Postface du séminaire "Les Fondements de la psychanalyse"
10 juin 2024

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JESUINO Angela, THIBIERGE Stéphane
Le Collège de l'ALI

 

Angela Jesuino : On va faire quelque chose à deux voix ce soir comme on a pu déjà le faire d’autres fois. Je vais démarrer et puis, Stéphane aussi va intervenir. Alors sur ce que je voulais vous dire ce soir – vous m’entendez bien ? J’ai mis en exergue un morceau du compte-rendu du séminaire « L’Acte psychanalytique », qui date de…

 

(Interruption pour mise en place de l’enregistrement)

 

A.J. : Donc je voulais mettre en exergue de ce que j’ai à dire au démarrage pour vous, un extrait du compte rendu du séminaire de 67-68 qui est « L’Acte psychanalytique », et c’est intéressant parce que c’est un texte qui est entre le Séminaire XI de 64 et la postface qui a été écrite en 73. Et j’ai choisi ce petit bout de texte parce qu’à mon avis, c’est un début de réponse à ce que vous pointez, ce que vous avez pointé tout du long, que vous vous êtes plaints même, comme étant une difficulté, une difficulté de lecture, une difficulté de suivre le texte du séminaire. Alors il dit ceci, Lacan, « Nous ne sommes pas peu fiers, qu’on le sache, de ce pouvoir de l’illecture que nous avons su maintenir inentamé dans nos textes pour parer, ici par exemple, à ce que l’historialisation d’une situation offre d’ouverture, bénie, à ceux qui n’ont de hâte qu’à l’histrioniser pour leurs aises ». Et donc j’ai choisi ça pour vous dire que la difficulté de lire Lacan est voulue, annoncée, assumée par lui. Cette difficulté voulue ne relève pas d’une histrionisation justement, d’une hystérisation qui ferait office d’histoire. Donc c’est quand même une difficulté et on va voir ça avec cette préface qui quelque part est homéomorphe à ce que nous étudions, à ce qui est l’objet de la psychanalyse quelque part. Donc cette difficulté de lecture nous introduit directement à la postface et je trouve que c’est heureux qu’on puisse conclure les travaux de cette année avec les questions que cette préface va soulever, qui a à voir avec, y compris, la question de l’enseignement. Alors cette préface a été écrite, comme vous le savez, le premier janvier 73.

 

Stéphane Thibierge : Postface.

 

A.J. : Postface, oui c’est ça ! Je voulais recommencer ! Le premier janvier 73, qui est l’année où Lacan tient le séminaire « Encore ». Et très précisément, il écrit ça le premier janvier et le 9 janvier 73 il prononce une leçon qui est consacrée à la fonction de l’écrit en psychanalyse. Et donc c’est intéressant de pouvoir lire ce texte de la postface à côté de ce qu’il va développer dans cette leçon du 9 janvier, et c’est encore une invitation de ma part pour vous inciter à lire Lacan avec Lacan. Alors, s’il fallait pousser plus loin encore cette lecture de Lacan avec Lacan, il aurait fallu avoir par devers vous un autre texte qui est très difficile, mais qui est aussi dans cette postface, qui est le texte de « Litturaterre » qui date, lui, de 71.

 

Voilà alors ce petit texte de 4 pages seulement est en effet un formidable condensé sur la question de la différence entre la parole et l’écrit. Ainsi que la différence entre le signifiant et la lettre. Donc c’est de ça dont il va être question. Alors je vais souligner quelques points, en me servant aussi d’un lecteur de Lacan qui n’est pas le moindre, à savoir Charles Melman qui a consacré toute une leçon de son séminaire « Retour à Schreber » – qui est un séminaire de 95 – à commenter cette postface. Donc il prend 1 h pour essayer d’y apporter un peu de lumière. Parce qu’il va dire qu’il imagine que ce texte est peu compréhensible ou est resté à peu près incompris. Et je trouvais que c’était bien parce que c’est un peu notre cas, n’est-ce pas ? C’est un texte difficile. Donc Lacan commence en disant ça. Il commence en parlant de bouquin, n’est-ce pas ? « Ainsi ce lira – ce bouquin je parie. Ce ne sera pas comme mes Ecrits dont le livre s’achète : dit-on, mais c’est pour ne pas le lire ». Donc il y a cette différence d’emblée entre un bouquin et un livre. Les Ecrits, c’est un livre, mais c’est pour ne pas le lire. « Un écrit à mon sens est fait pour ne pas le lire », alors il va dire ça autrement, il va dire ça d’une façon plus explicite, parce que ça peut paraître incongru, qu’un écrit n’est pas à lire, n’est-ce pas.

 

