Quelques références à Descartes chez Lacan
14 mars 2023

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MACHADO Fernanda Leite de Paula
Journées des cartels

 

Soirée et journée des cartels

9 et 10 septembre 2022

Intervention de Fernanda Leite Machado

Quelques références à Descartes chez Lacan

 

Ces échanges sur Descartes à partir de Lacan ont débuté il y a un an avec  une de mes collègues. Étant prévenues de la difficulté de l’élaboration d’un travail à deux, nous gardions toujours en tête la nécessité d’une tierce personne et, quelques mois plus tard, nous avons proposé à une collègue de faire partie du groupe – toutes trois mues par l’intérêt porté sur Descartes, mais chacune avec son regard propre et spécifique sur l’articulation entre le philosophe et Lacan. Après quelques rencontres de travail, se « limitant » à nous trois, la place de plus-une a étonnamment surgi, sans que nous ne l’ayons prévue ou provoquée, avec le maintien de la possibilité d’intégrer de nouveaux membres. Il y a ici l’écho de quelque chose que Lacan dit dans le Séminaire R.S.I., leçon du 15 avril 1975: « Le départ de tout nœud social se constitue (…) du non-rapport sexuel comme trou, pas de deux, au moins trois, et ce que je veux dire, c’est que même si vous n’êtes que trois, ça fera quatre. La plus-une sera là, même si vous n’êtes que trois (…) ».

Le point de départ ici n’est pas le Descartes comme simple philosophe de la conscience, mais, comme nous pouvons le lire dans la Méditation Seconde, le Descartes qui tout à coup tombe dans une eau très profonde, sans pouvoir ni assurer ses pieds dans le fond, ni nager pour se soutenir au-dessus.[1] Ou même un Descartes qui affirme, en ce qui concerne la difficulté de la méthode qu’il s’impose à lui-même:

(…) une certaine paresse m’entraîne insensiblement dans le train de ma vie ordinaire. Et tout de même qu’un esclave qui jouissait dans le sommeil d’une liberté imaginaire, lorsqu’il commence à soupçonner que sa liberté n’est qu’un songe, craint d’être réveillé, et conspire avec ces illusions agréables pour en être plus longuement abusé, ainsi je retombe insensiblement de moi-même dans mes anciennes opinions et j’appréhende de me réveiller de cet assoupissement, de peur que les veilles laborieuses qui succéderaient à la tranquillité de ce repos, au lieu de m’apporter quelque jour et quelque lumière dans la connaissance de la vérité, ne fussent pas suffisantes pour éclaircir les ténèbres des difficultés qui viennent d’être agitées.[2]

Ou bien encore, un Descartes qui, en quête d’un chemin sûr vers la vérité, refuse d’être un  « homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet » et s’aventure dans le « grand livre du monde ».[3] En un mot, la division de Descartes, c’est ici le point de départ.

Un autre point de départ – qui n’est pas sans rapport avec cette supposition d’une division chez Descartes – est l’affirmation de Lacan, dans le Séminaire sur Les fondements de la psychanalyse, leçon du 15 avril 1964, selon laquelle le terme « sujet », sujet qui se constitue par les effets du signifiant, désigne le sujet cartésien.[4]

Le premier temps de la méditation cartésienne recèle la présence inévitable de la division, dans la mesure où il s’agit d’un temps de transition et de suspension. Dans le séminaire L’Identification, Lacan parle du caractère évanescent du je inauguré par Descartes: « Une façon d’articuler cette vacillation du je et celle qui nous mène au plus proche de la démarche cartésienne, c’est de nous apercevoir justement du caractère à proprement parler évanouissant de ce je, nous faire voir que le véritable sens de la première démarche cartésienne, c’est de s’articuler comme un je pense et je ne suis »[5].

Ce moment de suspension semble durer plus ou moins jusqu’au début de la  Méditation Seconde, lorsqu’il est alors interrompu par la portée de la certitude engendrée par le cogito[6], mais fondamentalement par la garantie que Dieu est bon et « vérace », présente dans la Méditation Troisième. Comme l’observe Lacan dans le Séminaire L’acte psychanalytique, leçon du 10 janvier 1968, « Il est bien certain que le fait de conférer à Dieu d’être cause de soi, a dissipé par là toute l’ambiguïté du Cogito »[7].

Dans Les Fondements de la psychanalyse, il dit que Descartes « inaugure les bases de départ d’une science dans laquelle Dieu n’a rien à voir »[8]. Il y a une rupture par rapport au Dieu de la tradition médiévale, dans la mesure où le Dieu de Descartes semble, d’une certaine manière, se confondre avec la propre raison et d’une façon assez spécifique. « Vous savez que Descartes n’a pu que réintroduire la présence de Dieu. Mais de quelle façon singulière! »[9]

L’homme s’extrait donc de la soumission complète au discours religieux et devient, avec Descartes, celui qui se soumet à soi-même, qui cherche par soi-même la vérité et qui se met à occuper la place de fondement. Il a fallu qu’un champ soit instauré, champ où il est devenu possible de soulever et poser des questions, de douter enfin, là où il ne semblait n’y avoir aucun besoin de tout cela car, dès lors qu’il existait un terrain où la vérité était déjà établie, il n’y avait nul besoin de la quêter, de la chercher. Il a fallu que l’homme quitte cette place de soumission et vienne occuper une place de maîtrise, de contrôle, de pouvoir et d’auto-assurance pour que surgisse alors la psychanalyse avec Freud, et constater que ce même homme qui se croit maître de lui-même est déterminé par l’inconscient. C’est Lacan lui-même qui a dit qu’il a fallu qu’il y ait le sujet cartésien pour que, à un autre moment, le champ freudien puisse émerger.[10] Descartes comme condition de possibilité pour l’émergence de la psychanalyse. Dans le séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, Lacan observe que sur ce point inaugural de Descartes : « quelque chose est fondamentalement méconnu et dont le retour constitue l’essence de la découverte freudienne »[11].

