Qu’est-ce qui (se) passe ?
28 janvier 2025

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Jean-Louis CHASSAING
Le Grand Séminaire

 

Présentation de Martine Lerude 

 

C’est ce soir la quatrième séance du séminaire consacré à l’interprétation. C’est Jean-Louis Chassaing qui va assurer l’exposé principal, et j’assurerai la discussion car Jean-Paul Beaumont n’a pas pu être présent ce soir et je l’ai remplacé au pied levé. Je vais laisser donc la parole à Jean-Louis. Il est psychanalyste et membre de l’Association Lacanienne Internationale depuis sa fondation, depuis l’Association Freudienne. Il travaille à Clermont-Ferrand et a dirigé de nombreuses revues dont la Revue Lacanienne pendant plusieurs années et écrit des ouvrages sur la drogue entre autres, et sur le jeu.

 

J-L.Ch. : sur le jeu, ce ne n’est pas fini d’ailleurs. Bon, je vous remercie de votre invitation et je remercie Martine Lerude d’avoir remplacé au pied levé Jean-Paul Beaumont.

Je commencerai par diffuser les 3 premières minutes d’un sketch de Jacques Villeret, dans lequel il joue, il interprète un homme qui interprète, un homme paranoïaque. Le sketch s’intitule « Ça fait peur non ? »

 

Voilà c’est un sketch de 1979. Alors bien sûr « chez » lui ça continue, « ça n’en finira jamais » dit -il épuisé. Évidemment peut-on dire. Ici ou ailleurs, où chaque chose lui fait signe dans une certitude absolue, « ça continue ». Et ceci même s’il se défend de manière anticipée, sans s’y confronter, des critiques éventuelles, attendues bien sûr.  Il se dit à lui-même, pour chaque chose a(perçue), comme pour se convaincre encore, « on finirait par imaginer des choses non ? ». Phrase énigmatique. Question d’imagination, et d’imaginaire surement. Lui « n’imagine pas ».

 

Il ne s’imagine pas être en imagination, et pourtant …. N’est-ce pas, il sait. Une ombre, et voilà Celui qui manigance tout cela et qui veut sa peau. Qui veut l’éliminer, le faire disparaitre. L’« assertitude » paranoïaque. Ces premières minutes du sketch ne durent pas suffisamment longtemps pour savoir si cela, ces phénomènes, ces interprétations du monde vont se figer et se développer ainsi, dériver dans une construction délirante. Mais celle-ci ne semble pas très loin.  Cela se termine un peu de façon granguignolesque. Bien sûr c’est du théâtre.

 

Ce ne sera pas le thème essentiel de mon exposé. Mais Jean-Paul Beaumont lorsqu’il m’a invité à parler ici m’a dit « interprétation, dans tous domaines ». Bien sûr je pensais qu’il s’agissait avant tout de travailler la question de l’interprétation en psychanalyse. Pour m’embarrasser m’est alors venue l’idée que nous interprétons tout le temps. Je pars de là. J’ai eu le souvenir d’une réponse de Marcel Czermack à une personne, psychanalyste, qui disait de façon assez prude « il ne faut pas juger ». Mais nous jugeons tout le temps répondait Marcel avec son franc parler ! Alors j’ai eu aussi le souvenir de ce sketch qui m’avait amusé. Je pars de là, avec un pas de côté, du côté de l’interprétation dans la psychose. Mais aussi et surtout de cette question : le psychanalyste interprète-t-il lorsqu’il interprète ? Ce que ne manqueront pas d’énoncer des patients contemporains : « C’est vous qui l’dites ! »… Où est l’autorité, où est, enfin, la « vraie » science ! ?…. Ce qui amènerait à interroger le transfert aujourd’hui… Parce-que interprétation et transfert se conjoignent en psychanalyse, dans la cure. Ainsi que l’énonce Lacan dans cette belle phrase : « Interprétation et transfert sont impliqués dans l’acte par quoi l’analyste donne à se (ce) faire support et autorisation » [1]

 J’entendais également en consultation, parallèlement à mes réflexions le propos d’une patiente, non « franchement » délirante, … Elle interprète les rires, les sourires, on se moque d’elle, on sait tout sur elle…. Elle évoque cependant avec timidité quelque hallucination auditive. Question des signes donc, de phénomènes dits élémentaires, phénomènes perceptifs, mais aussi autre question : en quoi ces patients se sentent-ils toujours concernés ? À mon avis selon la théorie de Lacan, du fait de leur réponse à un moment donné, un moment de structure [2] .

