Dans notre clinique, que peuvent nous apprendre les enfants dont les parents
se séparent concernant le savoir et la connaissance ?
Sans aucun doute ils pensent qu’ils y sont pour quelque chose. Cette connaissance
est d’ailleurs étayée, frayée par la parole même
des adultes : " S’ils restent ensemble, c’est à cause des enfants.
" Ce sont là les mots qui signent la persistance de l’infantile
chez les parents devenus adultes. Ils ne en somme rien d’autre que d’affirmer
la permanence de leurs illusions : quand ils étaient enfants, ils étaient
tout-puissants dans la mesure où c’étaient d’eux que dépendait
que leurs parents restent ensemble ou se séparent. Cette toute puissance
est évidemment très articulée aux souhaits de mort qui
sont dirigés vers les parents du même sexe, et à la rivalité,
à la jalousie, quasi fraternelle qui se résument souvent dans
la formule : " Je ferais ou j’aurais fait une bien meilleure épouse
pour mon père, que ma mère. " Ou bien : " Avec moi il
ne serait pas parti ; mais il est parti, j’en veux à mort à ma
mère. "
Cette position a pour corollaire l’acuité toujours présente d’un
conflit que l’on peut schématiser ainsi : lorsque je suis avec l’un,
je trompe l’autre ; lorsque je suis avec ma mère, je trompe mon père
; et inversement. Et cette infidélité évidemment, c’est
un signifiant qui est en bonne place dans ce qui se joue entre les parents qui
se séparent. De sorte que le conflit en question est alimenté,
soutenu, parfois à leur insu, par les parents eux-mêmes.
Ce conflit est particulièrement sensible, sur ce point de la tromperie.
Conflit qui vient alimenter chez le garçon, pour la mère, et chez
la fille, pour le père, l’identification hystérique de tels traits
physiques, d’attitudes, de caractère, retrouvés chez l’enfant
et hérités du parent honni ou coupable, en tout cas, désinvesti.
Le père, la mère, repère chez l’enfant de ce qu’il ne peut
pas supporter chez l’autre parent : repérage d’un des aspects essentiels
de ce qu’on appelle " la tête à claques " ainsi reconnue,
" on le reconnaît bien là, c’est bien la fille, ou le fils,
de sa mère. " Et ce conflit vient alimenter l’identification hystérique
de l’enfant ; il n’est pas simplement sur le versant de l’agressivité,
il vient aussi pousser l’enfant à une identification à un trait.
Lorsque les enfants dans ces conditions, se trouvent parallèlement aborder
la grande école, ou bien changer de classe, au moment où les parents
se séparent, cette question que je viens d’essayer de mettre sur pied,
se trouve transposée sur la personne du maître ou de la maîtresse.
L’amour que l’enfant peut lui porter, n’est-il pas retiré à l’un
des parents ? Ne serait-ce pas aggraver le chagrin du père, de la mère,
que de faire plaisir au maître, à la maîtresse ? Faut-il
abandonner ma mère pour ma maîtresse ?
A ces conflits implicites, une façon de régler ces missions impossibles
qui visent à tout faire pour que les parents restent ensemble, à
sauvegarder ce pouvoir de sauver le couple qu’aurait l’enfant, et peut-être
de l’exercer ce pouvoir, il y a une solution : le non-dit et le déni.
La méconnaissance active des disputes qui rend sourd, la méconnaissance
des indices et des preuves qui rend aveugle. C’est cet embargo actif sur les
connaissances qui vient faire écho à ce qui a été
refoulé, en particulier dans le processus oedipien. Cette situation
va, chez l’enfant, se traduire par l’apparition de symptômes dont on connaît
le polymorphisme au moment de la séparation des parents. Et notamment
dans le champ dépressif. Nostalgie, identification encore ici au deuil
de l’un des parents devant la perte de l’objet.
Dans l’état dépressif, très souvent masqué, qui
survient au moment de la séparation des parents chez les enfants, il
y a quelque chose me semble-t-il d’essentiel. Je voudrais que vous teniez compte
de ce que l’enfant s’identifie au deuil du parent mais pas à la
perte de l’objet du parent. En somme, semblant de deuil. Non pas deuil de l’objet
d’amour, mais deuil pour l’objet, dédié à l’objet, en l’honneur
de l’objet. Et ce deuil chez l’enfant a ceci de particulier qu’il lui fait courir
un risque, un risque d’incorporation sous cette forme de semblant du deuil bien
réel du parent déprimé.
Vous savez combien sont classiques les difficultés prévisibles
entre l’enfant et la mère, lorsque la mère est déprimée.