Lacan va encore plus loin en affirmant : « Que le sujet est décentré par rapport à l’individu, ceci, ne croyez pas que ça n’ait pas été annoncé d’une certaine façon autrement que par les poètes et par Rimbaud, que d’une certaine façon ça n’était pas déjà aussi quelque part en marge de l’intuition cartésienne fondamentale du je pense donc je suis »[12]. En d’autres termes: ce décentrement du sujet par rapport à l’individu serait déjà présent, d’une certaine manière, dans le cogito cartésien, dans la sentence qui inaugure le sujet de la raison et de la certitude.

La classification de Descartes comme simple philosophe du sujet de la méthode et de la conscience ne tient pas face à la complexité à laquelle nous sommes confrontés en lisant son œuvre et, plus encore, en lisant son œuvre à partir de Lacan. C’est avec la psychologie que l’histoire de la pensée a subi une rechute en prenant ce « je » du cogito par la représentation de « l’homuncule », par le simple sujet de la conscience.[13] Il n’est pas rare d´utiliser l’épithète « cartésien », de façon péjorative ou non. Mais Lacan nous dit que « Si vous dites : je suis cartésien, c’est que dans la plupart des cas vous ne saisissez rien de ce qu’à dit M. Descartes, car vous ne l’avez sans doute jamais ouvert »[14].

Loin d’une classification réductrice de Descartes, la complexité et la division qui peuvent poindre à partir d’une certaine lecture de son œuvre, produisent, au contraire, une ouverture. Dans R.S.I., Lacan nous dit que le « je pense » simule un trou car Descartes vide ce « je pense ». Il ajoute: « Pour que quelque chose ek-siste, il faut qu’il y ait quelque part un trou. (…) Assurément, ces trous, nous les avons ici au cœur de chacun de ces ronds, puisque sans ce trou, il ne serait même pas pensable que quelque chose se noue »[15]. L’événement Descartes – qui, comme nous le savons, n’aurait pu advenir sans l’émergence d’autres événements tels que l’humanisme de la Renaissance (XVe siècle), la Réforme Protestante (XVIe siècle) ou la Révolution Scientifique (XVIIe siècle)[16] – a produit le trou qui a permis l’apparition du « cogito freudien » : Desidero[17].


[1] DESCARTES, R., « Méditations », in Oeuvres et Lettres, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1953, p. 274.
[2] Ibid., pp. 272-3. 
[3] Id., « Discours de la méthode », op. cit., p.131.
[4] « (…) dans le terme de sujet (…) nous ne désignons pas le substrat vivant (bien entendu, qu’il faut au phénomène subjectif), ni aucune autre sorte, ni aucun être de la Connaissance dans sa pathie seconde, ou primitive, ni même non plus le logos qui s’incarnerait quelque part. Mais le sujet cartésien, à savoir qui apparaît à ce moment où le doute se reconnaît comme certitude. À ceci près que par notre abord les assises de ce sujet se révèlent bien plus larges, mais du même coup bien plus serves quant à la certitude qu’il manque, qu’il rate ».
[5] LACAN, J., L’Identification. Leçon du 22 novembre 1961.
[6] Le cogito au sens propre (cogito ergo sum) trouve son occurrence dans la quatrième partie du Discours de la Méthode. Dans la Méditation Seconde, on trouve l’énoncé « Je suis, j’existe ».
[7] LACAN, J., L’acte psychanalytique. Leçon du 10 janvier 1968.
[8] Id., Les fondements de la psychanalyse. Leçon du 3 juin 1964.
[9] Ibid.
[10] Ibid., Leçon du 5 février 1964.
[11] Id., Problèmes cruciaux pour la psychanalyse. Leçon du 16 juin 1965.
[12] Id., Le Moi dans la théorie Freudienne et dans la technique de la psychanalyse. Leçon du 17 novembre 1954.
[13] Id., Les fondements de la psychanalyse. Leçon du 22 avril 1964.
[14] Id., Les psychoses. Leçon du 13 juin 1956.
[15] Id., R.S.I. Leçon du 17 décembre 1974.
[16] D’autres événements historiques ne doivent cependant pas être ignorés, tels que : la découverte du Nouveau Monde (1492), le développement du mercantilisme comme nouveau modèle économique qui dépasse progressivement l’économie féodale, et l’émergence et la consolidation des États Nationaux (Espagne et Portugal, Pays-Bas, Angleterre et France), qui substituent le modèle politique de la féodalité.
[17] LACAN, J., Les fondements de la psychanalyse. Leçon du 29 avril 1964.