Remarques sur l'altérité dans les institutions éducatives
05 mars 2005

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GABORIT-STERN Chantal
EPEP
Psychanalyse-enfants



Ce qui m’a amenée à mettre cette question au travail est une petite aventure qui m’est arrivée récemment. Une équipe de travailleurs sociaux me demandent une supervision. Je les reçois à mon cabinet une première fois pour entendre leur demande et mettre en place les modalités de la supervision. Quelques jours plus tard je reçois une lettre m’informant qu’après réflexion l’institution était au regret de ne pas pouvoir donner suite à ma proposition de supervision. Voyez, au passage, comment en quelques mots peut être gommée la dimension de la demande adressée à l’Autre. Mais le plus surprenant tient en ceci que cette lettre adressée à Madame commençait par Cher Monsieur.

Du coup je me suis demandée à quoi était référée cette institution, et au-delà d’elle sans doute nombre d’institutions éducatives ou sociales, pour que sur une même personne puissent figurer les signifiants Monsieur et Madame, et que cela s’écrive. J’ai choisi de ne pas interpréter ceci de manière individuelle, dans le conflit psychique de telle ou telle personne, mais plutôt d’essayer de repérer ce que l’institution elle-même impose comme verrouillage de la question sexuée à ceux qui y sont accueillis, hébergés, pris en charge, et également à ceux qui y travaillent.

Sans doute la plupart des institutions fonctionnent-elles avec un souci de cohérence, de discipline, où chacun oeuvrerait dans le même sens, tout en respectant une hiérarchie des places. "Respecter les limites" est leur mot d’ordre. Quelques autres fonctionnent plutôt avec une large référence à l’écoute, à l’accueil, et à la singularité de chaque personne. "Écouter la demande ou la plainte" est ce qui les conduit (cf. J.-P. Lebrun).

Si nous nous référons au schéma de la sexuation tel que nous le propose Lacan dans le séminaire Encore, on peut dire aussi que les premières fonctionnent sur le versant phallique et les secondes sur le versant Autre. Le problème ne tient pas tant aux avantages ou aux inconvénients de chacun de ces modes de fonctionnement institutionnel, mais plutôt dans le fait que si une institution choisit l’un ou l’autre de ces modes d’inscription elle ne peut le faire que massivement. En effet, notre discours social actuel, fait de parité, de PACS, etc… conduit à ne pouvoir se réclamer d’une place sexuée qu’au prix d’un discours univoque qui non seulement exclut tout ce qui est situé de l’autre côté mais qui surtout ne permet pas que quelque chose circule entre une position phallique et une position autre.

Dans ce choix d’une place sexuée excluant radicalement l’autre, il me semble que ce qui est exclu ce n’est pas soit le masculin soit le féminin, mais plutôt ce qui les organise l’un par rapport à l’autre c’est-à-dire le phallus comme signifiant du désir. En effet, la référence au phallus comme signifiant du désir implique de reconnaître que s’il y a deux places distinctes elles ne sont pas clivées pas pour autant. Si le phallus inscrit une différenciation, c’est de façon symbolique, c’est-à-dire que l’autre place, celle à laquelle on n’appartient pas, restera quand même présente et pourra être prise en compte. Et si le phallus détermine une inscription sexuée qui ne peut se faire que d’un seul côté ce n’est cependant qu’au titre de semblant que nous y sommes situés et non pas au titre de vérité absolue.

Si bien que lorsqu’une institution s’inscrit massivement dans le tout-phallique ou dans le tout-Autre, ce qui est oublié alors ce n’est pas seulement l’autre dans sa différence mais la référence au phallus avec son corrélat d’y être dans le semblant.

