Thierry Roth : Nous allons commencer cette dernière séance de l’ALI consacrée à « Castration ou barbarie ? », thème combien d’actualité. Pour conclure ce cycle, nous avons le plaisir aujourd’hui d’écouter Claude Landman, et Jean-Pierre Lebrun qui est par zoom à Bruxelles. Je vais d’abord passer la parole à Claude, on discutera son intervention, puis Jean-Pierre, et puis on discutera de façon plus générale.
Claude Landman : On va essayer d’avoir un échange aussi avec Jean-Pierre.
Th. R. : Oui bien sûr, un échange entre Claude et Jean-Pierre.
Claude Landman : Le titre que j’ai proposé : Retour à Freud ? Pourquoi un point d’interrogation après Retour à Freud ? Parce que cela correspond à la première période de l’enseignement de Lacan, jusqu’en 63-64, et parce que je vais peut-être essayer de vous parler ce soir à propos de la castration, – je parlerai également de la barbarie – mais à propos de la castration, vous parler de ce que Lacan a appelé « la reprise du projet freudien à l’envers ». Reprise du projet freudien à l’envers qui est déjà dans les Ecrits en 66, et qui évidemment va être ce qu’il met en place dans le séminaire « l’Envers de la psychanalyse », séminaire au programme du séminaire d’été fin aout à Nice.
Qu’est-ce qu’il y a de nouveau concernant la castration dans ce séminaire L’envers de la psychanalyse ? Eh bien, pas mal de choses. Notamment la reprise par Lacan – il faut le dire comme ça – de ce que Freud a appelé le complexe d’Œdipe ; cette reprise à l’envers du complexe d’Œdipe, il nous la propose à partir de la tragédie de Sophocle, Œdipe-Roi, et il nous apporte des éléments que je considère comme étant déterminants. J’en ai un petit peu parlé dimanche, pour ceux qui étaient là, un peu par provocation et pour embêter mon ami Jean-Pierre, je faisais état du fait qu’on était peut-être moins dans une civilisation post-Oedipienne que dans une civilisation Oedipienne. Quand j’ai dit ça, ce n’est pas tellement en référence au complexe d’Oedipe freudien car si on s’en tient à cela, on est plutôt dans une civilisation post-Oedipienne, une civilisation qui met entre parenthèse, qui récuse, qui ne prend pas en compte la métaphore paternelle. C’est vrai. Mais la manière dont Lacan reprend la tragédie d’Œdipe nous fait faire, me semble-t-il, un pas dans la question de la castration.
Qu’est-ce qu’il nous dit ? Il nous dit : au fond, Œdipe, ce n’est pas les écailles qui lui tombent des yeux, c’est les yeux qui lui tombent comme des écailles. Et il met cet aveuglement – ce passage à l’acte d’Œdipe qui s’arrache les yeux – il le met en rapport avec ceci qu’Œdipe ne suit pas le processus de la succession ; Œdipe est nommé, il est « nommé à », à la fonction royale sur un mode qui n’est pas celui de la succession. Il est nommé à la fonction royale, comme vous le savez pour une raison explicite, le fait qu’il a résolu l’énigme de la sphinge, mais également, Lacan le souligne dans ce séminaire, pour une autre raison qui tient au désir de Jocaste.
Alors, c’est une pièce de théâtre, Œdipe, ce sont des personnages de théâtre, mais quand on sait l’importance qu’avait la tragédie dans l’antiquité grecque, on peut quand même s’y intéresser de près, d’autant que, dans l’antiquité grecque, il était question ni du Nom du père, ni du père mort de la religion monothéiste. Donc nous sommes, avec la reprise de la tragédie d’Œdipe par Lacan, nous sommes confrontés à la question de la castration dans une culture où n’existaient ni le Nom du père, ni le père de la religion monothéiste, ni le Un dans l’Autre, le père mort qui donne à la religion monothéiste sa spécificité. Une problématique, celle de la castration, inédite dans notre culture aujourd’hui, et à ce titre je trouve très intéressant que Lacan ait repris la tragédie d’Oedipe, et on voit bien que c’est l’envers de ce que Freud en tire lui-même. Ce que Freud tire de la tragédie d’Œdipe, c’est la nécessité, ou disons l’importance du meurtre du père.
Çà, c’est un premier point. Alors j’ai dit : est-ce qu’on peut parler de civilisation post-Oedipienne, sûrement si on se réfère au complexe d’Œdipe freudien – je dis ça pour Jean-Pierre – mais si on s’en tient à la tragédie elle-même, la question se pose de savoir si, d’une certaine façon, nous ne sommes pas dans une civilisation où justement il y a du « nommé à », et où le désir de la mère, particulièrement à l’endroit de l’enfant mâle, est tout à fait dominant.