Dans cette leçon 4 du du 9 janvier : « L’écrit n’est pas à comprendre. C’est bien pour ça que vous n’êtes pas forcé de comprendre les miens ». Voilà ce qui devrait vous rassurer. « Si vous ne les comprenez pas, c’est bon signe. Tant mieux. Ça vous donnera justement l’occasion de les expliquer ». Et ça tombe bien parce que c’est la tâche du Collège, n’est-ce pas ? Bon. « Les écrits ne sont pas à lire, parce que ce qui est à lire, c’est le dire ». Et donc c’est ça la question. « Un écrit n’est pas à lire, ce qui est à lire c’est le dire. Un écrit ça dit autre chose ». Et dans cette variation entre le livre et le bouquin, il est en train de jouer avec la question de l’écrit et d’une transcription. Et Melman va tout de suite nous mettre l’accent, souligner, le fait que dans cette postface, quand il parle de Jacques Alain Miller, il dit : « JAM », J A M. Et Melman va pointer là une invocation faite à la lettre, d’entrée de jeu. Il y a cette différence entre ce qui est écrit et la transcription, ce qui se lit passe à travers l’écriture en y restant indemne. Il faut savoir que ce qui reste indemne, c’est la question du dire, c’est ce qu’on attend. Or « ce qui se lit, c’est de ça que je parle » dit Lacan, « puisque ce que j’ai dit est voué à l’inconscient, soit à ce qui se lit avant tout ». Donc ça c’est quand même une phrase à retenir parce que « l’inconscient est ce qui se lit avant tout », de dire ça comme ça n’est pas sans conséquence. La séance d’analyse, ce n’est pas une écoute, c’est une lecture. Du côté de l’analyste, il s’agit de lire ce qui est dit et l’interprétation consistera à proposer une autre lecture de ce qui est là énoncé. Et il faut penser que l’analysant lui-même est en train de procéder à une lecture, parce que c’est de son inconscient dont il est question. C’est-à-dire que dire que l’inconscient est à lire, ça a pour conséquence une -Comment dire ça ? – une conception de l’inconscient, comme ce qui serait chez chacun de nous, « le type d’écrit qui nous mène et d’où chacun nous parle », nous dit Melman. Et ça, ça l’oblige tout de suite à poser une question qui est sous cette postface, qui est la question de savoir quelle est la nature de la lettre.

 

Je suis en train de vous amener un petit peu loin peut-être, apparemment, de ce qui est dit là – mais pas tant que ça. Parce que c’est quand même de la lettre dont il va s’agir. C’est important de faire cette différence entre la lettre et le signifiant. « Si la chaîne sonore n’est composée que des pures différences », c’est-à-dire de signifiants, « d’où surgit cette soudaine positivité qui donnerait un corps à la lettre ? » demande Melman. Alors, nous avons vu dans ce séminaire et notamment dans les dernières leçons que nous avons affaire à un système de traits unaires de pure différence. Or, le trait unaire n’est pas la lettre. Qu’est qui fait la lettre ? C’est important de pouvoir penser ça. « Il y a un type de césure qui détache de la chaine sonore des éléments qui deviennent réels, prennent corps, des lettres qui chutent de cette chaîne sonore. » Voilà ce dont est faite la lettre.

 

« Et les lettres ont cette caractéristique d’être identiques à soi-même » – et ce n’est pas pareil que la pure différence du trait unaire. « Mais, ces lettres qui chutent elles viennent commémorer cette chaîne dont elles ont chuté et dont l’inconscient constitue la mémoire ». Vous voyez qu’il y a une articulation entre lettre et signifiant. Il aurait fallu plus de temps pour vous expliquer tout ça, mais moi je voudrais donner le ton de cette postface. Tu le reprendras après, Stéphane.

 

C’est important parce que Lacan va parler de l’alphabêtisation – bêtise. C’est intéressant parce que l’inconscient est structuré comme un langage mais il a la structure d’un écrit.

 

Question : svp, écrit avec lui ça veut dire quoi ?

 

A.J. : Qu’est que ça veut dire un écrit ? Oui, dites-moi, d’après vous un écrit…

 

(Salle) : un écrit c’est un livre…

 

A.J. : oui, c’est de l’écriture. Ce qui est diffèrent de la parole. Il y a ce qu’on dit et il y a ce qu’on écrit. Or, il se trouve que pour la psychanalyse il y a une articulation très importante entre la parole et l’écrit même si elles sont différentes.

 

(Salle) : (inaudible)

 

A.J. : Ce n’est pas sûr que dans le dire il y n’ait pas quelque chose de l’écrit. Et c’est pour ça que ce qu’il y a à lire n’est pas forcément l’écrit mais c’est le dire. Ce qu’il y a à lire c’est ce qu’il y a d’écrit dans la parole.

 

Question : est-ce qu’il aurait une dimension de chute dans l’écriture qui ne serait pas présente dans le dire, mais qui le serait sous une autre forme ?

 

A.J. : dites mieux…

 

(Salle) : Il me semble que quand on écrit, dans l’acte d’écrire, de mettre sur le papier, sur l’ordinateur peu importe, dans cet acte même, il y a une chute qui ne me semble pas apparaître, pas être présente dans l’énonciation.

 

A.J. : C’est une autre chute dont vous parlez. C’est vrai qu’au niveau de l’écrit, il y a quelque chose du dire qui peut être effacé. C’est-à-dire, dans l’écrit, la question de l’énonciation elle est beaucoup plus difficile à localiser. Ça s’écrit, il n’y a pas de sujet de l’énonciation. Ça c’est une chose. L’autre chose c’est de saisir dans la parole ce qui s’articule de l’écrit. Quand Lacan dit dans cette postface : « l’écrit n’est pas à lire », c’est parce que ce qu’il y a à lire c’est autre chose. Ce qu’il y a à lire c’est la parole du patient, c’est le dire du patient. Il y a quelque chose du dire du patient qui est à lire. C’est pour ça que Melman va dire aussi : ce n’est pas seulement de l’écoute dont il s’agit, il faut savoir lire ce qui est dit, au-delà de ce que le patient est en train de dire. Il y a un travail de lecture. S’il y a un travail de lecture, c’est parce que l’inconscient est aussi fait de lettres. C’est de cette écriture-là, que l’analyste – y compris dans l’interprétation, comme il va dire dans la postface – est censé lire. Nous sommes avant tout des lecteurs, ça contrebalance aussi cette question de l’écoute. Evidemment, qu’il y a des signifiants, qu’il y a de la lettre. Mais, il ne faut pas négliger la fonction de l’écrit, la fonction de l’écriture. C’est pour ça que je suis en train de faire tous ces passages par la question du signifiant et de la lettre et de quoi est faite la lettre, car cela nous intéresse.

