Retour sur les journées «Quelles difficultés les «troubles du neurodéveloppement» posent-ils aux cliniciens?»
18 décembre 2023

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SCIARA Louis
Journées d'études

 

Retour sur les journées « Quelles difficultés les « troubles du neurodéveloppement » posent-ils aux cliniciens ? »*

 

Elaborées grâce à un minutieux travail de coordination entre les responsables de l’EPEP (M. Bergès-Bounes et J. M. Forget) et de l’AMCPsy (P. Belot Fourcade), le bureau de l’ALI, les collègues d’Analyse Freudienne (A. Konrad et R. Levy) et les organisateurs (S. Calmettes, A. Konrad, C. Rey, L. Sciara), ces journées n’ont été possibles que grâce aux apports précieux et engagés des divers intervenants. Nous les en remercions vivement.

Nous avions comme dessein initial d’informer et d’alerter les psychanalystes et plus largement les cliniciens, sur les incidences éthiques, cliniques et thérapeutiques de l’influence majeure et exponentielle de la catégorie diagnostique des « TND ». Cette désignation connaît une sensible expansion médiatique. Elle diffuse dans les discours sociaux et les familles y attachent de plus en plus d’importance. Elle est devenue incontestablement le fer de lance des choix politiques partisans de nos gouvernants en matière d’orientation des soins psychiques pour les enfants, les adolescents … et les adultes. En France, les pouvoirs publics octroient à ce fourre-tout diagnostique toute sa légitimité, en supposant sa validité scientifique du fait de sa reconnaissance mondialisée dans les classifications internationales des maladies mentales, le DSM 5 et surtout la CIM 11 adoptée par l’Organisation Mondiale de la Santé depuis le 1//1/ 2022.

En tant que cliniciens formés à la clinique psychanalytique de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte, à la pédopsychiatrie, à la psychiatrie, à la psychanalyse, nous avions à l’esprit les difficultés et les embarras devenus ordinaires rencontrés dans les institutions de soins, et désormais aussi en pratique libérale, avec des sujets porteurs d’un diagnostic de « TND » préalablement établi ou supposé comme tel par un tiers médical, éducatif, pédagogique ou même par des parents convaincus de sa pertinence. Dans ces conditions, nous avions à cœur de mettre au travail la position clinique à adopter, au cas par cas, pour chaque praticien, en matière de soins psychiques dans les champs de l’infanto-juvénile et de l’adolescence, notamment à l’échelle des institutions de soin concernées (dans le secteur public et dans celui du médico-social) Comment en effet se débrouiller dans des situations complexes où interviennent plusieurs professionnels ? Comment veiller à respecter la disparité des places, des fonctions et des discours de chacun pour que chaque enfant soit traité de manière cohérente avec l’accord et l’implication de ses parents ? Quel savoir-faire pour que l’analyste, et plus largement le soignant orienté par une clinique de la relation, garde le cap d’une clinique du transfert à l’heure de cette épidémie de « TND » accréditée par les réseaux sociaux et par une bonne partie des professionnels du soin, de l’éducation, du social, voire de la justice ? Comment veiller à ne pas figer de jeunes patients et leurs parents dans des destins surdéterminés par la seule notion de handicap à partir d’un ou des diagnostic(s) regroupé(s) dans lesdits « TND » ? Comment continuer à transmettre une approche de la clinique qui soit complexe, évolutive, prenant en compte la triple dimension biopsychosociale propre à l’individu humain et l’inconscient ? Comment et pourquoi soutenir une clinique du sujet qui inclut la dimension de l’inconscient ?

Notre initiative d’évoquer lesdits « troubles du neurodéveloppement » avait pourtant suscité des réticences et des mises en garde pour éviter de donner trop de crédit à un thème (pédo)sychiatrique à la valeur psychopathologique plus que douteuse, faisant encourir le risque de sur-stigmatiser une catégorie diagnostique qui ne concerne pas la clinique psychanalytique et la psychodynamique. Certains s’inquiétaient aussi de journées trop politiques du fait d’un abord de la question par le biais des orientations délétères des pouvoirs publics en matière de soins psychiques dans les institutions de soins. En tant qu’organisateurs nous avons persisté, considérant que les « TND » ont une fonction de cheval de Troie susceptible d’induire une destruction de la pédopsychiatrie et de rendre obsolète toute clinique du transfert.