 

*

 

Cette question de l’interprétation, sensible et problématique pour Lacan, était travaillée par les psychiatres aliénistes, les psychiatres asilaires, ceux de l’asile-pour-malades, au sens de trouver asile, de trouver un lieu[3], une terre d’asile… Sujet d’actualité.

 

Pour les psychiatres classiques, bien connus de Lacan, « l’interprétation » est un problème. Sérieux et Capgras en font une entité nosographique puis nosologique, distincte des hallucinations en tant que « phénomène de base » des psychoses, en tant que « phénomène de base » c’est-à-dire phénomènes premiers. Cet aspect du « phénomène premier » était déjà le terrain d’étude et de recherche chez   Kraepelin (et autres). Ainsi les délires interprétatifs constituaient une catégorie à part entière – qui donnent lieu aux folies raisonnantes (cad délire non dissociatif), qui datent de 1909. Les descriptions étaient à cette époque très précises. Quand et pourquoi l’interprétation devient-elle pathologique ?

 

Distinction donc comme « phénomènes de base » entre délires – purement – interprétatifs et hallucinations.

 

Mais justement un changement intervient pour Lacan : il rencontre l’« automatisme mental » de Gaëtan Gatian De Clérambault. Pourquoi un tel intérêt ? pour de multiples raisons sans doute. Notamment à l’encontre de ce qui pouvait être interprété comme intentionnalité – « le malade interprète » – dans les phénomènes dits élémentaires, ici l’accent est mis sur l’aspect anidéique, automatique, mécanique, et lié au langage, et cet automatisme mental a séduit en grande partie Lacan. « L’automatisme mental est primitif et neutre » (GGDC) [4] Avec l’automatisme de De Clérambault est découvert et mis en relief « ce qui pense vraiment par soi-même » ; « le langage parle tout seul » reprend alors Lacan. Est révélé ce caractère anidéique, « idéiquement neutre » : « qu’aucun mécanisme affectif ne suffit à expliquer… dit Lacan en 1956. Ce qui m’importe ici, c’est le parti que je prends, c’est dans la théorie, et la pratique, le dégagement de l’affect, du jugement pour disons une logique qui serait celle du signifiant.

 

La position de Lacan à l’égard de la théorie de De Clérambault a bien sûr varié au fur et à mesure de ses propres élaborations.  Cela concerne surtout les rapports de la nosographie avec la nosologie, de la classification des psychoses avec notamment cette entité de paranoïa d’auto punition. Il y a des raisons personnelles également, liées plus ou moins à des publications !

 

– Ces propos pour rappeler que cela concerne une recherche à partir du pathos sur « l’appareil de langage » (ce sur quoi insiste Jacques Nassif dans son livre « L’inconscient », l’appareil fait de langage), l’appareil psychique de Freud et son lien privilégié avec la structure psychique. Ce n’est plus seulement de la phénoménologie. Il y a une immixtion de quelque chose, « ça surgit ». Lacan : « Son Automatisme mental avec son idéologie mécanistique de métaphore […] nous parait […] plus proche de ce qui peut se construire d’une analyse structurale, qu’aucun effort clinique de la psychiatrie française » (1956).[5]

 

Cette compréhension de la structure langagière à partir du pathos – psychose ici – me fait penser, c’est une association de ma part, ici, à un aspect très pratique de l’interprétation en analyse : sur quoi doit-elle (devrait-elle) ? – porter ? A quel endroit, quel moment, puisqu’elle porte sur « la trame du discours de l’analysant » (c’est une expression de Lacan, souvent reprise par lui) ?

 

Il s’agit d’une spécificité à préciser, à distinguer « l’interprétation dans l’actualité psychanalytique » d’un « dire éclairant », ou encore « de tous les modes d’interventions verbales qui ne sont pas l’interprétation : explications, gratifications, réponses à la demande… »[6]  Dans ce texte Lacan donne de nombreuses pistes élaborées au sujet de l’interprétation en psychanalyse.