 

Par exemple, Lacan il demande : « faut-il que j’insiste » ? Et il répond : « naturellement : puisqu’ici je n’écris pas ». Dans le séminaire, il parle et c’est la transcription. Dans un écrit, la lettre insiste de son propre chef. Elle insiste toute seule dans un écrit. « Si j’écrivais, je ne postfacerais pas mon séminaire, je ne le postfacerais pas ». Si c’était un écrit, ce qu’il y a à dire de son séminaire se trouverai effacé. Ça ne serait plus un écrit, un écrit dont la question de savoir d’où ça se dit et qui le dit devient insoluble, « ça s’écrit » comme on disait tout à l’heure. L’écrit peut avoir cette conséquence d’effacer quelque chose du dire. Et c’est à ça que Lacan tient quand il fait son séminaire, que ça reste de l’ordre du dire. Et c’est pour ça que c’est important ici d’étudier le séminaire, même si l’on passe par une transcription, parce que c’est là qu’il y a quelque chose du dire de Lacan qui peut s’entendre.

 

Je suis en train de vous proposer une opposition entre dire et écrire, mais ils sont noués. Et ça c’est important, cette insistance sur le dire parce que, justement, pour que le sujet ne se retrouve pas balayé par l’écriture. Et dans ce sens, je partage l’insistance de Stéphane, quand on va dans les colloques et les Journées, qu’on parle, qu’on ne lise pas ce qu’on a à dire. Justement, pour qu’il y ait quelque chose de l’énonciation du dire qui reste vivant. Mais, il ne faut pas oublier que l’inconscient a une consistance qui tient de l’écriture qui le constitue. Donc, ça c’est une articulation importante à maintenir.

 

Il dit, Lacan, dans la postface « que ce qui se lit de ce que je dis, ne se lit pas moins de ce que je le dise ». Voyez, qu’il revient tout le temps à cette articulation entre lire et dire. Que Lacan dise, n’empêche pas que ce qui a à être pris comme écriture, que ce qu’il propose à la lecture soit lu. Et, il va dire que l’accent est à mettre sur le dire, parce que le « je » peut encore courir, dit Lacan.

 

Il y a un dire de cet écrit, et Melman nous rappelle quelque chose d’intéressant, c’est que quand Lacan faisait ce séminaire, il parlait mais il avait toujours deux ou trois pages écrites, qu’il lisait. Et il faisait de la lecture aussi.

 

Alors, c’est intéressant parce que dans cette postface, il va dire que faire consister le discours analytique « à ce que je me fie ce que m’on me relise » grâce à la transcription, pas seulement lecture par l’oreille mais par la relecture. Et puis, il y a cette insistance de Lacan dans Encore sur la question de la fonction de l’écrit. Et il dit : « le discours analytique ça s’écrit ». Et, on va voir d’un côté dans ce discours analytique, il y a à la fois un représentant de l’écrit le (a) et le (s) qui est le support du dire mais qui d’emblée c’est écrit dans le discours. « L’objet a, je peux l’écrire » dit Lacan, je ne peux pas l’imaginer mais je peux l’écrire. C’est aussi quelque chose qui a trait à la lettre, l’objet a. Alors, il va parler de l’incompatibilité du discours analytique avec le discours universitaire dans la postface. Et pourquoi ? Entre autres, parce que le discours universitaire est organisé sur l’élision du dire, il est plus proche d’un catalogue des énoncés. Il dit qu’on n’a pas trop intérêt à s’avancer du côté de l’énonciation dans ce type de discours.

 

Il y a deux choses que je voulais introduire avant de passer à la question de l’interprétation qui sont des corrections du texte, qu’on doit à Melman. La première c’est quand il dit : « Lacan dit, l’écrit comme pas à lire, c’est Joyce qui l’intraduit car à faire du mot trade au-delà des langues, il ne se traduit qu’à peine ». Hors, dans cette version de l’ALI et dans la version de Miller c’est marqué « traite », c’est-à-dire, ce n’est pas du tout le même mot. « Trade » en anglais ça veut dire commerce. Et donc, c’est à faire commerce au-delà des langues, qu’il se traduit à peine. Donc ce n’est pas du côté de la traitrise mais du côté du commerce entre les langues. Ce que l’on comprend mieux quand on connait un tout petit mieux Joyce. L’autre correction qu’il fait et qui n’est pas la moindre – c’est très intéressant d’ailleurs – quand il va parler de la maternelle, dite sans doute maternelle de ce qu’on y « procède » et non pas « possède ». Voyez comme la mère appelle toujours quelque chose de la possession ! Et ce n’est pas « possède » mais c’est « procède ».

 

Et, il y a quelque chose qui va dans le sens de ce que j’essaye de vous rendre sensible, ce qu’il y a aussi dans la postface, c’est que la fonction de l’écrit n’est pas un mode autre du parlant dans le langage. La fonction de l’écrit est le mode naturel propre au parlant dans le langage. Et, dans Encore Lacan va dire ça : « n’importe quel fait du discours a ceci de bon qu’il fait de la lettre ». Et ça, c’est important parce qu’il faut soutenir, il faut se rappeler, que le signifiant est premier et pas la lettre et pas l’écriture. Mais, je vais juste dire encore un mot sur la question de l’interprétation et je vais passer la parole (à Stéphane Thibierge), j’aurais d’autres choses à dire mais sinon ça va être trop long.

