Pour Jacqueline
02 octobre 2014

-

DRAZIEN Muriel
Hommages



Nous avons eu des parcours différents – elle professeur universitaire de profession, moi psychanalyste – des parcours qui nous permettaient de nous rencontrer de temps en temps sur un terrain commun : la psychanalyse bien sûr selon le choix qu’elle opérait sur l’œuvre de Freud et surtout de Lacan ; la littérature qui a toujours été mon intérêt majeur, Joyce, Dante, Proust. Mais aussi sur Artaud, sur la folie, la psychiatrie, la religion.

Jacqueline adorait Rome. Elle disait qu’à chaque angle de rue on pouvait trouver des hiéroglyphes à déchiffrer. Lacan ne manquait jamais de l’appeler quand il venait à Rome car il trouvait tout ce qu’elle écrivait, tout son travail parfait, et sa compagnie toujours agréable. Combien de fois n’avons nous pas visité ensemble des lieux secrets à Rome, comme le temple de Mithra à Porta Maggiore ou tout récemment le Domus Aurea qu’elle voulait protéger des nouveaux projets de remaniement. C’est sur ce site, au Colle Oppio que nous avons diné ensemble au mois de juillet dernier, en admirant le coucher du soleil sur les ruines.

En 2001, pour la centenaire de la naissance de Lacan aux journées que j’avais organisés sur Moise et le Nom du père où Lacan parle de la psychanalyse comme d’un « petit instant, un éclair de vérité dans l’histoire de l’humanité ,» Jacqueline a écrit un texte appelé: « La vraie religion c’est…la romaine », reprenant la conférence de Lacan du 29 octobre 1974 prononcée à Campitelli au moment du congrès de la EFP à Rome . Voici des extraits :

« Madame Y demande : « la psychanalyse va-t-elle devenir une religion ? »

Jacques Lacan répond : « la psychanalyse ? Non, du moins, je l’espère. On va sécréter du sens à en veux-tu en voilà, et ça nourrira non seulement la vraie religion, mais un tas de fausses. »

Madame Y : Qu’est-ce que ça veut dire, la vraie religion ? »

Jacques Lacan : « La vraie religion, c’est la romaine ! »

Jacqueline écrit : « J’ai encore l’impression de l’entendre. L’effet comique était voulu de sa part, parce qu’en français quand on dit « la romaine » on sous-entend la salade. »

Devenue Directrice de la Bibliothèque Guillaume Apollinaire, qu’elle a sauvée pour le Centre d’études Italo-francais à Piazza Campitelli, où moi-même j’avais mon cabinet, où beaucoup de nos collègues de l’ALI avaient donné leur contribution à l’enseignement qui me tenait à cœur, elle a accueilli nos leçons et conférences, concrétisant cet apport à la culture italiano-francaise de Rome en faisant afficher des écriteaux sur les murs qui peuvent se lire encore aujourd’hui avec les dates et les titres. Un lieu qui de par son choix n’a jamais accueilli les groupes psychanalytiques qu’elle n’appréciait pas.

En 2010 elle a participé aux journées sur Dante et l’amour de la langue que nous avons organisées à Rome avec un texte appelé « La panthère parfumée » qui a été ensuite publié dans le très beau numéro de « la Célibataire » en édition bilingue. Son tout dernier travail était la traduction des rimes de Dante

C’était une amie fidèle. Elle m’honorait de cette fidélité exceptionnelle, car Rome a toujours un caractère un peu superficiel, un peu éphémère malgré son attribut de ville éternelle. Elle respectait ma propre fidélité à Lacan, mon effort à travers beaucoup d’années d’introduire l’enseignement de Lacan à Rome où je me trouvais au début très isolée.

J’avais l’an dernier contribué à un recueil de textes écrits pour elle par ses amis et collègues d’université qu’elle a appelé, « Pensées de l’instant ». Un titre dans lequel on la reconnaît dans sa spontanéité et sa verve. Elle a publié « Le temps de l’instant » un recueil de poésie en 2011 pour Einaudi, Le Silence des Sirènes en 2006, et Les Instants les éclairs en 2014 : « L’instant comme coup de foudre. »

L’instant, il paraît, était son habitat et c’est dans un instant qu’elle nous a laissé quand un embole a interrompu « le déclic où la vie se rallume. »