Alors qu’est-ce que je peux dire encore de la tragédie d’Œdipe comme Lacan la reprend dans le séminaire L’Envers de la psychanalyse ? Ce qui mérite encore d’être noté, c’est que Lacan fait état de ceci qu’en effet Œdipe ne suit pas l’ordre de la succession, ne succède pas à son père, et c’est en cela qu’il ne passe pas par la castration. Il ne subit pas la castration, il est d’une certaine façon la castration, il est cet objet-regard qui disparaît, Lacan fait état de ce point dans le séminaire l’Envers. Bon, je ne vais pas reprendre tout ce que j’ai dit dimanche, je suis désolé pour ceux qui n’étaient pas là, mais c’est un premier point sur lequel nous pourrons discuter avec Jean-Pierre.
C’est-à-dire que dans la civilisation grecque antique, la castration se transmettait aussi de père en fils, à ceci près qu’elle passait plus par une civilisation du maître et pas par une civilisation du père. Alors Lacan dit : c’est que ce que montre la tragédie d’Œdipe, c’est que le maître est châtré. C’est ça que montre la tragédie d’Œdipe. Si on ne passe pas par la transmission de père en fils, il arrive comme à Œdipe qui évite certes la castration, mais qui devient la castration en acte.
C’est un point déjà qui mériterait, qui méritera je l’espère, une discussion avec Jean-Pierre et avec ceux qui sont dans la salle en présentiel et en virtuel. Donc, le premier point concerne la castration, c’est un point qui concerne vraiment la castration comme déterminée, Lacan le dit comme ça, déterminée par le signifiant-maître.
Le deuxième point concerne la barbarie. « L’on me traite, l’on me tient pour barbare parce qu’on ne me comprend pas. » C’est cette citation d’Ovide dans les Tristes que Rousseau reprend à son compte et met en exergue de son premier Discours sur les sciences et les arts, premier discours de l’Académie de Dijon, parce que les sciences et les arts épurent les mœurs, ont contribué à l’épuration des mœurs. Alors là nous avons à l’endroit de la castration et de la barbarie la solution paranoïaque. C’est une solution qui mérite de nous retenir puisque après tout c’est Melman qui l’avance comme ça dans le séminaire sur Les paranoïas, la paranoïa est une psychose sans forclusion, en tout cas sans forclusion du Nom du père. Alors ça nous interroge sur cette solution. Qu’est-ce que c’est, la solution paranoïaque ? Le paranoïaque – et Rousseau de manière exemplaire et avec un style incomparable dans ses écrits – la solution paranoïaque consiste à s’opposer finalement au père de la religion. Ce n’est pas tant la question du Nom du père qui est forclose, c’est que le paranoïaque se met en lutte, s’oppose à cette dimension de l’Idéal mis en place par le père de la religion. D’ailleurs à son époque, on ne s’y est pas trompé, c’est à l’occasion de la sortie de l’Emile et de la Profession de foi du vicaire savoyard qu’il a été mis à l’index et qu’il a été obligé de s’exiler.
A ce point de mon exposé, je voudrais faire remarquer que probablement Rousseau s’était identifié à Ovide qui a produit les Tristes. Mais pour le citoyen de Genève qu’était Rousseau, le monde auquel il se trouvait confronté, il ne le comprenait pas. Il ne le comprenait pas ; et quand on sait la relation qu’il avait eue avec son père, où la lecture avait été idéalisée, son père, dans sa première enfance – il le dit dans Les Confessions – son père lui lisait des livres jusqu’au petit matin et il lui disait : « Mais j’entends les hirondelles ! » Ils n’avaient pas arrêté de lire, ils avaient lu toute la nuit, et son père lui disait : « je suis plus enfant que toi ! « J’entend les hirondelles ! » Donc, Rousseau avait cette relation avec son père et ensuite il a continué la lecture, il n’apprenait plus à lire avec son père, mais il échangeait avec son père sur La vie des hommes illustres de Plutarque. Autrement dit sa référence n’était pas le père de la religion, même si Rousseau avait une religion, mais c’était une religion qui n’était certainement pas à rapporter à la religion monothéiste et au fait qu’il y avait Un dans l’Autre, un père mort qui faisait Un dans le réel. La religion de Rousseau, c’était une religion de la nature. Dieu nous avait créé, là, et une fois qu’on était sorti des mains de sa création, on tombait dans ce que l’on sait et ce n’était pas nécessairement le péché originel. C’était en effet les mœurs, « L’homme est né bon et partout il est dans le fers », « Il est libre, et partout il est dans les fers », c’était une religion très particulière la religion de Rousseau. En tout cas, à son époque, ce qu’il a dit de la religion, la sienne, et de toutes les religions monothéistes, ça a fait qu’il était obligé de fuir en quatrième vitesse pour ne pas être emprisonné, aussi bien en France qu’à Genève. Je vous rappelle que l’Emile a été brûlé quand même, le livre a été brûlé.