 

C’est très intéressant quand Lacan va dire « ça ne serait déjà pas mal que se lire soit entendît comme il convient, là où on a le devoir d’interpréter ». Donc, vous voyez que l’interprétation apparait ici liée à la question de la lecture, n’est-ce pas ?

 

Je voulais là-dessus vous faire deux incises. La première est dans « L’Insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre ». Il dit ceci : « Je suis évidemment psychanalyste qui a un peu trop de bouteille mais c’est vrai que le psychanalyste au point où j’en suis arrivé dépend de la lecture qu’il fait de son analysant, de ce que son analysant lui dit. En propres termes : ce que son analysant croit lui dire. Ceci veut dire que tout ce que l’analyste écoute ne peut être pris comme on s’exprime au pied de la lettre. Là, il faut que je fasse une parenthèse, je dis la tendance que cette lettre, la tendance que cette lettre a à rejoindre le réel, c’est son affaire ». Donc, vous voyez comme déjà en 77, après, il va effectivement insister sur la question du psychanalyste lecteur.

 

Ça, c’est pour aussi attirer l’attention sur la différence entre l’interprétation freudienne et l’interprétation lacanienne. Et, l’interprétation lacanienne, justement elle n’est pas du côté de l’explication, elle n’est pas du côté de trop de paroles, c’est d’un autre ordre. Et, je pense que Melman va le dire très bien dans cette leçon-là. Il dit d’abord que Lacan, l’interprétation de Lacan n’était pas si fréquente que ça, il n’interprétait pas beaucoup. Mais que le style d’interprétation de Lacan était « absolument rigoureux, un déplacement de la ponctuation et qu’il n’introduisait pas une hétérogénéité dans l’inconscient de l’analysant puisque que c’était l’étoffe même de la lecture que donnait le patient de son inconscient, qui simplement se trouvait corrigé ou rectifié par Lacan » et il ajoute, « c’est tout ».

 

Alors, c’est intéressant parce que vous savez j’avais donné un exemple, cet exemple que je vous avais donné, il n’y a pas très longtemps, sur cette patiente qui me disait « le marionnette », et que j’avais fait cette ponctuation, si vous voulez, ou cette scansion « mari honnête ». Et ça m’a semblé intéressant de rappeler ça, parce que quand Lacan dit que ce dont il s’agit dans le discours analytique c’est toujours ceci : « à ce qui s’énonce des signifiants vous donnez une autre lecture de ce qu’ils signifient ». Donc, elle me parlait de marionnettes, de pantins. Je fais cette scansion « mari honnête », ça s’entend de la même façon mais ça s’écrit différemment. Donc ça se lit différemment. Voilà, un type d’interprétation qui tient compte de la lecture. Mais où vous voyez en même temps que c’est à partir de ce qui s’énonce comme signifiant qu’on peut faire une autre lecture.

 

Alors à la fin d’Encore, dans cette leçon d’Encore, Lacan va dire « dans votre discours analytique le sujet de l’inconscient, vous le supposez savoir lire et ça n’est rien d’autre votre histoire d’inconscient, non seulement vous le supposez savoir lire, mais vous le supposez pouvoir apprendre à lire ». Ce qui est le point d’appui évidemment. Voilà ! Je pourrai intervenir après, parce qu’après c’est la partie du texte où il va parler de la lettre japonaise, cher ami, et je pense que tu seras plus à même d’y répondre.

 

S.T. : Angela, merci pour ce que tu as commencé à déplier concernant cette postface. Pour ma part, je ne m’étais pas concentré spécialement sur ce qu’il dit de la lettre japonaise, mais je vais en dire un mot, parce que ça intéresse beaucoup l’ensemble de cette postface. Je vais peut-être juste commencer par un ou deux points sur ce texte de manière à, comme tu as fait, mais de manière peut-être un peu différente, afin de vous le présenter. Tu l’as très bien dit, c’est un texte qui situe, qui indique la façon dont la lettre, l’écrit vient prendre place dans le rapport au dire, le dire on y a un rapport évidemment, on essaie d’entendre ce qu’on dit, ce qui se dit. Et bien, dans le rapport au dire, la lettre vient manifester quelque chose qui ne se lit pas, qui résiste en tout cas à la lecture, qui ne vient pas comme ça se lire facilement et c’est là-dessus que Lacan remarque que l’analyste est à juste titre interpellé. Il le dit dans un passage que tu as évoqué en bas de la page 348 (NDLR : dans l’édition de l’ALI la plus récente).

 

D’abord, il remarque une chose : « on apprend à lire à l’école maternelle en s’alphabêtissant ». Ça c’est quand même une remarque intéressante, ça veut dire qu’apprendre l’alphabet et lire selon l’alphabet, c’est lire d’une manière qui abrutit, qui rend la lecture bête on s’alpha-bêtise, ce n’est pas pour rien qu’il dit cela. Et ensuite il va parler d’ « anorthographie » : l’anorthographie, c’est ce qui se passe quand celui qui s’est alphabétisé, quand il commet des fautes, quand il n’est pas dans l’orthographe juste, l’anorthographie. Qu’est-ce qu’il dit ? Il y a beaucoup de gens qui sont anorthographes des hommes et des femmes et j’ai remarqué très souvent je dois le dire, et c’est une remarque dont on se tromperait complètement à penser qu’elle aurait quelque chose de misogyne, j’ai remarqué que les femmes prennent beaucoup de libertés avec l’orthographe, ça ne les tracasse pas trop. Aujourd’hui on n’écrit plus beaucoup de lettres manuscrites, mais quand on en écrivait encore beaucoup, je remarquais que les femmes avaient beaucoup de liberté avec l’orthographe, ça ne les arrêtait pas. Qu’est-ce que dit Lacan sur l’anorthographie ? « Que ce qui se produit dès lors d’anorthographie ne soit jugeable qu’à prendre la fonction de l’écrit pour un mode autre du parlant dans le langage ». C’est fort ça ! Il dit donc que l’être parlant dans le langage, il se manifeste par le langage, par la parole, mais également dans la fonction écrite et notamment dans l’anorthographie. C’est-à-dire ce qui se manifeste de chemin autre que celui qui indique l’alphabêtisation.