 

De même lorsqu’il lit dans un séminaire un cas raconté par une psychanalyste nord-américaine, je crois qu’il s’agit de Lucie Tower, un cas de kleptomanie – Lacan ne rechignait pas à lire la clinique des conduites ! – il « rectifie » ce qui est alors évoqué par l’analyste comme « interprétation ». En effet la cure qui s’enlisait repart après un propos violent et radical de l’analyste. Mais Lacan parle d’ « aveu » de l’analyste, pas d’interprétation ! Par ailleurs il amène, lui, son interprétation de cette conduite, ne laissant pas un point d’arrêt au social, à la conduite mais lui donnant son sens psychanalytique avec la question de l’objet.

Pour ce qu’il en est de son rapport à la théorie de GGDC il finira par dire en 1956 [7] : « En fait ces phénomènes (dont il dit toute l’importance) ne sont pas plus élémentaires que ce qui est sous-jacent à l’ensemble de la construction d’un délire. » Il reprend l’analogie avec la structure de la plante, des feuilles et des nervures. « Il n’y a pas de noyau initial, de point parasitaire autour duquel le sujet    ferait une construction, de réaction fibreuse… Le délire est lui aussi un phénomène élémentaire. Phénomène élémentaire et délire ont la même structure ».

 

– Cela concerne aussi, à contrario, et c’est un autre point, un autre aspect auquel je donne ici son importance, malgré cet aspect anidéique, mécanique, « l’affect » dans un sens plutôt général ne peut être totalement écarté chez DC. Ni chez Lacan ! Je pense personnellement que ce que relève ici Lacan[8]  de De Clérambault est important par rapport à ce qu’il dira – Lacan – ailleurs plus tardivement de l’interprétation du psychanalyste. En 56 Lacan dit : « DC s’intéressait à ce qui se passe quand nous sommes pris tout d’un coup par l’évocation – (mot à retenir) ! – à proprement parler affective de quelque chose de plus ou moins difficile à supporter dans notre passé ou notre souvenir : ce point de fuite, cette perte de l’évocation significative… C’est le moment le plus favorable pour l’émergence, purement automatique de phénomène élémentaire ». Il s’agit bien sûr de psychose, de ce point de manque de « pensée principale », on peut dire manque d’un signifiant essentiel. Mais il touche là, d’une part la prudence d’une interprétation selon la structure, d’autre part, pour ce que j’ai pu parfois écouter, ce qui représenterait « L’interprétation lacanienne » pure : affect exclu, jaillissante, quasi automatique, anidéique donc non explicative, dénuée de sens, éventuellement équivoque de ce fait car non « pensée » – si ce n’est répertoriée dans des suites au cours des séances (Cf. ce qu’a souligné Christiane Lacôte-Destribats lors du premier exposé).

 

Mais une telle interprétation, mécanistique – elle l’est en partie- aurait-elle… un sens pour l’analyse personnelle ? En 1964 (« Les quatre concepts fondamentaux ») Lacan prend soin de préciser que ce serait « une idée folle » – au sens psychiatrique – de croire que l’interprétation serait ouverte à tout sens, puisqu’il ne s’agirait que d’une liaison d’un signifiant à un autre signifiant[9]. C’est sans doute ce qui a pu amener la critique acerbe et restrictive d’un François Georges L’Effet ’Yau de Poêle Hachette, 1979. C’est aussi ce qui pourrait donner corps à ce critere de non falsifiabilité d’un Karl Popper, « tout est bon… »)… Mais toutefois la liaison d’un signifiant à un autre signifiant ce n’est pas rare… ! Donc là pour ce qui serait cette « interprétation folle » de SA à SA, il y manque quelque chose pour qu’elle ne soit pas folle, et qu’elle soit interprétation ! IL y manque un certain leste… Je resitue le contexte. Dans cette leçon Lacan vient juste de parler de la métaphore, « un signifiant substitutif est venu à la place d’un autre signifiant constituer l’effet de métaphore en tant qu’il renvoie ailleurs le signifiant qu’il a chassé ». Il parle d’un maniement « du type maniement fractionnel ». Il a dessiné des fractions auparavant, notamment la figure de la métaphore. Ceci « implique de mettre au-dessous de la barre principale au dénominateur, le signifiant disparu, le signifiant refoulé, au dénominateur de la valeur qui va apparaitre, en dessous, unterdrünckt » (réprimé). Il y a bien ici un rapport, un effet signifiant/signifié, j’insiste sur ce dernier terme, SA refoulé donc. Et c’est justement là qu’il parle de l’interprétation. Dans ce « maniement fractionnel » de signifiants il y a ce(s) signifiant(s) passé(s) dans les dessous. Il(s) compte(nt) bien sûr ces SA refoulé(s) !  C’est l’assurance que la métaphore produit un effet de sens. Du nouveau.

