Préparation au séminaire d’été 2022 – Étude du séminaire X de Jacques Lacan, L’Angoisse (1962-1963)
Le Mardi 05 Avril 2022
Président de séance : Bernard Vandermersch
Leçon 19, 22 mai 1963, présentée par Alexandre Beine
Texte
Lacan propose de compléter les trois objets partiels décrits par Freud (l’objet oral : le sein, l’objet anal : les fèces et l’objet phallique) et d’affiner dans cette leçon la description des deux autres objets qu’il a repérés : l’objet de l’œil, c’est-à-dire le regard, et l’objet vocal, la voix.
Lacan précise que chacun des cinq objets est générateur d’un type d’angoisse distinct, tout en notant qu’ils ont tous des répercussions les uns sur les autres et qu’ils sont tous solidaires, de par le rapport du sujet à l’Autre, qui est un rapport de « fondation du sujet dans l’Autre par la voie du signifiant ». Pour chaque objet, il propose de repérer, d’une part, quelle est la fonction du désir et, d’autre part, quel reste est produit. Ce reste est celui autour duquel « tourne tout le drame du désir » dont l’angoisse permet de dévoiler le sens.
L’objet de l’œil permet « l’occultation de l’angoisse dans le désir, lié à l’œil », où l’angoisse se trouve dissimulée. L’objet vocal révèle quant à lui « la fonction de sustentation qui lie le désir à l’angoisse dans ce qui est son nœud dernier », où l’angoisse soutiendrait le désir donc.
Lacan prend bien soin de parler d’étages ou de niveaux objectaux, l’étage de l’œil et l’étage de l’oreille. Il me semble important de noter ici qu’il ne parle pas de stade, ce qui évite la dimension diachronique du développement psychique et qui induit la possibilité d’une approche synchronique, assurant une possible simultanéité des fonctions soutenues aux différents étages objectaux. Il ne parle pas non plus de différentes formes objectales dans cette leçon, car invoquer la forme amènerait à donner une dimension imaginaire à l’objet. Or l’exemple qu’il va proposer pour introduire l’objet vocal a manifestement pour visée de faire entendre que l’objet a est d’une dimension qui échappe à l’imaginaire et au symbolique.
Cet exemple, il le tire d’un article de Theodor Reik qui propose une analyse du rituel dans la religion juive et qui aborde l’usage du Shofar, une corne de bélier ou de bouc sauvage dont l’extrémité est percée et qui sert d’instrument à vent lors de certaines cérémonies où il produit un son puissant et inarticulé, tel un mugissement. Ce son, précise Lacan, provoque chez l’auditeur des émotions, mais aussi un « affect proprement auriculaire », faisant allusion probablement à l’angoisse qu’il a définie comme affect dans les premières leçons de ce séminaire. Reprenant les associations de Reik, Lacan souligne que les utilisations du Shofar dans les textes bibliques correspondent à des moments où il s’agit de renouveler l’alliance d’Israël avec Dieu. Ainsi, le premier Shofar a été construit par Abraham à partir d’une corne du bélier qu’il sacrifia, après qu’un ange l’eut empêché de sacrifier son fils Isaac. Et la seconde corne de ce bélier devra être sonnée quand arrivera Machiah, le Messie. Et quand Moïse remonta sur le Mont Sinaï après avoir brisé les Tables de la Loi, quand il eut constaté que le peuple juif avait sacrifié à l’idole du veau d’or, il fit sonner du Shofar pour que tous soient avertis. Le son du Shofar, écrit Reik, c’est en définitive la voix de Dieu lui-même.
Lacan se réfère ensuite à un écrit de Conrad Stein qui, dans une analyse de Totem et Tabou, parle de « signifiants primordiaux » et de « l’acte » de vocalisation, c’est-à-dire l’émission sonore de la voix. Dans la parole, les signifiants ne sont pas seulement articulés, où l’articulation renvoie à leur liaison dans la chaîne signifiante, à la phonémisation qui est un système symbolique d’oppositions permettant des déplacements et des substitutions (métaphores et métonymies). Mais ils sont aussi vocalisés, supportés par une émission vocale, une dimension émissive qui plonge dans le corps et qui est à chaque fois isolée. L’exemple du Shofar permet ainsi à Lacan d’isoler la voix de Dieu dans le son inarticulé de l’instrument rituel. Cet objet permet de repérer le lieu de la voix, en la présentant sous une forme séparée de la chaîne signifiante. Et si la fonction rituelle de cet instrument à vent est bien de renouveler l’alliance avec Dieu, elle correspond alors à une fonction de soutien au souvenir.
Lacan interroge alors la fonction de répétition introduite par Freud : la fonction de répétition n’est-elle seulement qu’automatique et liée au retour dans la batterie des signifiants, au fonctionnement de la chaîne signifiante ? Ou la répétition poserait-elle la question de qui a à se souvenir, la question du lieu de l’Autre où c’est Dieu lui-même qui aurait à se souvenir ? La voix apparaît donc ici comme un type d’objet dévoilé sous une forme séparable. Comme objet séparé, la voix intervient donc dans l’émergence progressive du sujet en référence au lieu de l’Autre, au champ énigmatique de l’Autre. Ceci se rapporte à ce que Lacan disait au début de la leçon sur la fonction de sustentation qui lie le désir à l’angoisse, révélée par l’objet vocal.