 

Dieu sait que ce sont des symptômes intéressants ces symptômes qui se manifestent chez quelqu’un du registre de l’orthographe, pas fichue, pas disposée comme il faut. J’ai un patient, il n’y a pas très longtemps, je lui ai demandé de m’écrire ce qui me semblait le fil de son parcours, comme ça, pour ça pour voir un petit peu ce qu’il allait faire, il m’a donné un papier qui était très impressionnant par ce que c’était un papier complètement aléatoire, erratique, du point de vue de l’orthographe. On se demandait comment il pourrait naviguer – et il le fait pas mal – dans la réalité, mais enfin quand même, avec de sérieux problèmes…Ce qu’il me livrait de son orthographe était complètement effectivement anorthographique, et ce n’est pas du tout quelqu’un qui est le moins du monde fou ! Pas du tout. Mais c’était très instructif. Il parlait bien entendu, ça parlait drôlement à travers son anorthographie.

 

Alors donc quand Lacan dit « à prendre la fonction de l’écrit pour un mode autre du parlant dans le langage, c’est où l’on gagne », on gagne quelque chose là, on gagne du terrain « dans le bricolage », c’est de l’ordre du bricolage, mais le bricolage c’est important, « soit » dit-il, « petit à petit », un peu comme Joyce travaillait par ce que Joyce était complètement l’anorthographie, il en faisait même une force poétique une action poétique. Donc c’est « ce que l’on gagne dans le bricolage, soit petit à petit, mais ce qui irait plus vite à ce qu’on sache ce qu’il en est ». Et d’une certaine façon dans cette postface Lacan essaie de faire en sorte qu’on en sache un petit peu de ce qu’il en est. Il essaie de faire une clarification là-dessus.

 

Alors il ajoute – ça c’est la question de la façon dont l’analyste rend compte de cette question de l’interprétation – « ça ne serait déjà pas mal que se lire s’entendît comme un convient, là où on a le devoir d’interpréter ». C’est-à-dire du côté de l’analyste et du côté de la psychanalyse et pas seulement de l’analyste mais du côté de l’analysant aussi. « Que ce soit la parole où ne se lise pas ce qu’elle dit, voilà pourtant ce dont l’analyste sursaute », c’est-à-dire l’analyste il sursaute quand ? Quand justement, quand la parole on ne lit pas ce qu’elle dit. C’est, on n’est pas dans l’alphébêtisation. Tout d’un coup, il y a un truc qui fait accroc, qui accroche, il y a un bloc, on bute sur quelque chose. « Voilà pourtant ce dont l’analyste sursaute passé le moment où il se poussah, ah ! à se donner de l’écoute jusqu’à ne plus tenir debout ».

 

Ça c’est tout ce qu’il se dit sur l’écoute, etc., de ce verbiage. Et en réalité, ce qu’il fait sursauter l’analyste c’est qu’il y a un accroc qui fait que ce que dit le patient ne se lit plus tout à fait facilement. Qu’est-ce que fait l’analyste ? Eh bien, il écoute plutôt distraitement, c’est l’attention flottante, et le moment où il sursaute c’est le moment où quelque chose ne se lit pas de façon évidente de ce qui se dit. Là nous touchons à la fonction de l’écrit.

 

Angela a amené cette question à sa façon, en tournant autour de la difficulté qui est manifeste chez Lacan, on entend bien cette difficulté à isoler la fonction de l’écrit. Pour ma part, je le fais de temps en temps en rappelant, je vous le rappelle souvent, combien on est obligé quand on essaie vraiment de parler de questions qui ne nous sont pas faciles, combien il me semble qu’on est obligés de prendre appui, comme l’a fait tout à l’heure Angela, sur de l’écrit. Même pas beaucoup, mais un petit peu, ce qui semble montrer qu’il y a quand même dans l’écrit, dans l’écriture, dans la lettre, quelque chose qui résiste à la présence à soi-même du dire, qui résiste au fait que le dire puisse faire facilement sens, ou bien monde, monde tout simplement. Le dire ne fait pas facilement monde et quand on le croit, on est dans l’erreur complète. C’est ça la nouveauté du discours analytique. C’est ça d’ailleurs que Lacan à la fin va souligner, dans un passage qui est très drôle. « Ceci », à la fin du texte, trois-quatre alinéas avant la fin du texte. Il indique un peu l’enjeu de ce texte.

 

A.J. : Oui parce qu’il est en train de parler de l’écrit du poème qui fait le dire le moins bête.