Dans le cas de séparation des parents, il va donc se produire, de la
part de l’enfant, un semblant de deuil qui va être dédié
à l’objet, qui va se faire en son honneur, comme un mausolée si
vous voulez, et la gravité de cette situation qui est assez fréquente,
est liée à l’éventualité, au risque, d’une incorporation
du deuil bien réel du parent déprimé.
Pourquoi risque d’incorporation ? Parce que ce qui vient d’être indiqué
du processus précédent où se trouve prise la toute puissance
de l’enfant, ses souhaits agressifs, à la fois sa crainte et son désir
violent de voir les parents s’éloigner, sa valeur ou sa séduction
enfin reconnues dans un terrain devenu libre, partie du leurre de l’efnant devant
ses parents. Jeu de leurre dont Lacan a montré à quel point il
est essentiel dans le processus d’articulation entre l’enfant, la mère
et le phallus. Leurre de l’être, l’enfant leurre sa mère en lui
faisant croire qu’il l’est, le phallus ; leurre de l’avoir : l’enfant se leurre
lui-même en imaginant qu’il l’a. Certes c’est ce jeu qui vient articuler
le phallus imaginaire au phallus qui donne accès au symbolique dans la
mesure où c’est par lui que se trouve transmise la lignée des
générations. Et cette articulation est précisément
mise à mal dans le réel, et aussi dans l’imaginaire, par la séparation
des parents jusqu’à ce qu’elle soit sanctionnée dans le symbolique.
Séparation des parents qui vient en somme diviser le Nom du Père.
En somme, ce qui a été jusqu’ici rapidement décrit dans
cette clinique, pour imaginaire que ce soit, aboutit à mettre en cause
ce que la fonction des parents, ce que la fonction de la famille a de normatif,
c’est-à-dire de phallique. C’est une question que nous avons essayé
de mettre en place avec G. Balbo : ce côté phallique de la fonction.
La fonction est phallique parce qu’elle fonctionne, du fait qu’elle fonctionne.
Ce qui est intéressant dans cet exemple des états dépressifs
des enfants dont les parents se séparent, c’est que justement on assiste
à ce transfert, au déplacement de ce qui fait ordre d’une fonction
du côté de la famille, à quelque chose de l’ordre d’une
fonction qui vient à être perturbée dans son fonctionnement
chez l’nefant. En somme il s’agit de la mise en cause ce que la fonction des
parents a de normatif, ce que leur parole a de crédible, ce que leur
présence de couple a d’organisatrice. C’est cette fonction qu’a perverti
l’excès de fonctionnement du couple vers le hors-limite. Ce en quoi cette
fonction familiale était introjectée comme bonne, devient précaire,
discutable. C’est le mauvais qui va devoir être rejeté, évacué
du côté de la pulsion de mort. Et c’est souvent sur la fonction
même de dévoration, que vient se porter le dévoiement du
fonctionnement familial, sur la fonction d’avaler. Il y a là quelque
chose que l’enfant ne peut avaler, a du mal à avaler. Je vous propose
de faire l’hypothèse qu’il y a une équivalence logique entre la
reprise illusoire de la maîtrise de ce fonctionnement familial perverti,
" je peux les empêcher de se séparer ", et ce que constitue
la bascule fonctionnelle de l’anorexie, à savoir : " je ne peux
pas avaler, je vomis. " Cette bascule fonctionnelle de l’anorexie s’opère
dans le même destin symétrique de perversion fonctionnelle ; le
vomissement vient rétablir la maîtrise par cette inversion physiologique
elle-même. A partir du moment où je vomis, je maîtrise le
temps automatique de la déglutition , qui m’échappe, en temps
ordinaire. C’est en somme le reflet, le déplacement, la mise en jeu symétrique
de cette perturbation d’une fonction, de cette déviation d’une fonction,
de son inversion à proprement parler qui est le pendant de la maîtrise
perdue par l’enfant (" je peux les garder ensemble "). Quand au corps
de l’enfant, dans l’anorexie liée à la dépression de la
séparation des parents, il devient un ex-voto au martyre, du père
ou de la mère, une couronne mortuaire sur le cénotaphe de leur
amour, de la famille, du couple, etc., idéalisés.