 

Dans une leçon d’avant du même séminaire[10] Lacan avance quelque chose d’important, à l’encontre de l’interprétation « pliable à tout sens » mais selon un positionnement dynamique. Il s’appuie sur le rêve, rêve dans lequel le sujet est à une place indéterminée, « sous le signifiant qui développe ses réseaux, ses chaines et son histoire » et où l’interprétation pourrait le situer diversement à savoir quasiment sous tous les éléments du rêve… » Qu’est-ce que « situer le sujet » ? Et cela se ferait…si l’interprétation était folle ! Si elle était « pliable à tout sens ». Ce ne serait d’ailleurs pas une interprétation ! « Elle n’est pas pliable à tout sens. Elle ne désigne qu’une seule suite de signifiants. Mais le sujet peut en effet occuper diverses places, selon qu’on le met sous l’un ou l’autre de ces signifiants ». Ici l’exemple du rêve donne déjà une suite signifiante dans la trame du discours. Les éléments sont ceux d’un rêve raconté.

 

Alors que vise l’interprétation, qui ne soit ni interprétation, ni soulèvement de l’affect chose si prônée aujourd’hui ?

 

Pour Freud, Lacan le rappelle[11] « …l’effet de l’interprétation est en effet d’isoler, de réduire, dans le sujet, un cœur, un Kern (Freud), de non-sense, de non-sens », soit l’inconscient. Dans un autre écrit il insiste.[12] «…(le psychanalyste a à) … se mêler d’une action qui va au cœur de l’être » dit-il déjà en 1958 … « Mais ce n’est pas pour autant que l’interprétation est elle-même un non-sens.

 

« L’interprétation n’est pas n’importe laquelle, elle est une interprétation significative et qui ne doit pas être manquée ». Ce « significative » pourrait paraitre curieux !

 

Mais Lacan ici y va fort : « L’interprétation est un signifié, une signification qui n’est pas n’importe laquelle, qui vient à la place du s (suite des sens ? signifiés ?) et renverse justement le rapport qui fait que le signifiant, dans le langage, a pour effet le signifié. L’interprétation significative a pour effet de faire surgir un signifiant irréductible. C’est en interprétant au niveau de ce s, qui n’est pas ouvert à tous les sens et qui ne peut être n’importe quoi, qui ne peut être qu’une signification seulement approchée, sans doute, car ce qui est là, riche et complexe quand il s’agit de l’inconscient du sujet, est destiné à évoquer, à faire surgir des éléments signifiants irréductibles, non-sensical, fait de non-sens… ». Il y a ici une recherche de rigueur littérale, réductrice, mais aussi quelque chose qui accroche la trame du discours. Selon mon expérience d’ailleurs et ma pratique, ce peut être un signifiant nouveau, mais qui renvoie par métaphore, et métonymie à ces suites repérées dans la trame du discours.[13]

 

« Cela suffit-il » (se) demande-t-il, cette double dimension des signifiants et de l’histoire, de la signification ? Lacan précise encore. « Ce qui n’empêche pas que ce n’est pas cette signification qui est pour le sujet, pour l’événement du sujet, essentielle, mais qu’il voit, au-delà de cette signification, à quel signifiant, non-sens, irréductible, traumatique, c’est là le sens du traumatisme, il est, comme sujet, assujetti. »

Il insiste sur ce fait que ce qui se passe est le déroulement des liaisons de signifiants, et que là est l’objectivité. C’est parole et langage.