 

S.T. : Oui voilà, il parle des substances, il y a une foule de substances dans notre façon d’habiter le langage, nous créons une foule de substances — évidemment ça il le critique beaucoup — substances qui ne font que se substituer à « la seule propre », dit-il, « celle de l’impossible, à savoir le Réel ». C’est la seule substance le Réel. Mais alors, là il va jouer sur le mot substance, cette « stance par en-dessous » : sub-stance, sous-stance, stance-par-en-dessous. Et cette stance par en-dessous, est-ce qu’il n’est pas, dit-il, « possible qu’elle se livrât plus accessible à travers l’écrit du poème », c’est-à-dire « le dire le moins bête » ? Voyez comme il insiste sur l’importance de la référence à la poésie et à la poétique, à la création littéraire. Il parle de Joyce, il parle là du poète. « Le dire le moins bête » parce que c’est lui, le poème, qui fait « stance », c’est ce qui est de l’ordre la poésie, c’est ce qui tente de s’articuler justement autrement qu’à partir de la promotion des substances. « Ceci ne vaut-il pas la peine d’être construit, si c’est bien ce que je présume de terre promise » — c’est fort quand même cette façon de parler — « à ce discours nouveau qu’est l’analyse » ?

 

A.J. : Mais justement, j’entends là quelque chose d’une articulation du dire avec l’écrit, hein ?

 

S.T. : Tout à fait, et c’est ce qu’il va dire à la fin, ça c’est une articulation du dire, ce discours nouveau, c’est l’articulation du dire avec la lettre et avec l’écrit. Il faut que je fasse un détour justement par l’écriture japonaise. « Parce que l’artifice des canaux par où la jouissance vient à causer ce qui se lit comme le monde », là c’est l’artifice, c’est le semblant, c’est quand le ruissellement justement du signifiant vient faire effet d’écriture, mais d’écriture qui va creuser les ruisseaux du signifié. Là, l’aspérité de l’écrit comme tel ne se lit plus, justement, et ce ruissellement qui creuse le signifié se lit comme le monde. Et si ça se lit comme le monde, ça se lit en évitant l’écueil de la lettre, c’est-à-dire le Réel.

Lacan termine en disant : « l’artifice de ces canaux », par où le signifié crée le monde — artifice que dépasse la psychanalyse ­— que ce soit un artifice, « voilà, l’on conviendra, ce qui vaut que ce qui s’en lit évite » — évite quoi ? Et bien, l’espèce de sempiternelle remise dans le sens, la sempiternelle chanson du sens que nous servent les phénoménologues, les philosophes. Le fait que nous, analystes soyons en position de repérer ce qui du dire tient à la lettre, c’est-à-dire au Réel, nous rend possible de ne pas verser dans l’habituelle pente à faire du sens et à faire du monde avec le signifié, mais au contraire à faire sa place à la lettre et au Réel qu’elle indique.

Donc c’est pour ça que Lacan à la fin dit : « ça vaut que ce qui s’en lit évite l’onto- voire l’ontotautologie » c’est-à-dire le fait d’être complètement tout le temps dans les mêmes substances liées aux signifié, liées au monde, liées à cet artifice des canaux, etc… Et alors là où c’est vraiment très drôle, « onto-, Toto prends note », on se dit qu’il se fiche de nous ! Qu’est-ce que c’est histoires de Toto, la tête à Toto ? « Toto prends note », c’est-à-dire : Ecris ! Ecris ! Au lieu d’essayer de comprendre ce que je dis. Accepte de passer de l’élément de la compréhension, de la supposée compréhension, de l’artifice de la pensée, accepte de passer dans le registre de à l’écrit. Et donc sors de l’ontologie !  L’ontologie très portée par la voix hein ! Derrida, à un moment donné, en pompant Lacan comme pas possible – il faut bien trouver son bien où on peut- il a fait tout un truc sur la voix, le phénomène, etc… La façon dont l’ontologie, dont la philosophie trouve son bien dans une lecture liée à la voix, à la phoné, pas à l’écrit. L’écrit, la dimension de la lettre, c’est ce que la psychanalyse apporte. Et Lacan le souligne de façon très forte, notamment dans cette postface mais aussi comme l’a rappelé Angela dans « Lituraterre », dans la leçon du 9 janvier du séminaire Encore, et bien d’autres endroits.

Question dans la salle : l’analyste est aussi là pour faire une relecture de ce qui est dit ? C’est différent de ce que font les philosophes, de donner une nouvelle lecture de ce qui est dit, ça créée quoi ? Ça met quelque chose en mouvement ?

 

S.T. : Ça arrête quelque chose qui se trouve pris dans la jouissance du semblant. Nous sommes habituellement dans la jouissance du semblant, du sens, de tout ce qui ruisselle de jouissance liée au semblant.

Quand quelque chose surgit de l’ordre de la lettre, de l’écrit, ça vient faire accroc, effraction dans ce semblant, ça vient arrêter quelque chose. C’est pour ça que Lacan dit que c’est là que l’analyste sursaute. Quelque chose vient, qui n’est pas soluble dans le semblant, dans la lecture habituelle du monde. Je vais vous prendre un exemple très simple que vous connaissez tous, je pense. Le rêve initial de Freud, le rêve des rêves, le rêve dont il dit dans « L’Interprétation des rêves » que c’est ce jour-là, quand il a fait ce rêve, qu’il a vraiment posé la base de la Traumdeutung :  Le rêve de l’injection faite à Irma. Dans ce rêve, qu’est-ce que vous avez ? Vous avez le motif d’Irma, le motif de la gorge d’Irma, de ce qu’il y a au fond de la gorge d’Irma, par où est évoqué un Réel véritablement répulsif, vraiment angoissant, terriblement angoissant, le réel du corps, des replis du corps, le réel féminin, le réel de ce qui se passe quand une femme ouvre la bouche, c’est-à-dire quand elle parle aussi bien, parce qu’ouvrir la bouche c’est parler. Il y a ça qui intervient dans le rêve, il y a ensuite des discussions de savants, de médecins, etc., un peu moliéresques, qui sont des sortes de bavardages de petits autres entre eux, dans une dimension très imaginaire. Et puis, à la fin du rêve, il y a ce que Lacan souligne, admirablement, dans le commentaire qu’il en fait, il y a une formule qui apparaît à Freud dans le rêve, c’est la formule de la triméthylamine, formule dont il voit les lettres. Je ne peux pas vous les reproduire de mémoire, j’ai oublié ce que c’était mais, c’est vraiment une formule chimique, avec deux lettres qui se diffractent en trois fois trois lettres et encore trois fois trois lettres, c’est-à-dire une formule écrite, que Freud voit dans le rêve.