Certes, je crois qu’il est licite de mettre l’accent sur ce symptôme
parce qu’on le rencontre fréquemment, mais je propose que nous envisagions
aussi un processus parallèle qui intéresserait d’autres fonctions,
d’autres fonctionnements. Sur ce point je vous propoe un bout de clinique qui
date d’il y a quelques jours. C’est une mère qui me téléphone
et qui me dit : " Je voudrais vous amener mes trois enfants. "
Je trouve que c’est beaucoup et je lui dis : " Mais venez donc toute
seule. " Elle m’explique que son mari l’a quittée, est parti
dans un pays étranger vivre avec une riche héritière. Elle
se trouve avec les trois enfants dans une position qui, comme elle dit, l’injurie
et la blesse. Elle a un garçon de 14 ans : " il me traîne
dans la boue, il me dit que je suis nulle, que je suis devenue moche, que ça
ne l’étonne pas qu’il soit parti " ; un enfant de 8 ans égaré,
" il oublie tout, il prend la nuit pour le jour, il ne sait plus ce
qu’il fait en classe ; sa maîtresse m’a téléphoné
pour me dire : il est exclu, il s’exclue lui-même ; il a des tics ".
Celui de 4 ans ne peut plus avaler une bouchée depuis 10 jours.
Je lui demande ce qu’elle leur a apris au sujet de cette séparation.
Elle me tient un propos tout à fait caractéristique de la dissociation
entre le savoir et la connaissance. Elle me dit : " ils ne savent rien.
" Je lui dis : " Comment ils ne savent rien ? "
" Evidemment ils connaissent la femme puisqu’ils sont allés
chez elle à trois ou quatre reprises, ils la connaissent, mais à
mon avis, leur père ne leur a rien dit. " J’insiste un peu sur
le fait qu’il faudrait peut-être dire quelque chose quand l’occasion se
présentera et qu’elle revienne me voir quand elle le jugera opportun
dans les jours qui viennent. Au bout de huit jours elle revient et me dit qu’elle
n’a pas pu le dire au dernier, parce qu’il n’a que 4 ans, mais elle pense que
celui de 8 ans à qui elle l’a dit, lui en a parlé car il mange
normalement depuis 4 jours. Elle l’a dit à celui de 14 ans : "
c’est devenu un agneau. " Quant à celui de 8 ans " il
est retombé sur ses pieds, il est très soulagé ".
La question du renversement des fonctions là s’est trouvé réglée
après que les choses aient été dites. Je trouve que c’est
assez intéressant finalement, de constater que ce en quoi la fonction
de la famille prend ses assises dans la loi phallique et dans la loi tout court,
se trouvant mis en question et finalement perverti par la séparation
des parents, entraîne du côté des fonctions de dévoration,
de la fonction de précision temporo-spatiale et dans la fonction motrice
pour parler de ces trois enfants, ce renversement symétrique.
La question de ce transfert d’une fonction à l’autre, c’est cela que
je voulais souligner auprès de vous. Finalement s’agit-il là d’un
processus comparable à ce qui se passe dans le refoulement ? En effet,
le refoulement freudien s’étend de proche en proche, de représentation
en représentation, de fonction de représentation en fonction de
représentation. Comme il nous le dit : " le refoulé préalable
se trouve en mesure d’accueillir ce qui est repoussé par le conscient
". (Dans le chapitre sur le refoulement p. 191 du tome 13 des nouvelles
traductions des PUF)
Ce refoulé préalable, qu’est-il exactement ? Je trouve que c’est
assez intéressant de se souvenir qu’en effet, pour Freud, il faut qu’il
y ait un refoulé pour accueillir ce qui est repoussé par le conscient.
Comme si ce que repousse le conscient ne pouvait pas, en quelque sorte, arriver
dans un lieu où il n’y aurait pas déjà du refoulé.
C’est là je crois un des ressorts de cette mise en place du refoulement
primordial tellement énigmatique chez Freud.
Qu’est-ce que c’est ce refoulé préalable ? La question soulevée
par ces renversements de fonctions me paraît de nature à insister
peut-être sur un point que nous avions un peu investigué l’année
dernière, qui était le passage de la Chose à l’objet, c’est-à-dire
du support de la Chose, sur lequel vient s’inscrire le signifiant. Je pense
que, pour qu’une motion quelconque, une représentation, un affect soit
repoussé du conscient vers l’inconscient, pour parler comme Freud, il
est nécessaire, pour que ce signifiant de la représentation vienne
s’inscrire, que la Chose ait été soulevée de son support,
c’est-à-dire qu’il y ait un refoulé préalable. C’est le
support de la Chose qui me paraît être le plus congruent à
représenter, à tenir lieu, de cette formule " le refoulé
préalable ". Que la fonction puisse, d’une manière que
j’ai essayé d’esquisser, de façon symétrique, se renverser
en passant par exemple, de ce qu’il en est de la fonction de la famille et de
ce en quoi elle est phallique, à l’inversion de la fonction de dévoration
dans l’anorexie tant que le savoir n’a pas permis d’articuler quelque chose
qui a à faire avec un signifiant, c’est la question que je me pose et
que je vous pose par la même occasion, en donnant comme prolongement à
ce que je suis en train de dire une phrase de Freud dans le même article
et à peu près au même endroit qui est la suivante : "
La part représentation de la Repräsentanz – c’est-à-dire
de la fonction de représentation – si elle est refoulée avec
succès, cela se traduit par une formation de substitut ou de symptôme.