 

Dans l’Envers de la psychanalyse, six ans plus tard [14] on peut lire une évocation sans le nommer du texte tardif de Freud Construction en analyse (1937).  Voici ce que dit Lacan « … avant d’extraire de quelque chose… »  « … dont nous savons tellement que c’est le fait d’une collaboration reconstructrice avec celui qui est dans la position de l’analysant (que nous aidons…) il faut nous souvenir que ce qui fonde toute cette reconstruction cette possibilité même de l’aide sous la forme de l’interprétation, cet effort que nous faisons pour extraire sous la forme de pensée imputée[15] ce qui a été en effet vécu par celui qui en l’occasion mérite bien en effet le titre de « patient »  – qui est donc en attente, que quelque chose est en attente, du non advenu, vienne là (JLC) –  c’est quelque chose qui, pour être efficace, ne doit pas nous faire oublier que la configuration subjective a, par la liaison signifiante, une objectivité parfaitement repérable ». Ceci concerne comme le dit Lacan dans la suite la chaine signifiante de l’inconscient (et pas un jugement sur l’histoire). Et il va insister sur cette autre chaine signifiante, que Freud a appelée l’inconscient, qui se déroule dans l’association libre, la trame du discours. « Là, en tel point de liaison, celui tout à fait premier du S1 au S2, là est possible que s’ouvre cette faille qui s’appelle le sujet. Et là les effets de la liaison (en l’occasion signifiante) s’opèrent, que quelque part ce « vécu » qu’on appelle plus ou moins proprement pensée se produise ou non. Là se produit quelque chose qui tient à une chaine, exactement comme si c’était de la pensée. Freud jamais n’a rien dit d’autre quand il parle de l’inconscient. Cette objectivité non seulement induit, mais détermine cette position qui s’appelle position de sujet en tant que foyer des défenses. »

 

Dans l’Envers toujours il remarque qu’il est curieux que dans le Discours psychanalytique « ce qui se produit ce n’est rien d’autre que le discours du Maitre » « puisque c’est S1 qui vient en avant ». Bien sûr pas à la même place. Il ajoute cependant que c’est après avoir fait les ¾ de tours (à partir du discours universitaire), que c’est peut-être du discours psychanalytique que peut surgir un autre style de signifiant-maitre » !…[16] Le Style ! A lire, un numéro intéressant du Trimestre psychanalytique (1992/3) consacré au style. A se souvenir en ouverture des Écrit « le style est l’homme même »…

 

La production de S1 dans le discours psychanalytique nécessite leur repérage en tant que S1, ceci probablement dans des suites, et nécessite une intervention.

« Le psychanalyste a le devoir d’interpréter, …il doit prendre la parole ».

 

Comme le rappelle Martine Lerude dans le livre compagnon de « L’Envers », dans la leçon du 17 décembre 1969 Lacan insiste : « Si l’analyste ne prend pas la parole, que peut-il advenir de cette production foisonnante de S1 ? » Mais de quoi parle-t-il ici comme S1 ? Y a-t-il « selectivité », choix ? Faut-il « tonner » sur « le bon » S1 – après l’éclair le tonnerre ? C’est quoi « le bon » S1 ?

 

Et cependant, de ces S2 en place de vérité, débités délités en association dite « libre », et du fait d’un agent – un Actant – en semblant de l’objet « a » qui met au travail le sujet barré par le signifiant, de ces S2 donc, selon ce parcours (je pensais aussi au graphe et à la nécessité du deuxième niveau), quelques S1 sont à entendre ou à lire de leur répétition sans doute ou de leur suite, ou de quelque distinction (au sens le plus large).

 

Dans la postface du séminaire Les Quatre concepts (1964 / 1er janvier 1973) il parle de l’écrit, « qui ne se lit pas », qui ne se lit pas au sens d’une lecture à/de la lettre ici à mon avis. Il parle de l’enfant « qui apprend à lire en s’alphabêtissant ». Soit en ne lisant pas la lettre, la lettre G comme girafe ou guenon, puisqu’il n’y répond pas (il n’a pas à lire cela, ce n’est pas ce qui est demandé !  JL C). Et : « Ça ne serait déjà pas mal que se lire s’entendit comme il convient, là où on a le devoir d’interpréter » Que se lise dans la parole ce qu’elle dit… Autrement ? Et toujours par rapport à l’écrit ici, par rapport à la blague juive Lemberg et Cracovie[17], le « pourquoi me mens-tu à me dire le vrai ? », « ce qui tranche en tout cas la question c’est le billet que délivre la gare, voire les noms des villes et les trajets sur l’indicateur des chemins de fer. Il dit « La fonction de l’écrit ne fait pas alors l’indication, mais la voie même du chemin de fer. Et l’objet (a) (écriture donc ? JLC) tel que je l’écris c’est lui le rail par où en vient au plus-de-jouir ce dont s’habite, voire s’abrite la demande à interpréter ». Ici se montre l’évocation de l’objet cause du désir, le manque de l’objet. C’est par lui, par ce qui s’écrit sous les dits que l’analyse (se) conduit à interpréter la demande et la jouissance qu’elle mobilise.

