L’intervention de Christiane L D vient nous secouer et nous réveiller de nos facilités, de nos habitudes. Comme j’ai eu la chance de lire le texte, je vais en extraire quelques points qui me paraissent essentiels et qui m’ont fait réfléchir.
Avec ce concept essentiel à la psychanalyse, ce concept central, l’interprétation, que Christiane a proposé de mettre au travail du grand Séminaire, elle nous rend compte de son trajet singulier d’analyste au plus près de l’enseignement de Lacan, au plus près de la clinique, au plus près de la poésie.
La question de l’interprétation, (incluse dans le processus psychanalytique lui-même) est reprise par Christiane dans son rapport au temps. Le temps, vous l’aurez entendu, est son axe de travail. Mais le temps est complexe multiple et englobant à la fois.
Je vais maintenant m’adresser directement à Christiane.
Pour parler de l’interprétation, tu nous précises d’abord ce qu’on peut attendre d’une psychanalyse : « un déplacement subjectif, même minime pour déplacer le sens d’un symptôme ». Ce point est capital car c’est par ses effets (qui sont incalculables) que l’on pourra, après coup, juger de la justesse d’une interprétation. Là rien de neuf on est en terrain ( lacanien) connu.
Ce rappel mis en place, tout de suite tu nous proposes une conception dont la formulation inclut un doute, je te cite : « J’ai souvent pensé qu’elle, l’interprétation, était l’acte de l’analysant ». (Le « j’ai souvent pensé » inclut un doute et une reprise de la question). Tu poursuis : « Lorsque nous provoquons chez nos patients (par notre présence, notre parole, nos silences) une parole et parfois une parole aux antipodes de ce que nous croyons dire : c’est cet espacement qui nous guide, (je souligne). « Tout de suite » dis-tu « c’est un nouvel espace », « comme une possibilité d’autre chose qui surgit ». Tu pars donc de cette conception de l’interprétation du côté du patient, comme d’un nouvel espace, « un espacement qui distend l’imaginaire qui est aussi écris-tu une certaine qualité de temps ».
Un espacement qui est aussi une certaine qualité de temps ? Formulation intéressante sur laquelle j’aimerai que tu nous en dises plus. Car cette formulation fait pour moi écho avec ce que Myriam Revauld d’Allonnes dit de l’évènement, qui est pour elle une brèche dans le temps, un petit tracé « de non temps » au cœur du temps à partir duquel un déplacement subjectif s’engage, qu’elle nomme «un nouveau commencement ».
Il me semble que cette conception de l’interprétation comme un espacement qui est aussi une certaine qualité de temps serait une manière d’indiquer qu’il y a un temps autre que le « tout suite », autre que « cette possibilité d’autre chose qui surgit », qu’il existe une autre manière de penser le temps de l’interprétation que sur le mode du surgissement, et que c’est précisément un des enjeux de ton travail.
La justesse d’une interprétation ne va pas sans déception ( « ce n’est que cela ces quelques mots qui dirigent ma vie » rappelles-tu) mais surtout la justesse se manifeste, se confirme lorsque le temps se remet en marche : « c’est le temps qui se remet en marche » écris-tu.
Le temps dont tu parles est pris à a fois dans un espace et dans un mouvement. Je le souligne car cette question du temps est congruente avec l’interprétation telle que tu la déploies.
Est-ce parce que l’interprétation —si elle est juste— peut « faire toucher à cet évidement déceptif » que le temps se remet en marche ? Je cite ta formule parce que j’apprécie et je salue ton souci de trouver une formulation qui nous sort des ritournelles lacaniennes (telle que l’interprétation touche au réel) dans lesquelles le réel est devenu une sorte de joker. Tu n’emploies pas le mot de réel mais tu passes par une métaphore poétique : « l’évidement déceptif » dont je veux aussi souligner la portée clinique.
Le coup de force de Christiane consiste, à partir de de cette mise place introductive, à nous déplacer de la conception de l’interprétation versus surgissement de sens nouveau, révélation, dévoilement, levée du Refoulement, voire exégèse, pour poser l’interprétation dans sa relation au temps et l’inscrire dans la logique des suites ou de la série. Elle nous propose, une nouvelle appréhension de l’interprétation, qu’on la situe côté patient ou côté analyste, qui n’est pas seulement une lecture mais une re lecture.
Côté patient : tu proposes que les interventions de l’analyste puissent se constituer en une suite (et la référence mathématique est je crois bien présente) et c’est à partir de cette suite que le patient peut faire acte d’interprétation.
Côté analyste :
C’est une relecture du texte du patient, une relecture de qui n’était au départ qu’un dire possible, un conditionnel ou un subjonctif, qui va constituer le terreau de l’interprétation. « Qu’on dise reste oublié dans ce qui se dit derrière ce qui s’entend », cette phrase de Lacan dans l’Etourdit semble accompagner ton propos. Faire de l’interprétation non seulement une lecture mais une relecture, c’est une proposition forte passionnante et stimulante ; cela implique le temps, le temps de lire et de re lire. « Il faut du temps », tu le répètes, je te cite.
Mon expérience avec les adolescents situe le temps autrement : il s’agit de saisir le moment juste et de ne pas le rater. C’est le Kaïros qui peut servir à rendre compte de l’interprétation dans son rapport au temps. ( Il s’agit de saisir le moment juste, l’occasion opportune ( latin opportunitas), le moment d’ouverture des possibles, ce qui parfois ne se joue qu’en un seul coup). C’est peut-être ce que tu veux nous dire avec la réponse que tu fais à la mère de la petite fille : pas de commentaires !