"
Je pense que l’inscription du signifiant sur le support de la Chose (le refoulé
préalable) nous permet peut-être d’éclairer un peu cette
position de Freud du côté de la représentation qui ne s’est
jamais contenté de dire représentation mais qui a toujours accolé
à la représentation la fonction de la représentation. Autrement
dit, pour prendre le vocabulaire que je vous propose parallèlement, il
ne parle pas que du fonctionnement de la fonction de représentation qui
est la représentation, mais il parle aussi de la fonction. Le renversement
de la fonction de représentation peut semble-t-il être mis en oeuvre
exactement au même titre que le renversement de la fonction de dévoration
dans l’anorexie par exemple.
De sorte que ce transfert d’une fonction à l’autre supposerait de mettre
en place une prise du signifiant, non pas seulement en ce qu’il permet de discriminer
des phomènes, c’est-à-dire d’être sonore, mais aussi en
ce qu’il permet l’inscription signifiante qui se fait par le passage par le
corps propre.
Premièrement, le sonore. Je voudrais simplement (parce que je n’ai pas
le temps de tout faire) vous rappeler ce qui se passe chez le petit Hans quand
il se trouve en mesure de discriminer dans la phonétique, dans le sonore
ce qu’il en est de son érection, ce qu’il en est de la mobilisation de
son corps du côté de la jouissance, celle-ci apparaissant comme
hors corps. L’érection étant en quelque sorte indépendante
de son propre corps. C’est elle qu’il vient articuler au phonème qu’il
emploie, sur lequel J. Périn a fait un article qui est d’ailleurs fort
intéressant : la première qualité du signifiant est donc
d’articuler une fonction à du sonore.
Deuxième qualité du signifiant sur laquelle je voudrais insister
un peu parce qu’elle est moins précisémment envisagée que
la précédente : il s’agit de cette particularité du signifiant
d’être fondée sur une discrimination, un écart dans l’articulation
phonétique, le passage par le corps propre de cette différence
d’un signifiant à un autre. Ce qui soulève la question de la parole
et de la phonation, dans leur dialectique avec ce qui est hors corps et ce qui
est jouissance autre. Cette parole et cette phonation passent par la source
fonctionnelle de la parole : elles sont articulées par les lèvres,
par le larynx, par les joues, etc., par la respiration. Source fonctionnelle
inscrite dans le corps et lieu de la fonction, qui a une loi intangible : de
fait – et dans l’articulation c’est particulièrement net -, je ne peux
pas articuler b, d, t, sans poser ma langue, ma mâchoire,etc., dans des
points d’articulation absolument précis ; c’est ce en quoi la fonction
est phallique. Et la jouissance de l’articulation est donc celle de la loi qui
fait que les points d’articulation sont ordonnés. Comme dans le bien
dire, c’est le bien articuler. Cette jouissance phallique dans la fonction risque
sans cesse, justement parce qu’elle est ancrée dans le corps, par le
passage de cette articulation dans le corps risque sans cesse d’être débordée
par une jouissance qui n’est pas phallique, qui est la jouissance autre. Celle-ci
se situe à l’articulation entre le corps et le réel. De sorte
que risque de s’instaurer une compétition entre la jouissance phallique
hors corps, qui est celle de la fonction, et a à faire avec la loi, et
ce qui, dans l’articulation elle-même, dans l’action de parler, de chanter,
etc., est une jouissance qui est une jouissance autre, qui va mettre en jeu
non plus la fonction mais le corps dans un débordement dont un exemple
est la glossolalie.
De sorte que c’est par ce passage par le corps et le risque de débordement
par la jouissance autre que le signifiant peut venir corrompre la fonction et
donc l’organe. Tel serait " ce refoulé préalable " dans
son inscription signifiante du côté du corps, et non pas du côté
de la fonction. Le signifiant peut venir déborder cette fonction, peut
venir la pervertir, ce en quoi en somme le symbolique peut venir pervertir la
fonction. Est-ce là ce que Freud appelle l’affect, le quantum d’affect
? Qui n’est pas comme vous le savez l’objet de refoulement.
Est-ce précisément que ce refoulement ne portant que sur la fonction
épargnerait justement ce en quoi le signifiant est inscrit dans le corps,
articulé à la jouissance autre ? Ce serait là une idée,
un concept que nous pourrions rapprocher de celui d’affect, dans la mesure où
précisément le refoulement ne vient pas l’intéresser.