Qu’est-ce que le sujet dément ?
Lorsque M. Ruiz-Eldredge m’ a demandé de lui transmettre un titre pour mon intervention, je n’ai pas eu longtemps à chercher. En effet je voulais poursuivre le travail entamé dans notre groupe autour des questions ouvertes par la rencontre avec des patients affectés par ce que l’on appelle communément aujourd’hui, maladies neuro-dégénératives, et plus précisément celles que le DSM nomme comme démences, « type alzheimer », « à corps de Lewy », « parkinsoniennes ».
Ce thème, central dans ma clinique se révélait porteur d’une équivocité tout à fait signifiante pour moi. En effet ce signifiant de dément conjoignait tout à fait avec les énigmes dans la parole de ces personnes. Si c’est dément, ça dément quoi ?
La première de ces interrogations qui est venue me frapper dans cette clinique était celle des hallucinations. Je repense à ce patient pied-noir rapatrié du Maroc, qui dans un sentiment d’inquiétante étrangeté ne reconnaissait plus sa maison et disait qu’elle « bougeait comme un bateau », à cet autre qui avait participé à la guerre d’Algérie et qui était désespéré de cohabiter avec « ces arabes qui lui volaient son pain et ses fruits, et qui ne voulaient pas quitter sa maison ». Je vous le cite « J’ai beau gueuler, ils veulent pas partir, je suis plus chez moi. »
Cette question des hallucinations m’embarrasse car elle laisserait penser que le démenti de la réalité dans ces cas-là est poussé jusqu’à l’extrémité du dénouage subjectif ce qui pose forcément la question de la structure.
Juliana Castro, une collègue de l’ALI, parle de défaut d’actualisation discursive, à propos de la clinique qu’elle rencontre à l’INCA, centre national d’oncologie, à Rio. C’est-à-dire de l’impossibilité pour ces patients atteints dans leur chair par le cancer de mettre à jour leurs possibilités symboliques vis-à-vis des remaniements de l’image de leur corps. Je la cite lors d’un de nos échanges : « dans les cas de démences graves nous pourrions être face à une opération discursive mise à mal, ce qui a des effets conséquents sur le corps, étant donné que c’est le discours qui vient lier les organes en fonction »
Est-ce que les hallucinations dans ces « démences » ne seraient en effet pas du même ordre, un remaniement imaginaire pour maintenir un nouage subjectif ? En effet l’opération discursive y est mise à mal toujours précocement , le mot manque, puisque le manque du mot est un des premiers symptômes. Cette fois le remaniement imaginaire procèderait sur la réalité et non seulement sur le corps.
Néanmoins ce démenti de la réalité place ces patients en exil de chez eux, hors du cadre du fantasme qui soutient la réalité. Et comme dans une retrouvaille du traumatisme, c’est par le souvenir traumatique, qu’ils tentent de maintenir du nouage. Là où le symbolique s’effiloche, le fantasme ne tient plus, et il semble que du Réel qui vienne envahir la scène de la réalité.
La deuxième de mes interrogations quant à cette clinique qui concerne : qu’est-ce que le sujet dément ? est celle de l’oubli. Pour conserver cette perspective du démenti, je dirai que dans la névrose, l’oubli est bien sûr ce qui passe à la trappe, et que de la trappe il y a deux écritures possibles, la trappe, ça piège, ça ne fait pas trace, ça fait disparition, et l’attrape en un mot, ce qui nous attrape et nous mène : le refoulement. Dans cette clinique particulière l’oubli a quelques caractéristiques également particulières, il est massif, et il se manifeste essentiellement sur les souvenirs récents.
A ce propos je voudrais vous parler d’une dame que je rencontre chaque semaine. Elle vient dit-elle parce qu’elle perd la tête et qu’elle veut travailler sa mémoire. Je vous la cite : « depuis la mort de mon mari, je lui parle, je vais à sa photo et je lui parle. Et puis je me bouge, je fais des choses, je me laisse pas aller. » Plus tard elle dira « c’est vrai que maintenant ça a moins de goût, j’ai eu une vie formidable, maintenant ça m’intéresse moins. » Ou encore « Je chantais et je dansais tous les jours, j’écrivais aussi, mais non là j’ai plus envie ».
Ici je ferais l’hypothèse que l’oubli fait démenti d’une certaine temporalité désinvestie, endeuillée. Le symptôme qui vient ici au nom du père de famille décédé, permet de maintenir le nouage de la subjectivité bousculée par le deuil.
Il n’est pas rare de voir apparaitre les manifestations du démenti de la réalité après la perte du conjoint ou le placement en EHPAD.