 

*

 

Donc immixtion (Cf. V. Nusinovici la dernière fois), évocation, réduction, extraction, Lacan ajoute ce qu’ajoute l’interprétation. Il reprend l’exemple du rêve.

 

Dans la leçon du 11 mars de L’Envers il parle du contenu manifeste et du contenu latent. Le contenu latent pour l’analysant, ce qui est là, c’est son savoir (S2, en Vérité). « On est là pour qu’il sache tout ce qu’il ne sait pas tout en le sachant (c’est ça l’inconscient). Pour le psychanalyste, le contenu latent il est là de l’autre coté (une flèche est pointée sur le S1 en production. Pour l’analyste le contenu latent c’est l’interprétation qu’il va faire, en tant qu’elle est, non pas ce savoir que nous découvrons chez le sujet, mais ce qu’il y ajoute pour lui donner un sens. » Alors nous avons à comprendre que l’interprétation ne donne pas un sens mais ajoute ce qui donne un (Autre ?) sens.  Donc l’intrusion de signifiant significatif ( ?) de l’interprétation  intervient dans le tissu du discours de l’analysant (« la trame du discours »[18], pour extraire quelque chose, signifiant, S1 qui solliciterait par un ajout un déplacement de la signification, gélifiée ?

 

Il fait alors référence au mythe. Le mythe c’est un contenu manifeste, comme ses petites lettres dit-il, comme ses discours, quadripodes écrits. Le mythe, le contenu manifeste il faut le mettre à l’épreuve. « …On va voir comment ça vire comme combinaison de deux mythes qui sont exactement l’un par rapport à l’autre » comme ses petits discours qui pivotent d’un quart de tour, et cela donne des résultats… Pourquoi cette confrontation de deux mythes ? Lacan connait bien Lévi-Strauss et son ethnologie ! Il parle de la classification des mythes, et fait référence aux déplacements et aux comparaisons de l’un avec l’autre.

 

J’ai correspondu un temps – le temps des relations avec les « maussiens » (Alain Caillé etc.) – avec Marcel Hénaff[19], professeur de philosophie et d’anthropologie à l’université de Californie à San Diego en 1988, dans la succession prestigieuse à son campus de Marcuse qui y a enseigné avec son assistante Angela Davis dans les années 60, puis ce fut Edgard Morin, Louis Marin, Michel de Certeau, Jean-Luc Nancy.

 

Il m’écrivait, répondant à un de mes propos. Je lui parlais de l’ « erreur » d’une note en jazz , et le fait qu’un ami jazzman et pianiste me disait que dans l’improvisation l’erreur n’existait quasiment pas, le musicien repartait sur la note émise en conservant éventuellement rythme et harmonie, quitte à revenir ou non sur celui et celle du début. La réponse de Marcel Hénaff fut : « l’élément neuf, déplacé qui  dans une  série narrative  fait selon  Lévi-Strauss repartir  le récit  en le  déplaçant  comme opère un  « dérailleur de bicyclette ». (On peut évoquer l’interprétation comme relance. JL C)

 

Reste que la question centrale problématisée par LS c’est bien celle de la performativité du niveau symbolique (le symbole opère ; il ne représente pas – et c’est exactement le niveau du signifiant selon Lacan). »

 

Quel est cet « élément neuf, déplacé » qui ferait repartir le récit en le déplaçant, ou autrement, sur une autre chaine… ?», ce signifiant opérant qui ferait « changer de chaine » ?

 

*

 

Je termine par une note personnelle. Après un bout du sketch de Jacques Villeret, voilà un bout du mien (il faut y mettre du sien disaient Lacan, et Melman, même si cela n’évoquait pas forcément d’anecdote personnelle).