Le pari a donc été tenu d’organiser ce travail collectif en veillant à un large débat, ouvert aux collègues de diverses écoles/associations/groupes psychanalytiques, avec l’espoir que chacun apporte son témoignage et sa contribution à propos de cette orientation actuelle, neurologisante, de la clinique. Nous avons eu le sentiment que ces journées ont pu faire entendre que la catégorie des « TND » est loin d’être anodine, puisque privilégiant la seule causalité organique (biologique, génétique) comme étant à l’origine de chaque « trouble » inclus dans les « TND ». Certains collègues (Anne Delègue, Sébastien Ponnou etc.) ont permis d’expliciter en quoi la clinique des « TND » et l’historique de sa construction ne prennent pas appui sur la finesse d’une psychopathologie complexe, éradiquant les fondamentaux propres à la pédopsychiatrie, et encore plus ceux inhérents à la psychanalyse (parole, langage, symptôme, transfert et donc l’inconscient).

Le paradigme des « TND » nous a inexorablement conduits à interroger l’impact considérable de la place des neurosciences dans l’évolution de la lecture de la clinique contemporaine. C’est pourquoi, nous avons choisi d’introduire ces journées par une disputatio avec Jean-Pierre Lebrun et le professeur Marc Crommelinck à l’appui de leur ouvrage paru en 2017 chez érès, Un cerveau pensant : entre plasticité et stabilité – Psychanalyse et Neurosciences.

Malgré des problèmes techniques qui ont fortement perturbé l’écoute des participants par zoom, nous avons pu entendre à quel point la logique du signifiant est différente de la logique de l’homme purement neuronal, de même qu’il existe une disparité fondamentale entre la position du clinicien dans le transfert et la disposition du chercheur en neurosciences.

Il ressort des propos percutants de notre collègue neuroscientifique le professeur Marc Crommelinck la distinction de deux orientations principales dans le champ des neurosciences. La première concerne les chercheurs à la position radicale, réductionniste, ultra-déterministe : ils font l’hypothèse et se soutiennent de la conviction d’une causalité purement neuro cérébrale à toute pathologie neurologique et psychiatrique. Quand bien même elle n’est pas prouvée, elle serait susceptible de l’être un jour. La seconde est celle de ceux qui prennent en compte, comme notre invité, la pluralité des facteurs de l’environnement et leur retentissement sur le développement cérébral du fait de la plasticité du cerveau de l’homo sapiens. Marc Crommelinck cite nommément parmi ces facteurs : le langage, les cognitions, la mémoire, l’attention, les émotions, les comportements et l’influence culturelle. Nous avons constaté un certain recoupement entre les propos de Marc Crommelinck et ceux du professeur Golse, le lendemain, à partir de sa clinique des nourrissons. Ce dernier nous a rappelé qu’en matière de problème psychique ou psychiatrique il ne saurait être question d’une seule causalité biologique ou psychique ou social. Se fondant sur les travaux de l’épigénèse, sur la plasticité cérébrale et les effets du Réel de l’environnement, il a souligné qu’il n’est possible de raisonner qu’à partir d’une approche plurielle des facteurs de causalités, éliminant ainsi tout destin prédestiné pour un enfant diagnostiqué s’il est pris en charge très précocement, comme nous l’ont également indiqué nos collègues de l’ALI spécialistes éclairés de la clinique des nourrissons.