La nouveauté de cet objet voix est à articuler et à différencier avec l’étage précédent. À l’étage objectal de l’œil, l’objet est en effet toujours occulté, éludé, toujours ailleurs que là où le désir le supporte tout en restant en relation avec lui. Ceci explique que le fantasme, qui est « le support le plus satisfaisant de la fonction du désir », fonctionne communément selon des modèles visuels. Je crois ici comprendre que le rapport fantasmatique du sujet à l’objet peut, dans le modèle visuel, se soutenir d’un objet spéculaire, un objet commun dont l’image voile le réel du a (le rapport simultané de conjonction et de disjonction est contenu dans le poinçon de la formule du fantasme, qui peut se lire « S barré coupure (ou désir) de petit a », où a est irréductiblement inconnaissable bien qu’il soit la cause du sujet désirant).
L’étage de l’œil est aussi celui de l’espace, précise Lacan, or l’espace est homogène et rien n’y est en apparence séparé. Mais l’espace ne peut avoir « d’usage réel » que s’il est discontinu, c’est-à-dire que si une unité spatiale ne peut pas être en deux points en même temps. L’unité spatiale doit donc être inaliénable, insécable, indivisible et elle ne peut pas être petit a.
Lacan reprend le schéma optique et y rappelle que l’image du vase réfléchie (dans l’espace réel, c’est donc une image réelle) par le miroir concave est l’image spéculaire, le moi idéal, qu’il note i(a). L’image du vase i(a) est le contenant narcissique de l’objet (représenté par les fleurs sur son schéma) et apparaît comme une « bonne forme ». Mais cette forme est illusoire, comme le montre le grain de beauté par exemple. La tache du grain de beauté, qui entache la bonne forme, est pourtant ce à quoi peut s’at-tacher le désir. C’est alors le grain de beauté « qui me regarde », dit Lacan, plus que le regard de sa partenaire qui ne fait que lui renvoyer son propre reflet. L’illusion de l’image spéculaire empêche de voir que la castration (le grain qui entache la beauté de la peau) est occultée, au niveau du désir projeté dans l’image. Ainsi, dans le modèle du schéma optique, l’objet a n’apparaît pas dans l’image du corps propre i’(a), l’image réfléchie au lieu de l’Autre par le miroir plan A (dans l’espace virtuel, c’est donc une image virtuelle). « Petit a, ce qui manque, est non spéculaire : il n’est pas saisissable dans l’image », dit textuellement Lacan. Il parle alors du « zéro du petit a » qui permet au désir à l’étage visuel de masquer l’angoisse de ce qui manque au désir. En cela, on ne peut jamais saisir un être vivant, au niveau visuel, que comme une apparence. À l’étage de l’œil, désir et angoisse ont un rapport réciproque sous une forme masquée, révélant la dimension leurrante du désir.
Incidemment, Lacan va faire quelques remarques sur sa méthode d’enseignement et sur la technique psychanalytique, qu’il lie à la vérité et au désir. Dans son introduction à cette leçon, il évoque l’importance de la méthode dont il use dans son enseignement. Il définit cette méthode par le fait qu’elle ne se distingue pas de l’objet qui y est traité. Il affirme qu’elle découle de la nécessité que « la vérité de la psychanalyse […] n’est accessible qu’à l’expérience du psychanalyste ». Il me semble que son enseignement peut être entendu comme une expérience actualisée qui vise à traquer la vérité. Il insiste aussi sur la nécessité que l’expérience psychanalytique soit orientée, sans quoi elle se fourvoierait comme certaines évolutions du champ psychanalytique en ont donné l’exemple.
Lacan revient ensuite sur la notion de vérité, en s’étonnant de la rigueur de l’analyse de Reik, qui lui a permis de repérer que Dieu, Yahvé, est identifié au veau d’or et que Moïse l’a tué, détruisant l’idole pour le faire manger en poudre aux Hébreux et réaliser ainsi un repas totémique. L’analyse de Reik correspond à une exploration analytique en ce qu’elle consiste à « chercher la vérité dans les détails », mais Lacan précise que cette recherche doit être guidée par le choix du détail à retenir : ce détail c’est précisément celui qui paraît échapper à son auteur, qui lui reste opaque. Lacan insiste de manière répétée sur la nécessité de soumettre la technique psychanalytique à l’examen de ce qu’elle « suppose et effectue en vérité » : il précise alors que la technique psychanalytique est un « maniement », une « interférence », voire une « rectification du désir », qui laisse cependant ouverte la notion du désir et qui nécessite sa perpétuelle remise en question.
Lacan conclut cette leçon en évoquant brièvement la question de l’origine du désir. Le désir originel n’est pas le désir de la mère, le désir originel se constitue fondamentalement dans l’interdit du meurtre du père (au terme du complexe de castration, d’Œdipe ?), dont le souvenir est rappelé par le « beuglement de taureau assommé » qu’évoque le son du Shofar où résonne le souvenir du meurtre mythique du père. L’objet voix apporte ainsi de nouvelles dimensions dans le rapport du désir à l’angoisse, au fondement même de ses origines.
Avec l’accord de l’auteur