Mon grand-père quelques mois après le décès de ma grand- mère et alors qu’il a été placé en EHPAD, a commencé à halluciner des insectes dans sa chambre et sur son corps, qu’il a gratté jusqu’au sang pour les chasser. Il semble qu’il ne trouve plus son heim, son lieu subjectif et qu’il passe désormais son temps à y chercher la petite bête, l’intrus.
Je voudrais vous lire un passage d’un article de Charles Melman sur le heim, qui me semble être au cœur de cette clinique. Clinique contemporaine car marquée par le placement de plus en plus systématique de nos aînés, en institution, hors des espaces familiaux traditionnels.
Dans un article du bulletin freudien de 1998 sur la phobie, Melman nous dit, je cite : « la singularité de cet espace, ce qu’on appelle le chez soi, le home, le Heim. C’est un espace qui est toujours, même quand nous n’y sommes pas, même quand il est vide, un espace habité. Même si vous êtes laïque, même si vous n’avez aucun penchant pour le spiritualisme, ce qui caractérise le home, c’est d’être un espace habité. Chez les Romains qui n’étaient pas plus religieux que ça, il était spécifié et éclairé par la présence des dieux Lares et du foyer qui était entretenu ; c’étaient des éléments dont la portée symbolique s’est abrasée avec notre soi-disant progrès. Peut-être vivrions-nous beaucoup mieux dans nos maisons si les choses à cet égard disposaient des manifestations qui les rendent sensibles. En tout cas, ce qui caractérise votre maison – et en tant que cela la distingue de celle du voisin, et ce pourquoi vous ne vivrez pas de la même façon dans telle maison ou dans telle autre –, c’est qu’il y a un fantôme qui est là, qui peut être aussi bien le fantôme de vos ancêtres, si c’est une maison familiale, ou bien même si ce n’est pas une maison familiale, celui que vous aurez introduit par la présence des objets auxquels vous tenez, ces objets familiers, des portraits, des photos, et même si vous n’avez pas tout ça, du simple fait que vous y habitez il y a cette présence-là dans votre home, de cet Autre, ce grand Autre spécifié par Lacan, mais en tant que dans votre home, il y a cette tentative en quelque sorte d’affirmer votre identité et votre filiation avec lui. L’espace de l’intimité, c’est un espace qui est organisé par cette présence. C’est pourquoi il est tout à fait normal que quand une femme rentre chez elle, elle commence par regarder sous les lits et dans les placards. C’est tout à fait normal, parce que effectivement, elle sait bien qu’il devrait y avoir là quelqu’un, c’est quelqu’un dont l’identité avec soi et avec sa lignée est affirmée, mais on n’en est jamais tout à fait sûr, d’où le côté éventuellement un petit peu inquiétant. C’est peut-être aussi un intrus, n’est-ce pas ? N’est-ce pas un intrus qui s’est introduit ? Le Heim, c’est du même coup, comme vous le voyez, parler de l’unheimlich ; il y a ce metteur en scène qui a merveilleusement su rendre compte au cinéma de la façon dont le Heim pouvait devenir unheimlich, comment ce qui paraissait le plus intime, le plus garanti, le plus chez-soi, avec un tout petit virage, quelques éclairages, rien du tout, ça devient brusquement inquiétant. Vous avez reconnu Hitchcok dans ma description, bien entendu, et il a constamment joué très finement de cette dimension. »
La troisième question que je souhaiterais aborder aujourd’hui et qui est connexe à celle de l’oubli c’est celle de la répétition. Là encore rien de bien original, la répétition dans la névrose c’est pas comme si on pouvait s’en passer. Mais dans cette clinique spécifique où elle se présente parfois très massivement, je dois avouer que c’est une des manifestations cliniques qui me met dans des états d’ennui voire de haine qui me mettent nécessairement au travail. Comment écouter, entendre toujours, quand une séance se réduit à des énoncés identiques répétés inlassablement, des dizaines et des dizaines de fois. Vous me direz c’est le propre de la cure que d’entendre ses analysants répéter toujours la même chose, certes, mais pas dans la même mesure. Alors évidemment j’ai rien inventé, la seule position soutenable, c’est celle de l’éthique de la psychanalyse, c’est de soutenir l’hypothèse du sujet et de son désir. D’entendre le même comme jamais tout à fait le même, faire le pari que derrière cette répétition d’énoncés identiques, il y a une énonciation qui peut se mi-dire, et que la scansion et l’interprétation peuvent faire ponctuation de cet impossible de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, vers une énonciation qui cesse de ne pas s’écrire :
Contingence d’une rencontre possible dans le transfert ?