Pour notre part, nous ferons remarquer que la logique d’un monisme matérialiste épistémique d’un chercheur non réductionniste de haut niveau comme le professeur Marc Crommelinck repose sur une conception de la parole et du langage considérées comme relevant d’une des fonctions propres au cerveau humain, une parmi bien d’autres. Ce point a toute son importance car, pour des cliniciens de l’inconscient et du transfert, parole et langage spécifient notre condition humaine. Pour ces derniers, la matérialité du cerveau, l’importance des neurones et des connexions neuronales, le fait que les fonctions et fonctionnalités nécessitent une maturation, un développement sont des données incontestables, indispensables même, dès les prémices de la vie du sujet humain. Pour autant, aucun sujet humain, y compris l’observateur expérimentateur, n’échappe à sa subjectivité et donc aux mots pour dire la matérialité de la substance cérébrale. En ce sens, la référence à la « motérialité » paraît essentielle comme l’a rappelé fort opportunément Jean-Pierre Lebrun reprenant le mot de Lacan. Nous sommes faits de l’Autre, parole et langage déterminent et caractérisent la condition humaine dans le monde animal. Sans parole, sans ancrage dans la relation à l’Autre, nous ne pourrions symboliser notre rapport aux autres et au monde, à commencer par la nomination/ métaphorisation de notre rapport au corps qui nous fait « prendre conscience » que notre corps est déterminé par notre psychisme. Les fonctions de cet organe essentiel qu’est le cerveau, ses dysfonctionnements, ses lésions ne sont symbolisables que parce que nous avons la parole et le langage pour les nommer et les symboliser. Autrement dit, nous pourrions considérer que ce qui relie – selon Marc Crommelinck – la causalité ascendante (à partir de la substance cérébrale dans son organisation complexe il y a accès possible aux diverses facettes de l’environnement dont le langage) à la causalité descendante (depuis les différents registres de l’environnement jusqu’à leurs effets sur l’évolution de la plasticité cérébrale sur l’ensemble des fonctions cérébrales) relève du langage et du dire, ces derniers permettant justement d’appréhender ces deux causalités, de penser le cerveau et le psychisme, et d’élaborer toutes les recherches sur son fonctionnement. Parole et langage ne sont pas seulement des propriétés cognitives déterminées par l’intrication de connexions synaptiques liées à des aires cérébrales de prédilection, ils constituent une spécificité de l’espèce humaine qui permettent de les identifier. A une époque d’avancées des recherches neuroscientifiques, il est capital de le rappeler pour entendre la particularité de la clinique analytique : le clinicien n’est pas qu’un observateur, un chercheur neutre, il est partie intégrante du « tableau clinique ». Il est donc important de mieux appréhender les déterminations et les incidences de la nomination de cette catégorie diagnostique « TND » établie hors transfert.

A partir de ces différences d’approche théorique et d’objets de recherche entre cliniciens du transfert et neuroscientifiques, nous avons pu entendre dès le lendemain l’étendue des questions et des difficultés que les « TND » posent aux cliniciens. L’introduction de Christian Rey a donné le ton des journées, désamorçant les inquiétudes, les craintes de dérapage conflictuel entre tenants des neurosciences et convaincus du transfert. Co-organisateur des journées, il a contribué à ce qu’elles ne tombent pas dans le piège de l’identité « TND » dans un contexte sociétal où les identités se démultiplient avec les revendications qui les accompagnent. Il a rappelé en quoi les discours sociaux et politiques d’une époque influencent depuis toujours la phénoménologie, le repérage et la lecture de la clinique. Il a souligné en quoi la psychanalyse s’attache non pas à la question de l’identité mais à celle des identifications. Depuis la clinique des aliénistes, en passant par les évolutions de la clinique (pédo)psychiatrique et psychiatrique, jusqu’à l’avènement de la clinique psychanalytique, nous n’avons cessé de constater que la clinique évolue au fil du symptôme social.

Notre collègue Anne Delègue nous a éclairés sur la genèse et l’historique de la notion de « TND » dénuée de toute psychopathologie, et encore plus délestée de toute référence à l’inconscient et au transfert. Outre les conflits d’intérêt à l’origine de sa promotion, elle a mis l’accent sur le manque de rigueur psychopathologique et scientifique qui la constitue, sur les recoupements abusifs de « troubles » hétérogènes que cette catégorie a suscités (TDAH. TSLA, TSA, TDI etc.) et sur les conséquences délétères qui ressortent de son expérience en institution (CMP), à l’échelle des politiques de soins.