 

A.J. : c’est la formule de la solution…de l’injection…

 

S.T. : et c’est la formule de la solution que Freud apporte avec ce rêve, qui est vraiment la première pierre fondamentale de son ouvrage sur le rêve. Freud va nous raconter – c’est très étrange cette histoire, parce que Freud, parfois il avançait un peu comme Descartes, un peu masqué – concernant ce rêve, Freud est très masqué, et ça Lacan nous le montre admirablement. Parce que Lacan dit ce rêve, c’est quand même incroyable, il nous donne ce rêve, Freud, pour nous prouver que le rêve est la réalisation d’un désir, bon. Mais enfin là, il se fiche un petit peu de nous ! Parce que, franchement, c’est un truc à dormir debout qu’il nous raconte ! Il nous raconte qu’il avait eu Irma en traitement pendant quelques mois. Ça s’est terminé dans une ambiance pas très bonne, plutôt en désaccord. Irma est partie et puis Freud n’était pas content. « Tu n’as pas accepté ma solution », il lui dit d’ailleurs dans le rêve. Et là elle lui répond « si tu savais comme je souffre ». Là il y a un échange qui préfigure déjà le non-rapport sexuel, je dirais, mais bon ça c’est autre chose. Je vous renvoie à ce rêve.

Donc Freud rêve, fait ce rêve, dans ce rêve, il y a beaucoup de choses. A la fin, il y a la triméthylamine, qui est quand même une formule de la décomposition du sperme, il y a donc quelque chose de sexuel là-dedans. Il y a d’ailleurs beaucoup de passages du rêve qui sont sexuels, très liés à des représentations de cet ordre et érotiques.

Et Freud nous dit : « bon alors le rêve c’est la réalisation d’un désir, bon ben écoutez voilà, oui ça c’en est la preuve, je suis très inquiet d’avoir mal réussi ma cure avec Irma, j’aimerais bien que ce soit Otto, mon collègue Otto, qui soit responsable de toute cette situation, j’ai envie d’être déculpabilisé de la façon dont s’est terminée la cure d’Irma, je fais porter la responsabilité sur Otto, et donc je suis lavé de toute responsabilité là-dedans, voilà CQFD, le rêve réalise un désir ». Et Lacan dit : « non mais attendez, là Freud est train de nous donner un désir conscient ! Il est en train de nous dire que son rêve réalise un désir, mais, ledit désir est un désir parfaitement conscient ! Il se sent coupable d’avoir loupé son affaire avec Irma et il aimerait bien pouvoir s’en décharger sur Otto. Mais ça, c’est pas du tout un désir inconscient ! ». Et c’est là où Lacan dit « pourtant dans ce rêve, Freud, sans même qu’on ait besoin d’interpréter, il nous dit tout, il nous dit bien au-delà de ça, il nous dit effectivement le fond du désir ». Le fond du désir, il est littéral, il est lié à la lettre. Il est lié au mystère, à l’initiation, au fond du fond du fond où il y a la gorge d’Irma et où il y a cette formule évidemment liée au désir et au sexe, mais une formule éminemment énigmatique, qui ne livre pas comme ça son secret, qui achoppe, dans justement, dans les formations de l’Être, de l’étant, du signifié. Cette formule de la triméthylamine, voilà dit Lacan, le dernier mot du dernier mot du désir dans le rêve. Là effectivement, Freud nous livre la clé du rêve. Mais il commence par recouvrir ça, et puis, c’est comme il nous disait « vous attendrez Lacan pour savoir ce que j’ai voulu vraiment dire dans ce rêve », mais c’est très remarquable. En tous cas, c’est au niveau de l’écrit et de la lettre que la puissance déflagratrice et inventive de ce rêve nous donne sa solution, sa Lösung? Vous entendez un peu ce que je veux dire ?

 

Question en salle : Au moment de l’analyse, c’est important d’essayer de donner une relecture de ce dire ?

 

S.T. : Bien, au moment de l’analyse, le patient vous dit des choses qui sont souvent prises dans une lecture qui peut être une lecture ordinaire, et il vous demande souvent de le croire sur parole. Il dit « j’étais en retard à ma séance parce que le bus était en retard, etc.… ». Tous ces propos-là, voilà vous les entendez, ils sont parfaitement lisibles, ce n’est pas ça qui va arrêter votre interprétation, votre attention. Votre attention va s’arrêter quand il y a quelque chose qui va venir là-dedans qui justement n’est pas complètement solide dans le sens. Vous voyez ? Vous entendez ce que je veux dire, là ?

Quand tout à coup, par exemple, votre patient va faire un lapsus. Un lapsus. Là ça arrête, ça stoppe un peu, les ruissellements du signifié. Vous voyez, il y’a quelque chose qui fait « os ». C’est ça qui va faire dresser l’oreille de l’analyste, et c’est là qu’intervient ce qui relève de la lettre dans le signifiant.