 

Au cours de l’analyse je parlais avec l’analyste, durant une période, de questions cliniques et sociales, d’embarras pratiques, hors control, et à la fin d’une séance au cours d’une brève discussion il me demande de porter une lettre ou un paquet, je ne sais plus, à la poste, il n’a pas le temps et c’est urgent. En effet il y a beaucoup de monde qui attend, et l’analyste, sur le thème de nos discussions, souhaitait intervenir auprès d’un personnage important de la Santé. Ceci ne me choque pas à l’époque, selon le style de nos relations, et contrairement à d’autres ne me choque toujours pas. Mais il me précise de l’envoyer « par pneumatique », et m’explique avec moultes détails de quoi il s’agit… ! Puis il me dit l’air un peu goguenard « vous n’avez pas ça à Clermont-Ferrand » ! Là je me sens vexé puis me suis senti en colère. Et je file tout occupé à remplir « ma mission ». Tout en me disant que j’aurais dû lui répondre quelque chose, sur le mode agressif !

 

Je ne sais combien de temps plus tard, cela reste intemporel, il me revint ces mots, « pneumatiques, Clermont-Ferrand », Clermont la ville « de » Michelin… des pneumatiques il y en a plein !! Je « quittais » la chose, service rendu que je m’étais appliqué à réaliser, le pneumatique postal indiqué par l’analyste, pour le signifiant essentiellement, avec toutes les autres associations qui donnaient un autre souffle, pneuma etc. Pris par la demande et la vexation du « mot » qui pourtant associait les deux signifiants, pneumatique et Clermont, je restais de mauvaise humeur… un peu. Le déplacement me soulageait alors ! S’agissait-il d’une interprétation ? Peu importe ! Si oui de qui ? Il me semble que ce passage d’une position essentiellement figée à la demande, à une liberté du signifiant peut l’évoquer. (Cf. note 13).

 

Ce qui selon moi pourrait énoncer que l’interprétation serait une modalité de la transmission de la psychanalyse. Ce qui (se) passe amène à ce que « quelque chose » d’intime se déplace, soit projeté au langage… Le non sens d’une intimité fixe, ou fixée, somme toute rendue à la structure de lalangue.

 

Et ceci rejoint ou exemplifie, ou justifie ce que Lacan dit dans une leçon des « Problème cruciaux pour la psychanalyse »[20] lorsqu’il déplie la question du sens et du non-sens à propos du Witz freudien par exemple, du pas-de-sens, de « cette limite entre l’effet de signifiant et ce qui lui revient par réflexion d’effet de signifié », ou à propos de telle phrase du linguiste Noam Chomsky[21], ce rapport de la signification à la grammaire. Et bien Lacan remarque ici que « rien ne prépare le psychanalyste à discuter effectivement son expérience avec son voisin… » « C’est là la difficulté de l’institution d’une science psychanalytique ». Selon l’exemple du Witz « …l’expérience peut se dire dans le registre, dans l’ordre de ce qui est communicable, mais non codifiable selon les critères de la communication scientifique ».

 

 


 

[1] Séminaire L’acte psychanalytique, leçon du 6 décembre 1967

[2] Cf. plus loin, Lacan rencontre GGD Clérambault

[3] Asile, Asylum (lat.), asulon (gr.), lieu sacré, inviolable

[4] GGDC. Gaëtan (Henri Alfred Edouard Léon Marie) Gatian de Clérambault (Bourges 2 juillet 1872 – Malakoff 17 novembre 1934)).

[5] Cf. Lacan rencontre ici GGDClerambault

Cet aspect structural est selon Lacan le pendant de ce que de Clérambault voulait dire avec ce caractère anidéique, « idéiquement neutre » : « qu’aucun mécanisme affectif ne suffit à expliquer. C’est là le point de relief de l’investigation que Clérambault met en valeur. Cela se trouve (être) en effet ce qu’il y avait de fécond dans son investigation clinique ». C’est de cet aspect de « rapport formel, de rapport pur au signifiant » qu’il s’agit ici comme « phénomène premier », comme noyau de la psychose.

Lacan parle ici d’une défaillance du sujet au moment d’aborder la véritable parole… et de son rapport avec la phase inaugurale de la psychose.