Sébastien Ponnou en a donné une illustration à travers son étude épidémiologique et clinique rigoureuse sur les jeunes patients porteurs d’un diagnostic de « TDAH », un diagnostic de plus en plus porté actuellement. Il a souligné l’absence de rigueur scientifique sur lequel il repose et l’absence de preuves scientifiques quant à sa causalité organique supposée, à l’appui de nombreuses études scientifiques internationales. Il a raconté s’être heurté aux tenants de cette organicité qui n’ont facilité ni sa recherche, ni ses résultats, jusqu’à s’opposer à sa publication. Pour autant, la qualité et le sérieux de son étude ont été reconnus. Il a aussi mis en avant l’importance et l’efficacité des thérapies psychanalytiques (au même titre que les TCC et autres thérapies), l’intérêt majeur d’une clinique du cas par cas et le caractère déterminant du désir du clinicien pour permettre à des jeunes patients de mettre en jeu leur propre désir et de s’extirper autant que faire se peut de leur symptomatologie. Nous avons entendu que le diagnostic de « TDAH » a gagné à grande vitesse la clinique de l’adulte, au point de devenir rétroactif.

Lors de ces journées, une place importante a été faite à la clinique des nourrissons et notamment à ceux à risque d’autisme, à ceux présentant très précocement des problèmes sensoriels (visuels ou auditifs) ou encore des altérations du développement moteur. Nous pouvons remercier le professeur Golse et tous nos collègues de l’ALI, Marie-Christine Laznik, Christine Gintz, Annik Beaulieu, Claire Favrot, Erika Parlato de Oliveira (ainsi que les commentaires de Hervé Bentata) qui ont bien voulu en rendre compte. Leurs préoccupations de cliniciens immergés dans le transfert avec chacun de ces tout jeunes enfants et leurs parents ont été entendues. Elles ont fait émerger la place et le caractère primordial qu’ils attachent à ce qui relève de l’organisme de ces bébés, notamment dans ce qu’il détermine à l’échelle des subjectivités singulières, en un temps logique où ces infans n’ont eu accès ni à leur propre parole, ni à la représentation d’un corps métaphorisé. On ne peut s’étonner que cette clinique du nourrisson, si spécifique et si capitale pour la vie future de ces bébés, engendre chez les cliniciens qui en ont la charge un souci de l’observation du nourrisson, de sa corporéité, des pas à pas de la relation primaire, mais également des difficultés que rencontrent leurs parents. Ils ont fait valoir le désarroi de ces derniers, en particulier celui des mères, quand le nourrisson échappe fondamentalement aux sollicitations du regard, de la voix, de la parole. On comprend d’autant plus la détermination de nos collègues analystes à repérer, à prévenir et à traiter le plus précocement possible ces tout-petits, dans une transdisciplinarité qui s’avère indispensable. Ils ont mis en avant les enjeux majeurs de ces repérages qui les confrontent à des questions de vie ou de mort dans des situations critiques, veillant à induire des modifications thérapeutiques très précoces et significatives pour la vie future de ces très jeunes enfants. La clinique des nourrissons à risque d’autisme prête tout particulièrement à se confronter à un travail transdisciplinaire qui prend en considération les travaux neuroscientifiques, ceux de la néonatologie, ceux de la pédiatrie, de la biologie, de la génétique. Elle veille à prendre en compte le réel de l’organisme sur lequel butent le bébé et ses parents pour qu’un transfert puisse s’établir. Elle considère que ce réel correspond au corps organique du bébé, le présupposant comme équivalent au Réel lacanien.

Les interventions précieuses de nos collègues nous ont surtout fait entendre qu’ils opèrent d’une place de clinicien du transfert. Pourtant, nous avons aussi entendu qu’ils ne récusaient pas la dénomination diagnostique « TND ». Affirmer que les autismes sont des « TND » est une lecture clinique partisane, argumentée (en particulier par Christine Gintz) et qu’ils estiment cohérente (à l’exception de Hervé Bentata). En revanche, le plus questionnant dans leur lecture concerne l’extension de cette dénomination aux autres « troubles TND » que les autismes (« TSA »). Par exemple, avancer qu’il serait intéressant de déceler dans les altérations motrices précocissimes des nourrissons les enfants à venir qui présenteront un « TDAH », paraît beaucoup plus préoccupant, car ce serait reconnaître l’existence du « TDAH ». L’emploi des sigles des composantes diagnostiques rattachées aux « TND » relève certes d’une appellation inévitable à l’heure actuelle. Mais de là à l’étendre à toutes les symptomatologies qu’ils regroupent, cela revient à affirmer l’existence et la pertinence de cette catégorie diagnostique et ainsi inévitablement contribuer à un démantèlement de la psychopathologie et à une conception affirmée d’une clinique qui se situe hors transfert. Pourquoi ne pas proposer un autre vocable comme « altérations du développement » pour résister et contrer cette hypothèse d’une seule causalité organique, présente dans toute symptomatologie ou pathologie psychique ou psychiatrique, comme si elle était déjà prouvée ou susceptible de l’être un jour. Ceci a suscité le débat, faisant réagir des participants gênés et inquiets que des psychanalystes de nourrissons ne versent dans une « neuropsychanalyse » !