La solution paranoïaque, c’est une solution originale. Alors évidemment le problème, c’est que le paranoïaque s’oppose au Un dans l’Autre, mais il s’identifie au Un lui-même, à l’Au-moins-un, justement dans une lutte qui évidemment a pour effet qu’il reçoit les coups. Juste un petit mot concernant cette identification au Un dans la paranoïa : Pourquoi ? Pourquoi le paranoïaque s’attaque à cet Idéal, au Un dans l’Autre de la religion ou de toute autre idéalisation ? C’est dans la mesure où la castration est forclose, il n’est pas supporté de vivre dans cette petitesse qui consiste à accepter toutes les petites combines, les trahisons et les mensonges ; cette loi du signifiant qui fait que nous sommes les uns et les autres en permanence dans le mensonge. Le paranoïaque ne supporte pas que ça se passe comme ça, et il en accuse, et pas forcément à tort, le père de la religion.
Voilà en ce qui concerne la barbarie. La barbarie c’est évidemment ce qu’Ovide dit, il était devenu, lui, le barbare, dans ces contrées reculées de l’Empire romain, au bord du Danube et des Carpates, c’était lui le barbare, à tel point qu’il a été obligé d’apprendre les langues locales. Pourquoi ? Pour pouvoir parler avec ceux qui l’entouraient, avec leurs peaux de bêtes, leurs cheveux longs, et leurs armes. Ils étaient tout le temps armés, contrairement à ce qui se passait à Rome où dans l’enceinte de la ville on n’avait pas le droit de porter des armes.
C’est un point concernant la barbarie, ce qui fait qu’après tout ça pose la question de savoir si la barbarie s’oppose vraiment à la castration, parce qu’après tout ce Un auquel je faisais référence, il est limité, il ne fait pas totalement univers. Donc, ceux qui ont un autre Un apparaissent évidemment comme des barbares.
Troisième point, c’est que vient de sortir, comme vous le savez sûrement, un livre de Jean-Pierre Lebrun qu’il a écrit avec Béryl Koener et le titre de cet ouvrage est Changer de genre ? sous-titre : comment le malentendu opère chez les jeunes et les moins jeunes, aux éditions Campagne première. Je voudrais dire un mot de la clinique des transgenres et de cet excellent ouvrage, j’en ai lu suffisamment pour savoir que c’est un livre important. A propos de la clinique des transgenres, l’expérience que j’en ai, qui est limitée parce que je ne suis pas devenu un des psychiatres des transgenres. Je n’ai pas forcément accepté, loin de là, dans l’expérience limitée que j’en ai eue, je n’ai pas accepté de signer un certificat permettant un changement de genre, voire un changement de sexe. Juste un mot – après je passerai la parole à Jean-Pierre, et on discutera – ce qui m’a frappé pour les quelques cas que j’ai pu rencontrer, c’est la dimension de certitude de ces sujets. Je ne veux pas dire que ce soit le cas de tous les sujets, d’ailleurs je prends en compte ce que Jean-Pierre et d’autres disent des adolescents, cette nécessité de prendre du temps avant d’envisager quoi que ce soit. Mais pour les cas auxquels j’ai eu à faire, c’était des adultes, de très jeunes adultes, une vingtaine d’années, ils ne me demandaient rien, ils me demandaient juste un certificat, et pour ce qu’ils se sentaient, une femme dans un corps d’homme, ils témoignaient d’une dimension clinique de certitude qui néanmoins ne relevait pas d’une certitude délirante, dans les cas que j’ai pu voir. Mais cliniquement c’était incontournable, ils en étaient certains. C’est quand même quelque chose qui mérite d’être relevé. Pour le cas le plus extraordinaire que j’ai pu avoir à connaître, ça s’est terminé, je lui ai demandé de me tenir au courant de ce qui lui arrivait, son évolution, ça s’est terminé par un changement de sexe. Alors c’était tout à fait étonnant parce que quand il était, comme il disait, dans son « coming out », il se travestissait, il prenait des hormones, il demandait son changement d’état-civil, eh bien il était très fier de son sexe d’homme qui fonctionnait très bien, et puis avec les traitements hormonaux, il a fini par considérer que ce n’était pas grand-chose et il a pris sa décision de changer de sexe. Mais alors, je lui disais – j’ai peut-être eu tort d’ailleurs, mais il faut dire que le transfert ne s’est pas mis en place, et finalement quand le transfert ne se met pas en place avec de tels patients, qu’est-ce qu’on peut faire ? Comme analyste, pas grand-chose – alors je lui disais : mais enfin vous me disiez que vous étiez content du fonctionnement de votre organe ? – Un godemichet, ça suffit ! ça fait l’affaire, pas la peine de s’embarrasser de tout ça ! Et pourtant je ne pense pas qu’il fut psychotique. Bon, voilà.
C’est peut-être pas mal de passer la parole à Jean-Pierre puisqu’il avait des choses à dire un petit peu en rapport avec ce qui s’est passé ce week-end. Qu’est-ce que tu en penses Jean-Pierre ?
Jean-Pierre Lebrun : D’accord.