Avec le « manque de pensée principale » nous approchons ici du manque d’un signifiant essentiel. Lacan reprend la notion de werwerfung : « Il n’y a nul moyen de saisir, au moment où cela manque, quelque chose qui manque ». Ce quelque chose étant « le signifiant comme tel ».

Formalisme ; mécanicisme ; certes. Mais Lacan introduit aussi l’affect. Cf ci-après dans le texte. Et il le fait avec de Clérambault, (notamment dans la leçon du 6 juin 56).

Il va formaliser ces (ses) énoncés ainsi à la fin du séminaire : « un ego qui ne peut pas trouver son répondant dans le signifiant au niveau duquel il est appelé ; son pouvoir d’ego est invoqué sans qu’il puisse répondre. »

Dans cette leçon du 27 juin 56, Lacan reprend cette notion d’automatisme mental, en de jolies formules.

Il en donne sa définition, à propos de Schreber et de ses gestes et actes perpétuellement commentés. « … dans la mesure où il ne peut pas répondre, dès lors c’est la seule façon de réagir qui puisse le rattacher à l’humanisation qu’il tend à perdre ; c’est de perpétuellement se présentifier dans ce menu commentaire du courant de la vie qui fait ce qu’on appelle le texte de l’automatisme mental. Il n’y a plus pour le sujet qui a franchi cette limite, la sécurité significative coutumière, sinon dans cet accompagnement parlé ». C’est là profondément que se trouve le ressort de l’automatisme mental.

 

[6] Quelle est la place de l’interprétation ? in « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » 1958) in les Écrits.

[7] Leçon du 23 novembre 1955

[8] Séance du 6 juin 1956

[9] Leçon du 17 juin 1964 p.285 « Et, loin qu’on puisse dire que l’interprétation, comme on l’a écrit, est ouverte à tout sens puisqu’il ne s’agirait que de la liaison d’un signifiant à un autre signifiant et par conséquent d’une espèce de liaison folle, il est tout à fait inexact de dire que l’interprétation est ouverte à tout sens.

[10] Leçon du 27 mai 1964. p.237

[11] Leçon du 17 juin 1964, in « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse »…

[12] Au colloque de Royaumont dans « Direction de la cure et les principes de son pouvoir » … « l’analyste) doit payer de ce qu’il y a d’essentiel dans son jugement le plus intime, pour se mêler d’une action qui va au cœur de l’être (Kern unserres Wesens, écrit Freud… »

[13] Cf. « L’interprétation, pour déchiffrer la diachronie des répétitions inconscientes, doit introduire dans la synchronie des signifiants qui s’y composent, quelque chose qui soudain rende la traduction possible, – précisément ce que permet la fonction de l’Autre dans le recel du code, c’étant à propos de lui qu’en apparait l’élément manquant » « Direction de la cure et les principes de son pouvoir »

[14] Leçon du 18 février 1970

[15] Imputée : attribuée, mise au comte de, sous la responsabilité de… Conter, famille du latin putare, «émonder les arbres », « apurer un compte », « compter » d’où « juger », « penser ».-. Dérivé : du latin imp. Putativus, « imaginaire »

[16] Leçon du 10 juin 1970

[17] « Si tu dis que tu vas à Cracovie, c’est bien que tu veux que je croie que tu vas à Lemberg. Seulement, moi je sais que tu vas vraiment à Cracovie. Alors pourquoi tu mens ? » Freud confirme après que le second Juif allait effectivement à Cracovie.

[18] L’Envers de la psychanalyse, leçon III du 17 décembre 1969

[19] Marcel Hénaff, philosophe et anthropologue, a été professeur à l’université de Californie à San Diego. Agrégé et docteur en philosophie, il a étudié l’ethnologie à l’université d’Abidjan et a enseigné à l’université de Copenhague, au Collège international de philosophie à Paris, à l’université Johns Hopkins et à celle de Kyoto. Il est l’auteur de Sade, l’invention du corps libertin (Puf, 1978) ; de Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale (1991 ; Pocket, 2000) ; de Public Space and Democracry, avec Tracy Strong (University of Minnesota Press, 2001) et de l’ouvrage Le prix de la vérité. Le don (Le Seuil, 2002).

[20]  Leçon du 9 décembre 1964

[21] Colorless green ideas sleep furiously

Furiously sleep ideas green colorless.