Il est vrai que céder sur les mots c’est céder sur les choses. La spécificité de la clinique du transfert avec les nourrissons et leurs parents induirait-elle chez nos collègues cliniciens psychanalystes la tendance à faire abstraction de ce que draine comme effets délétères dans l’exercice de la clinique « psy » le paradigme de la référence aux « TND » ? En toile de fond, ne s’agit-il pas d’un enjeu éthique qui a trait à la conception que nous avons du statut de la parole humaine à l’heure du numérique et de l’intelligence artificielle ? Logique matérialiste du cerveau comme substance même de l’essence humaine et logique du signifiant induisent-elles chez les cliniciens des bébés une nécessité à faire un pont entre neurosciences et psychanalyse du fait de cette confrontation plus directe à la réalité des organismes des petits humains ? L’important n’est-il pas surtout de garder le cap d’une clinique du transfert qui conduise chaque professionnel à répondre de sa place et de sa fonction dans un travail transdisciplinaire ?

Lors de la seconde journée, les intervenants ont abordé les orientations actuelles des politiques de soins.

De tous, nous avons pu entendre des interrogations, des inquiétudes sur les menaces qui pèsent sur le devenir d’un travail clinique complexe, une visée de transmission et de formation des jeunes générations de collègues pour que le métier de clinicien (au sens large) perdure dans toute sa richesse et sa disparité. Ces journées répondaient aussi au vœu de veiller, de résister à cette vague dévastatrice d’une paupérisation de la clinique, de la pédopsychiatrie et de la psychanalyse.

Anna Konrad a fait part de son expérience de médecin directeur de CMPP confronté à la déferlante des diagnostics « TND ». Elle a témoigné du vacillement des repères issus de la psychanalyse et du trouble consécutif de ceux qui s’en réclament, se traduisant dans les interactions au travail. Observant les incidences des politiques de soins privilégiant lesdits TND, elle s’est efforcée, comme sujet participant à l’histoire collective, psychiatre et psychanalyste, d’en éclairer les heurts. S’interrogeant sur cette orientation politique propulsée en France dans un environnement culturel favorable, elle a rappelé pourtant les impasses de la psychiatrie biomédicale et les critiques dont elle fait l’objet par l’Organisation Mondiale de la Santé. Résister à l’éviction de la psychiatrie psychodynamique et de la psychanalyse dans le programme des TND a été le fil directeur de son propos, sans perdre de vue son intérêt à s’informer des recherches neuroscientifiques en cours. Prendre en compte ces dernières ne signifie pas faire allégeance à des pratiques de soin normatives, ni perdre le lien vivant à la spécificité de la psychanalyse. Elle a posé la question suivante : serait-ce une manière de résister à l’isolement et à la relégation de la discipline freudienne ? En évoquant des situations cliniques, au cœur des nécessités de la pratique quotidienne, en mettant en avant ses questionnements, elle a témoigné de sa détermination à lutter contre une volonté politique farouchement ignorante d’une psychiatrie ayant intégré la reconnaissance de la parole et des effets de l’inconscient comme moteurs de changement dans la vie psychique.