Nous sommes loin de l’espoir magnifique du rapport de Rome et des belles périodes oratoires de Lacan ( « Hiéroglyphes de l’hystérie, blasons de la phobie,, labyrinthes de la Swangsneurose, _ Charmes de l’impuissance, énigmes de l’inhibition, oracles de l’angoisse,_…….Tels sont les hermétismes que notre exégèse résout, les équivoques que notre invocation dissout, les artifices que notre dialectique absout, dans une délivrance du sens emprisonné qui va de la révélation du palimpseste au mot donné du mystère et au pardon de la parole. ») C’était en 1953.
Pour rendre compte de ce travail de relecture analytique qui est l’interprétation elle-même, telle que tu nous la présentes ce soir, tu te sers pour l’illustrer, du « commentaire sublime » qu’Umberto Eco a fait du poème de Paul Valéry « Le Cimetière Marin ». Tu déplies avec Umberto Eco « le processus de la métaphore ». Le terme processus métaphorique ou métaphorisation m’ont surpris. Si la métaphore consiste bien en une substitution : un mot pour un autre avec le surgissement d’un sens nouveau, d’une création de sens, celle-ci est en fait plus complexe car elle relève d’un processus, que tu appelles le processus métaphorique qui inclut une temporalité et une lecture à rebours. « La métaphore prend son temps et même une pluralité de temps » écris-tu. Dans le poème de Paul Valéry, c’est seulement au 4 ème vers que le premier vers devient métaphorique, ce qui induit à RELIRE ce 1er vers. Je trouve la démonstration formidablement éclairante.
Et là je dois dire que j’ai été captivée par la manière dont tu inclus le commentaire d’Umberto Eco dans ton propos, pour rendre compte dans une cure de la relecture nécessaire ; relecture nécessaire afin que le dire en attente, déjà là comme la métaphore du premier vers, puisse être lu. La transposition de l’opération relire, que tu opères du poème à la cure, ne concerne pas le commentaire en tant que tel (l’interprétation n’est pas un commentaire tu y insistes) mais le mouvement de retour nécessaire, la relecture, pour reconnaitre comme le dit Lacan « qu’il y a de l’écrit dans la parole ». Et si l’interprétation revient au patient, l’analyste y concourt sérieusement, en lui permettant de lire ce qui soutient le dire.
Il ne s’agit pas pour autant de prendre le commentaire pour une interprétation, tu nous mets en garde, mais de montrer le temps qu’il faut à la parole du patient pour qu’on puisse y lire un dire, c’est-à-dire ce qu’il y a d’écrit dans la parole (Lacan : « Le dire ce qu’il y a d’écrit dans la parole »). Ce dire qui n’était là que sous forme de subjonctif ou de conditionnel. Si j’ai bien compris. Le commentaire pourrait aussi nous entrainer du côté de l’herméneutique. D’où la nécessité de rappeler que l’interprétation n’est pas juste a priori mais que seul l’après coup en sera juge car comme le dit Lacan « les effets de l’interprétation sont incalculables », c’est pourquoi l’interprétation ne relève pas d’un savoir classique dont les effets, eux, sont prévisibles[1].
Ainsi que Lacan l’indique dans le Moment de conclure (20/12/1977) : « le psychanalyste tranche à lire » et il ajoute « il y a beaucoup de jeu, au sens de liberté, dans tout cela. Ça joue au sens que le mot a d’ordinaire ». Tu ne pousses pas les choses du côté du jeu de la lettre (dont au contraire tu te méfies en en pointant le trop de jouissance possible du côté de l’analyste) mais en insistant sur la lecture, il semble bien que tu mets en place la fonction de « la lettre », de ce qui est écrit dans le dire. Et en redoublant ton insistance sur la re lecture (ce que Lacan ne fait pas) tu donnes une indication clinique et éthique précieuse.
La position analytique de l’interprétation que tu soutiens n’est pas du côté de la jouissance, du bonheur de langue, du trait d’esprit ou de la connivence : elle est au contraire radicalement dépouillée ; C Melman rappelait que l’éthique du psychanalyste impose dans sa pratique une restriction de jouissance.
Serais-tu d’accord pour dire qu’il y a dans ton propos une thèse ?
Thèse que je trouve très clairement énoncée (je te cite) : « Il faut du temps pour qu’une interprétation puisse s’inscrire et se résoudre en une série. Ce temps est multiple et sa multiplicité se résout dans un après coup. »
De quels temps s’agit -il alors ? « Le temps de dire » ?
Est-ce le temps du transfert ? Le temps versus rythme des séances ? le temps d’une séance i.e. le temps pendant lequel l’analyste se met à disposition de l’analysant ? le temps de son attention ? le temps de suspension du jugement ?
Que peux tu nous dire de ce temps de la relecture, du lire Autrement ?
L’interprétation fait elle rupture ou s’inscrit-elle dans une série ? Peut elle être déduite d’une suite de fragments d’interventions de l’analyste ? Et pourrait-on alors en trouver la raison ? raison au sens mathématique qui désigne la fonction qui détermine une suite numérique ?
Voilà les questions que je souhaite te poser en attendant celles de la salle.
PS : A propos de la métaphore on peut remarquer : qu’ il reste du poème de Valéry „ la mer la mer toujours recommencée“ soit une métaphore usée qui a perdu sa force de surprise créative.
[1] « Ce n’est pas parce que le sens de leur interprétation a eu des effets que les analystes sont dans le vrai ; puisque même serait-elle juste, ses effets sont incalculables. Elle ne témoigne de nul savoir, puisqu’à le prendre dans sa définition classique, le savoir s’assure d’une possible prévision. Ce qu’ils ont à savoir, c’est qu’il y en a un de savoir qui ne calcule pas mais qui n’en travaille pas moins pour la jouissance. » Introduction à l’édition allemande des Ecrits in Autres Ecrits p 558.