J’en donnerai pour exemple le sacro-saint "couple éducatif" que connaissent toutes les institutions s’occupant d’enfants ou d’adolescents. Couple éducatif censé dupliquer imaginairement le couple parental, où l’éducateur est sommé de faire le père et l’éducatrice la mère, ou bien encore couple éducatif sous-tendu par l’idée que les éducateurs seraient faits pour travailler avec les garçons et les éducatrices avec les filles. À chacun sa catégorie anatomique, et on ne circule pas! On entend bien comment ce qui est oublié là c’est le fait que, homme ou femme, nous n’y sommes que dans une place de semblant à laquelle un discours nous assigne, et que nous ne pouvons nous tenir à cette place que dans un rapport à l’autre sexe.

Ce n’est donc pas seulement la référence sexuée qui est ici annulée mais la dimension de l’Autre.

Dans la mesure où ce clivage vise à exclure l’autre, et pas seulement dans sa dimension sexuée, ce sont alors plusieurs catégories de l’altérité qui peuvent être exclues, car une institution qui fonctionne hors-sexe ne peut pas maintenir la dimension de l’Autre symbolique.

Exclusion de l’autre génération. De la même façon que le refus de consentir à faire avec le semblant a pour conséquence une accentuation imaginaire des places sexuées, ou une confusion de ces places, de la même façon dans l’ordre des générations nous voyons parfois en institution une accentuation imaginaire des places d’enfant ou de parent, ou encore une non prise en compte de la différence des générations. Il n’y a qu’à regarder le traitement réservé aux parents dans les institutions accueillant leurs enfants, et en règle générale le traitement réservé à la fonction du père ou à la fonction de la mère dans les institutions, traitement qui laisse parfois bien peu de place au "père et mère tu honoreras". On ne sait plus parfois qui de l’enfant ou de ses parents l’institution voudrait éduquer, qui commande, qui est l’interlocuteur de qui, etc.. C’est alors la limite de la fonction de chacun qui est perdue de vue au travers de cette confusion des générations. Actuellement, on voit cela également dans les institutions qui accueillent des personnes âgées.

Exclusion du symptôme. Quand on exclut l’autre dans sa différence, c’est la différence elle-même qui devient insupportable, à commencer par la différence qui se manifeste dans le symptôme. C’est ainsi qu’on voit des institutions exclure l’une ou l’autre des personnes dont elles ont la charge non pas au nom d’une transgression inadmissible, mais au nom du symptôme même dont cette institution est censée s’occuper. Par exemple dans une institution chargée de distribuer des repas aux S.D.F. on exclut définitivement un S.D.F. parce qu’il ne se lave pas. S.D.F. d’accord mais ayez quand même une salle de bains!

Voyez combien à ne pas se référer au phallus qui inscrit la dimension symbolique de la différence, on en vient à mettre en oeuvre une différence de plus en plus réelle, et une exclusion toujours plus réelle.

Exclusion de la dimension du féminin. À exclure la dimension du semblant, à vouloir être dans le tout-Un ou dans le tout-Autre, c’est la position féminine qui est exclue avec sa particularité de pouvoir faire et avec le phallique et avec le pas-tout-phallique. Et alors que ces professions de l’éducatif et du social se féminisent beaucoup, cela favorise-t-il pour autant que la dimension féminine y soit plus prise en compte? Ce n’est pas sûr du tout.

On voit bien comment des institutions, dans leur souci d’être en règle avec le phallique ne peuvent aucunement supporter que s’y déploie une parole décalée, une parole qui ferait avec le semblant. Cet intolérable pour une institution à supporter la dimension du semblant dans la parole aboutit souvent à ce que plus personne ne s’y risque, sauf parfois les personnes prises en charge mais alors ce sera dans un semblant réduit au statut d’un leurre destiné non pas à faire une place à l’autre mais bien plutôt à tromper cet autre qui ne veut céder sur rien. Et si nous sommes parfois étonnés de voir déferler dans une institution des comportements ou des modes de relations qui ne relèvent plus que du pulsionnel, de l’impulsif asexué et sans parole, c’est le plus souvent dans la foulée, dans la suite immédiate d’un aplanissement systématique de la dimension du semblant dans cette institution.