Evi Stivaktaki a fait le constat que beaucoup de cliniciens sont affectés de façon permanente par les « TND » depuis leur apparition officielle en 2013. Mettant en exergue l’inconsistance de ces diagnostics d’un point de vue épistémique, elle a soutenu l’hypothèse qu’ils fonctionnent à la lettre, si ce n’est comme « purs signifiants ». A l’instar de la lettre volée dans le séminaire éponyme de Lacan, ils produisent des effets d’effraction sur les praticiens sans qu’il y ait le besoin qu’un contenu consistant leur soit indexé, générant dans le champ du soin un malaise à l’échelle des praticiens. Elle a montré en quoi les autorités publiques ont promu la supposée légitimité scientifique des « TND » à travers les recommandations successives de la Haute Autorité de Santé et diverses circulaires ministérielles. C’est ainsi que nos tutelles politiques ont d’abord pris appui sur un « droit souple », fondé sur le principe qu’il est plus efficace de convaincre que de contraindre, avant de prendre plus franchement appui, à partir de 2019, sur un « droit dur » en donnant priorité dans le champ des handicaps à des outils thérapeutiques imposés aux cliniciens dans le cadre de la création et de la mise en place des Plateformes de Coordination et d’Orientation. Soit une approbation et une priorité pour les approches et méthodes cognitives, les rééducations comportementalistes et la médiation neuropsychologique … au détriment de la psychopathologie et de la psychanalyse. L’arrêté du 10 mars 2021, texte de « droit dur » relatif à « l’expertise spécifique des psychologues » n’a fait qu’imposer cette tendance. C’est pourquoi, Evi Stivaktaki a conclu son propos par une vignette clinique critique à l’endroit du « TDAH » pour mettre en relief le caractère subversif et créatif de la clinique du symptôme et du transfert dans le travail avec un enfant.

Dans le fil de l’exigence de rigueur clinique et scientifique déployée la veille par Sébastien Ponnou à propos du « TDAH », l’exposé de Brigitte Chamak a incontestablement marqué les esprits. En sa qualité de neurobiologiste et d’épistémologue, d’ancienne chercheuse à l’INSERM et au Collège de France, elle a clairement contribué à faire entendre son expérience et ses conclusions précises, affirmant et confirmant, publications internationales scientifiques à l’appui, le caractère non spécifique et les limites floues qui concernent les « TND ». Les « troubles » hétérogènes regroupés dans cette catégorie n’ont en effet ni signe clinique ni marqueur biologique en commun. Qui plus est aucun de ces troubles ne repose sur un marqueur biologique avéré. Ayant particulièrement travaillé sur les autismes, elle a précisé en quoi, en élargissant les critères de ce diagnostic, l’évolution des classifications internationales a augmenté de manière exponentielle sa prévalence, tout en éliminant la référence aux psychoses infantiles. Elle a également indiqué en quoi la Fondation FondaMental joue actuellement un rôle majeur dans l’adoption de la terminologie « TND » par les pouvoirs publics en mettant en avant un apport très surévalué de la génétique et des neurosciences. Cette fondation est devenue déterminante pour les orientions politiques en matière de soins, de prévention, de réparation des handicaps. Elle exerce aussi son influence sur les recommandations de bonnes pratiques de la Haute Autorité de Santé, par le biais d’une généralisation de présomptions scientifiques qui favorise des méthodes éducatives et comportementales (bien que ces dernières soient de plus en plus déconsidérées Outre-Atlantique) et un recours accru aux psychotropes chez les jeunes patients étiquetés « TND ». Elle relève l’absence de prise en compte des aspects psycho-affectifs, psychiques et psychodynamiques. Brigitte Chamak a également rappelé l’accroissement des marchés économiques en la matière : outre les médications, l’expansion des outils d’aide à la communication et aux cognitions. Elle a déploré la pénurie des lieux d’hébergement et d’accompagnement, le manque de moyens des lieux de soins existants, le formatage des professionnels…. Et le caractère très réduit de l’inclusion scolaire.

