’infini. C’est un Irrationnel.

Je dirai que dans les Lettres, et en particulier dans celles qui traitent de sexe, il y a cette tentative d’approcher le réel de l’inconscient par le continu de l’objet, comme si, déjà, avant Finnegans Wake, Joyce avait l’intuition que le réel c’était du continu. C’est une autre façon de définir le réel. On va dire que quand je dis le réel c’est du continu, vous voyez bien que je ne dis plus que le réel c’est de l’impossible. Ici, c’est une autre façon de le définir.

Et puis relèvent du continu, vous le savez, dans la définition de Cantor, à la fois les Naturels et les Irrationnels, avec cette idée que l’infini d’un Irrationnel est, par définition, pas dénombrable.

Alors, il est clair que dans la leçon VIII, Lacan situe le réel de la couleur – et c’est pour ça qu’il nous en parle de ce réel de la couleur – du côté du continu. Et, évidemment, ce continu, ça lui permet, avec le réel de la couleur, de penser le nœud borroméen.

Alors ce que découvre Joyce dans sa relation à Nora, c’est très précisément l’ancrage de l’objet dans le continu d’une jouissance que l’écriture tente de restituer, non sans suggérer qu’elle se déploie – ça a été dit par Charles Melman hier – à l’infini, encore plus, toujours plus. C’est, je dirai, l’originalité du rapport sexuel dont il fait état en en détaillant par l’écriture les nuances ; c’est cette relation de la jouissance phallique à l’infini de l’objet. C’est à dire que le réel de l’inconscient, chez Joyce, est ici palpable dans ce rapport à l’infini. Je dis cela, parce que vous le savez, c’est cette même poursuite du continu dans la langue qu’il va engager Ulysse, je dis dans Ulysse, parce que Ulysse c’est un œuvre sur le continu, puisqu’il entre dans le détail infinitésimal d’une journée, d’une seule journée, et il va rentrer dans le détail. Et quand vous regardez les séquences, les séquences phrastiques de Joyce, vous voyez que, effectivement, il illustre par des variations infinitésimales de l’écriture – ce qui est supposé le rendre difficile à lire, c’est qu’il rentre dans le détail. Et c’est ça qui fait l’originalité de son style. Il le subdivise en séquences qui sont autant de décimales à l’infini, sans jamais se refermer sur leur objet. Alors, évidemment tout cela culmine dans Finnegans Wake où le miroitement du registre des langues multiples, dans une même phrase, renvoie à l’énigme d’un sens multiple, déployé à l’infini, avec cette sollicitation permanente faite au lecteur – et ça a été montré hier – pour qu’il déchiffre ce qui se présente comme un infini virtuel dans la phrase elle-même.

Je dirai donc que dans l’entreprise littéraire de Joyce, les Lettres à Nora constituent, par le sexe, une première voie d’accès privilégiée au réel, défini comme continu.

J’ai évoqué tout à l’heure la fin de Ulysse, le « Monologue de Molly », à mon avis, ce n’est pas pour rien que c’est le Monologue de Molly qui conclut Ulysse. Parce que c’est une façon de dire : voilà ce qui m’intéresse dans ma démarche littéraire.

C’est à ce réel de l’inconscient auquel Lacan est particulièrement sensible en le localisant au niveau de la lalangue mais qui se caractérise de pouvoir être poursuivi dans et par l’écriture.

Je pense que Nora a été l’occasion pour Joyce de commencer à travailler sur cette dimension qui n’avait pas été explorée de façon si explicite par les écrivains qui l’ont précédé – c’est lui qui invente de ce point de vue – et qui le rend parfois illisible mais qui fait précisément le génie de son œuvre qui est justement d’explorer le continu.

Alors, la question évidemment – et ça a été évoqué par Charles Melman tout à l’heure – c’est comment penser, par rapport à cette affinité que Joyce a avec Nora sur la question du continu, la problématique, précisément, et qui se pose d’un point de vue logique, du discontinu ? Vous allez me dire : vous avez parlé du continu mais quid du discontinu dans cette affaire ? Et quid précisément de ce bouton qui résiste au retournement du gant ? Et on voit bien que quand on regarde le nœud borroméen qui est supposé être retourné ou être déformé pour donner une autre structure, eh bien dans ce nœud borroméen il y a quelque chose qui se maintient du discontinu entre une forme et une autre. Il y a quelque chose qui se maintient du discontinu. Eh bien il me semble ,et c’est une possibilité, enfin c’est une hypothèse que je soutiens, c’est que le nœud borroméen a ceci de particulier – et c’est pourquoi, je dirai, l’appui pris sur la corde me paraît parfaitement congruent avec la question proposée par Joyce – c’est qu’il suppose – alors on va me disputer le terme que j’utilise régulièrement mais je n’ai pas d’autre terme meilleur – suppose une dialectique du continu et du discontinu. Une dialectique du continu et du discontinu et qui est interne au continu lui-même puisque, vous le savez, le continu comprend l’ensemble des nombres naturels. Et donc il y a quelque chose qui, je dirai au sein même du continu, suppose ce rapport au discontinu, au discret, à l’infini actuel, l’implique en même temps. Et donc je dirai qu’il n’y a pas de contradiction entre le fait qu’il y ait effectivement, du fait de l’incarnation par Nora de ce réel de l’inconscient en tant que continu, il y ait la possibilité du fait de cette incarnation de soutenir quelque chose de discontinu à l’intérieur du nœud lui-même, et donc dans cette dialectique, dans cette dialectique possible entre le continu et le discontinu. Et je dirai que – et ça a été dit aussi plusieurs fois ici – le souci de Joyce n’est évidemment pas le nom-du-père, le nom-du-père, père carent, il n’y a pas d’inscription du nom-du-père, et donc pour répondre d’une façon originale à cette question de la non inscription et à cette question de la nécessité de faire noeud, eh bien il y répond par le réel de l’inconscient. C’est en quelque sorte ce qui tient lieu de nom-du-père – ce qui a été évoqué tout à l’heure par Claude comme suppléance, c’est-à-dire que il n’est pas nécessaire pour lui – et c’est pourquoi c’est une clinique certes de la psychose mais on voit bien que ça ouvre des perspectives qui vont bien au-delà, je dirai, d’une simple nosographie classique, et qui renvoie aux possibilités propres à l’inconscient de construire des suppléances qui, je dirai, se passent du nom-du-père, sans même s’en servir. Et je pense que ce n’est pas un hasard, je le dis au passage, si dans Le sinthome, Lacan évoque cette formule. Il l’évoque évidemment à propos de Joyce. Il l’évoque à propos de Joyce et à propos de ce qu’on pourrait considérer comme une réussite, une réussite par l’écriture, de quelque chose qui, je dirai, vient à la place du nom-du-père grâce au continu. J’ai dit.

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