Il me semble important de repérer cela sinon tout débordement dans l’institution sera interprété comme une défaillance de l’équipe éducative et sera ensuite recadré dans un recours à un Symbolique sans faille et toujours plus féroce car déconnecté de la dimension du désir.

À exclure ainsi le phallus, le symptôme, la référence à l’Autre, le féminin, la différence des générations, il ne saurait être question que se mette en place la fonction paternelle. L’enfant est là dans une relation à une mère non-manquante, à un Autre non-barré. Et pas seulement l’enfant, mais également les éducateurs ou travailleurs sociaux de ces institutions.

C’est là un paradoxe. Tout le discours éducatif consiste à parler de l’autorité, du tiers, de la séparation mère/enfant, etc. et dans la réalité des institutions éducatives tout s’organise pour éluder ces dimensions symboliques ou pour les ravaler à un imaginaire caricatural afin de maintenir un Autre maternel inentamé.

On voit alors combien le fonctionnement des institutions éducatives contribue avec insistance à entretenir un mythe maternel.

J’avancerai que le but recherché est de s’épargner d’avoir affaire aux aléas du désir et du sexuel, afin de s’occuper seulement de gérer une socialisation adaptée et une jouissance tranquille.

Ceci est remarquable non seulement dans le discours éducatif mais également dans notre discours social commun. Je prendrais pour illustration l’énorme succès commercial des livres écrits par des enfants de célébrités à propos de leur père ou de leur mère, et dont on voit bien que le but est de maintenir une image de la mère qui ne serait pas concernée par le sexuel ou alors uniquement à titre de dommages.

Ignorer le sexuel ou s’arranger pour qu’il ne fasse pas acte.

On peut reprendre à ce propos ce que Lacan disait dans le séminaire La logique du fantasme:

– D’abord, bien sûr, combien l’amour dans le couple, le Un du couple, renvoyait à l’Autre maternel, à la tentative du Un unifiant avec la mère.
– Il soulignait également la fascination de la théorie pour la fusion unitive.
– Enfin il notait combien il était indispensable, pour que se mette en place le fantasme, d’amputer l’Autre de l’objet a.

Comment, dans un tel contexte, le transfert pourrait-il advenir ?

Le transfert, dont on sait cliniquement combien il se met en place de façon quasi instantanée, nécessite que l’Autre soit amputé de l’objet a, qu’il soit entamé, et que du coup le sujet puisse croire que l’Autre est aussi le lieu de recel de cet objet a. C’est ce qui permet la mise en place d’un manque qui ne renvoie pas seulement à une carence réelle mais qui renvoie à cet objet manquant que l’Autre recèlerait.

Le transfert prend donc son efficace non pas à répondre au besoin ou à la demande de boucher le manque, mais à se faire le support d’un savoir sur le manque. Non pas savoir sur ce qui manque, mais savoir sur le fait qu’il y a du manque.

C’est à se faire le support de ce savoir que résistent les institutions. On le voit dans le fait que, actuellement, l’anamnèse ne semble plus être requise. Mais si on ne fait plus d’anamnèse, et qu’on interprète dans le présent sur ce qui manque, alors on ne peut plus être supposé avoir un savoir sur le manque. Et l’on empêche alors que le transfert puisse advenir.

C’est ce qui fait aussi que les éducateurs ou les assistants sociaux veulent si souvent adresser les jeunes chez les psys. Mais chez le psy, les jeunes ne veulent pas y aller car la question de leur propre savoir et de l’adresse à l’Autre n’a jamais été prise en compte.

On ne peut donc que souhaiter qu’un jeune en institution puisse rencontrer un interlocuteur, en l’occurrence un éducateur, qui accepte de supporter pendant un temps d’être sujet supposé savoir que du manque il y a, et que de ce manque s’origine son énonciation.

Pour conclure, je dirais que c’est dans ce parcours qui va de l’exclusion de l’Autre au refus du Réel sexuel, que se perd pour les institutions éducatives le ressort même de leur action, c’est-à-dire le transfert.