A sa suite, Patrick Belamich a mis en avant la volonté des pouvoirs publics en matière d’inclusion scolaire. Ces derniers s’inscrivent dans la dynamique préconisée par les instances politiques européennes. Ils s’inspirent également des directives de l’ONU visant à favoriser une désinstitutionalisation, celle-ci étant censée améliorer le sort des enfants, des adolescents et des adultes pâtissant d’un handicap. Or, la réalité du terrain est très éloignée de ces « louables intentions ». De son expérience de travail en CMPP (champ médico-social), c’est-à-dire dans une institution où les liens avec le milieu scolaire est acté depuis sa création, où consultent depuis toujours des enfants et des adolescents en proie à des difficultés d’apprentissage et où la psychopédagogie est prise en considération, il a rappelé combien actuellement les moyens sont insuffisants en temps et en nombre de personnels qualifiés pour traiter nombre d’enfants en difficulté dans les apprentissages. Il a précisé qu’il en est de même dans le champ sanitaire dans les centres médico-psychologiques. Au nombre croissant d’enfants présentant ou considérés comme ayant un trouble « dys », il n’est plus possible de répondre dans des délais décents. De même, le milieu scolaire n’a, ni en quantité, ni en qualité, les personnels qualifiés pour accompagner, traiter avec une pédagogie adaptée et une approche psychologique indispensable les élèves en grande difficulté, ceux qui présentent un « handicap » lourd lié à un déficit organique avéré et/ou à une pathologie psychiatrique. Parmi ces derniers, les meilleures coordinations de travail entre école et centre de soins ne suffisent pas : ils relèvent d’une structure spécialisée. Or, les pouvoirs publics n’en créent plus et les listes d’attente d’un IME, d’un IMPRO ne font que décourager les jeunes concernés, leurs parents, les professionnels du soin et de l’école qui s’en occupent. Actuellement, les pouvoirs publics envisagent des compensations qui prônent l’inclusion scolaire, en particulier la création d’unités mobiles émanant des centres de soins qui se déplaceraient dans les lieux scolaires et officieraient sur place. Outre la confusion des fonctions, des lieux professionnels et des finalités des institutions, il ne s’agirait pas de pallier les carences de l’Education Nationale par celles des institutions de soins !

Enfin, la dernière demi-journée a recentré le travail de ces journées sur la position du clinicien confronté à cette augmentation significative de demandes de soins pour des enfants, des adolescents et des adultes, tous appréhendés sous l’angle du handicap. Il n’est plus question de symptôme, de névrose ou de psychose, mais seulement de trouble comportemental ou cognitif. Pour ainsi dire, les « TND » évincent la pertinence de la psychopathologie et le riche héritage de la pédopsychiatrie, éradiquant l’indispensable transmission de la psychanalyse. Ils font abstraction de la dimension fondamentale de la parole et des lois du langage et traduisent un déni généralisé de la dimension du transfert pourtant inhérente à tout relation, à tout soin, à toute méthode thérapeutique.

Les intervenants, tous cliniciens, ont pris appui sur des situations transférentielles rencontrées en libéral ou en institution pour mettre en valeur le caractère indispensable des références suscitées, celles qui justement sont comme devenues obsolètes pour les tenants d’une clinique des « TND ». Jean-Marie Forget a tenu, dans un travail rigoureux de lecture de travaux de neuroscientifiques, à faire entendre à quel point la logique et l’objet de recherche de ces derniers sont hétérogènes à ceux des cliniciens. Cette disparité devrait permettre d’entendre le respect et l’intérêt que l’on doit porter à ces deux champs de travail et de recherche, en rappelant que le chercheur en neurosciences fait un autre métier, obéit à d’autres convictions que le clinicien en position de soignant ou en position d’analyste. Le conscient et l’inconscient pour le neuroscientifique ou pour le clinicien ne relèvent ni des mêmes définitions, ni des mêmes approches théoriques. De nos jours, les convaincus de l’importance d’une clinique du tout neurocérébral semblent prédominer au point de ne plus rien vouloir entendre des cliniciens soucieux du transfert et de la prise en compte de l’inconscient freudien.

Ces derniers, à l’instar des propos de Pascale Fauveau, de Sandrine Calmettes ou des miens, ont fait part des préoccupations et des embarras que leur pose le diagnostic de « TND » dans leur pratique clinique.