Je vais vous parler pour finir d’une dame qui a accompagné mon travail dans ce groupe tout au long de l’année, et dont les trouvailles poétiques m’ont inspiré le nom, Mme Verlaine. Alors je n’aurais pas le temps de déplier le cas comme j’ai pu le faire avec les collègues du groupe mais j’espère pouvoir vous faire entendre un bout du travail qu’elle a pu faire.
Je la cite « Je sais plus, je perds la tête, je suis pas chez moi là. Quand j’étais jeune j’allais dans les Alpes . C’est le médecin qui avait dit à ma mère partez un peu à la montagne, c’est bon pour l’organisme. Ca s’appelait Abriès le village où on allait. Je m’y plaisais, y avait les moutons. Les vaches j’en avais un peu peur. La grosseur ça me faisait un peu peur. C’est le médecin qui avait dit partez un peu à la montagne pour respirer.
c’est impressionnant, j’aimais les voir mais de loin. Ils louaient une maison, on y est allé longtemps, surtout ma mère, mon père travaillait. On restait tous les 3 (avec son frère). C’est le médecin qui avait dit à ma mère partez un peu à la montagne, pour les enfants, c’est bon. On louait, on y allait quand on voulait, Abriès ça s’appelait. Et moi j’étais contente là-haut, y avait des moutons, des bœufs, des vaches, j’aimais beaucoup les animaux.
Les moutons ils étaient gentils, ils venaient nous trouver dans le jardin, c’est joli un petit mouton, les vaches j’en avais un peu peur. Abriès ça s’appelait. On louait. C’est le médecin qui avait dit à ma mère partez un peu à la montagne, c’est bon pour respirer, pour l’organisme. Mon père nous avait emmenés, il nous laissait avec maman, je m’y plaisais, y avait beaucoup d’animaux, j’ai toujours aimé les animaux.
ça me plaisait, mais j’en avais un peu peur. J’allais jamais à la mer, nous c’était à la montagne. C’était mon père qui nous emmenait. C’est le médecin qui disait ça fait beaucoup de bien aux enfants. On louait une maison. Abriès ça s’appelait. On y restait 2 mois. J’aimais bien. Les petits moutons, pas les gros, ça m’effrayait un peu, les grosses bêtes, les vaches.
Un chien ça m’aurait plu, maman elle me disait, une bête enfermée, non. Ca lui disait rien. En ville il faut les tenir, à la campagne on peut les lâcher. Maman elle me disait ça ne se fait pas. A l’école j’entendais les filles parler des garçons, moi je préférais la campagne, les petits cochons, c’est joli. Moi je préférais les animaux, je savais pas ce que c’était d’aimer et tout ça.
Lacan dans l’étourdit, propose cette assertion : « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». L’entourage de Mme Verlaine est épuisé de ne n’entendre que ce qui se dit dans ce qui s’entend. Ils leur est difficile de supposer un sujet d’une énonciation. La patiente assignée à son trouble de mémoire, est réduite à un diagnostic, et ses énoncés répétitifs ne lui autorisent pas d’être entendue, à l’endroit « qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Dans l’étourdit Lacan nous permet justement d’opérer ce glissement , des tours du dit vers une écriture étourdissante, surprenante, celle de l’inconscient.
Ce que j’ai essayé de partager dans cette vignette, c’est comment dans le transfert, cette dame peut dans les répétitions d’une demande jamais tout à fait la même, écrire une trajectoire désirante, mi-dire un inter-dit, « ça ne se fait pas en ville mais moi j’aime la campagne ». Comment les répétitions successives dessinent un tore où peut se lire le désir d’un sujet. Alors est-ce qu’Abriès, peut s’entendre comme un abri, est-ce abri, Abri-est-ce? Est-ce que ça ferait heim pour elle?
Nicolas Dissez lors d’une journée à Marseille il y a quelques années avait proposé une formule que je reprendrais ici : « Si Un lieu c’est toujours déterminé par un nom, il est aussi vrai que La parole d’un sujet s’autorise toujours d’un lieu »
Est-ce qu’on peut faire entendre de l’heim dans Alz-heim-er ? Est-ce que parfois ça n’écrit pas un symptôme qui vient nouer et tenir les registres, un 4ème rond de suppléance qui maintient un alter heim, un lieu du grand Autre encore.
Je terminerais par une référence au lieu d’où je prends moi-même la parole, à entendre comme révérence au nom qui détermine ce lieu et je citerai donc Lacan : « L’Autre est le lieu d’où peut se poser au sujet la question de son existence ».