A ma manière, j’en ai rendu compte à l’appui d’une situation clinique significative avec un préadolescent porteur de plusieurs diagnostics de « TND » (« TDAH », « TSLA »), surmédicamenté, bénéficiant de multiples prises en charge. J’ai souligné dans un travail d’après-coup comment j’ai opéré avec ce patient et ses parents d’une place de psychiatre à qui il avait été adressé par son analyste. J’ai veillé à introduire une autre lecture clinique et thérapeutique, en veillant au respect des suivis déjà établis et à la pérennité de son suivi analytique initié depuis peu. Ma visée a été de rendre compte de la manière dont les choses se sont passées pour expliciter comment j’ai « fait avec » la symptomatologie et les diagnostics préalablement posés sur ce patient en m’attachant à lui faire entendre différemment la portée de sa parole. Cela a permis qu’il accède à une position subjective où il a pu devenir sujet de sa parole. Un travail a pu se mettre en place avec ses parents, très anxieux et inquiets de son évolution et demandeurs d’un garant médical qui les entende et prenne en compte les effets délétères d’une trop forte prescription. En maniant diversement le transfert et les soins, il est possible qu’une coupure puisse advenir pour que l’enfant/l’adolescent concerné par un diagnostic stéréotypé de « TND » puisse y aller de sa subjectivité et de son désir durant son cheminement thérapeutique.

À partir d’une pratique clinique très impactée par la parution fin 2019 du « Cahier des Charges pour l’évolution de l’offre des CMPP en Nouvelle Aquitaine », Pascale Fauveau a mené une réflexion centrée sur les modalités, la place et la fonction du diagnostic pédopsychiatrique dans la relation de soins.
Pour sortir des imprécisions langagières et des clivages opposant neurosciences et psychanalyse, elle a avancé des repères visant à renouer avec un débat scientifique solide : distinction des champs et des objets de connaissance, prise en compte des interférences relationnelles, nature des démarches diagnostiques, différenciation entre causalité et corrélation, notion de neurotype.
Ses exemples cliniques ont permis d’illustrer la nécessaire complémentarité des points de vue et l’implication transférentielle de l’acte diagnostique.
Il apparaît ainsi indispensable à Pascale Fauveau, dans le contexte socio-politique de la santé mentale en 2023, d’orienter le débat vers la dimension qualitative de la construction des savoirs en psychiatrie et la complexité de l’interdisciplinarité.

Sandrine Calmettes a fait part de son embarras avec ce diagnostic, difficile à contester, comme difficile à accepter. L’usage de ce diagnostic de « TND » fait office de révélateur dans les échanges à propos de patients, quand il est repris par des parents ou par de jeunes praticiens. Comment échanger avec ces derniers dès lors qu’ils n’ont ni les mêmes références cliniques ni les mêmes appuis théoriques ? Quel langage adopter ? Elle a repris « Les mirages de la certitude », le livre de Siri Hustvedt, pour sa critique des avancées dans le champ des neurosciences autour de la problématique corps/esprit. La logique argumentative et les références bibliographiques solides de cette universitaire américaine ont pour visée « de mettre en évidence les myriades d’incertitudes qui subsistent et de montrer que chaque discipline, qu’elle appartienne à la famille des sciences dites « dures » ou à celles que l’on qualifie de « molles », est en partie tributaire d’éléments qui transcendent les frontières de la rationalité – à savoir le désir, la croyance et l’imagination ».

Nous retiendrons de ces journées les témoignages nombreux de nos collègues, y compris de jeunes collègues, de leur gratitude d’avoir pu participer à un travail collectif riche et ouvert, réunissant des psychanalystes de diverses écoles et associations analytiques, autour de divers enjeux – cliniques, transférentiels, éthiques, institutionnels et politiques – liés à cette expansion problématique et paradigmatique du diagnostic de « TND » dans le champ des soins psychiques.

Une écoute attentive de l’ensemble des journées a permis d’entendre que le Réel de la clinique continue à nous échapper et à nous mettre au travail, que nous cherchions à l’appréhender par le biais de la clinique analytique ou par les investigations neuroscientifiques. Quoi de plus stimulant pour animer le désir des cliniciens ?

                                                                  

                                                                                                          Louis Sciara

 

* La publication d’un livre aux éditions érès, dans la collection Psychanalyse et clinique dirigée par M. Bergès-Bounes et J.M. Forget, est programmée pour août 2024. Nous y inclurons les actes, les commentaires de ces journées, ainsi que quelques textes supplémentaires.