 

Question en salle : j’avais un prof qui disait que dans toute langue, en fait n’importe quelle langue, se divise entre langue écrite et langue orale qui sont comme deux langues différentes, et il disait, « ce sont deux langues différentes très proches l’une de l’autre, mais c’est quand même deux langues différentes, qui obéissent à des lois différentes, qui sont différentes. Ça, c’était ma première question. Ma deuxième question, c’est, dans une langue qui ne comprend que les consonnes et pas les voyelles. Or les voyelles, c’est ce qui permet au son de sortir, ce qu’on appelle voyelles, c’est les sons qui sortent, s’il n’y a que les consonnes ce n’est pas prononçable donc qu’est-ce qu’on peut dire de ces langues qui à l’écrit n’ont que des consonnes ?

 

S.T. : oui, à l’écrit mais pas…

 

Question en salle (suite) : oui, à l’oral ce n’est pas possible de ne pas avoir de voyelles. Et ces consonnes, quand on lit ce mot qui n’est fait que de consonnes, on appelle ça le squelette consonantique, et c’est intéressant de parler de squelette par rapport au mot de réel que vous avez prononcé, enfin qui est dans le texte, je ne sais pas formuler une question mais qu’est-ce que ça apporte ces langues qui n’ont que des consonnes ?

 

S.T. : ça n’apporte pas spécialement quelque chose d’autre que ce qu’apporte la dimension de l’écrit. Là où je reviens sur votre façon de dire, c’est que vous dites langue écrite/langue orale, mais la lettre n’est pas du registre d’une langue écrite, elle est du registre de quelque chose qui se dit mais qui ne se dit pas dans une langue, qui se dit au sens où ça s’entend.

Par exemple, quand vous faites un lapsus, ça se dit, mais ce n’est pas dans une langue, et ça s’entend, comme quelque chose qui vient s’inscrire et qui n’est pas pris dans une langue… Vous voyez ?

 

Question en salle : vous avez parlé d’un écrit qui se dit. J’ai pensé simplement un problème des Fables de La Fontaine. Cette fable, elle est écrite mais elle est dite. Et évidemment quand on lit un poème ou une fable, il y a beaucoup de personnes qui savent le lire, mais pour le dire c’est toujours une autre paire de manches. Il y a l’intonation, il y a le ton, etc., et aussi ce qui sort de chacun à travers ce qui est écrit. Donc est-ce qu’on ne peut pas non plus lire Lacan à haute voix, ce qui permettrait de mettre quelque chose de plus et d’installer le dire dans l’écrit.

 

S.T. : Pourquoi pas ? Quant à ce que vous dites de La Fontaine, La Fontaine est un poète, c’est-à-dire qu’il opère en stances par en dessous. Ce qui fait la force des fables de La Fontaine, ce n’est pas les petites histoires débiles qu’on nous raconte – non, ce n’est pas forcément débile d’ailleurs – mais enfin, c’est des petites morales quoi. Par contre, ce qui fait l’intérêt de La Fontaine, c’est les rimes, c’est les assonances, c’est le jeu, justement, de l’admirable syntaxe de La Fontaine qui fait que ce sont des stances. C’est de la poésie. Ça ne fait pas substance, ça fait, comme dit Lacan, stance par en dessous. C’est-à-dire que ça éveille des résonances qui sont très puissantes et qui parlent, par exemple, je ne sais pas, d’un lion et d’un rat comme ça. On a souvent besoin d’un plus petit que soi. D’accord, très bien. Ça, c’est la petite historiette de la morale, mais la puissance de la fable avec ce filet étrange dans lequel le lion se trouve pris comme ça et que le rat, d’une façon pas moins étrange, va accrocher avec ses dents. Il y a là quelque chose de prodigieux qui se met en route et qui ne fonctionne que par le génie des mots et des signifiants et des rimes et du rythme que La Fontaine y met.

 

Mais attendez, parce qu’avant d’arriver, si je pars sur La Fontaine, on ne va pas s’en sortir. Il faudrait que je revienne quand même à ce que tout à l’heure, Angela m’évoquait, c’est-à-dire le rapport à l’écriture du Japonais. Et pourquoi nous, ce n’est pas comme ça ? Ça nous intéresse quand même beaucoup. Donc, voilà. Ce que Lacan dit à propos du japonais, c’est qu’il dit qu’il n’a compris que depuis qu’il était au Japon. Il avait été au Japon pas longtemps avant. Ça a donné lieu à Lituraterre, dont je vous recommande la lecture, mais elle n’est pas facile. « Je n’ai compris que depuis », dit Lacan, donc après son voyage, « ce que le sensible » au Japon, le sensible, « y reçoit » – le sensible, c’est-à-dire les temps, les choses autour de nous – « y reçoit de cette écriture » qui a deux versants : « le On-yomi », comme on dit, « et le Kun-yomi ». Le On-yomi c’est-à-dire la lecture chinoise des lettres japonaises, pour aller rapide, et le Kun-yomi , c’est-à-dire la lecture japonaise des lettres japonaises, la lecture, disons, indigène des lettres japonaises et la lecture chinoise. Ça fait deux versants. Vous voyez, c’est quand même, c’est vrai, c’est assez complexe. C’est-à-dire, vous prenez des signifiants japonais, ils ont ce double versant de lecture possible, disons, pour simplifier à peine. Donc, « je n’ai compris que depuis », dit Lacan, « ce que le sensible reçoit de cette écriture », avec ces deux versants, « qui répercute le signifiant au point qu’il s’en déchire », à cause de ces deux versants, il s’en déchire « de tant de réfractions, à quoi le journal le moindre, le panonceau au carrefour, satisfont et appuient ». Et là, il dit : « Rien n’aide autant à refaire à partir des rayons qui ruissellent d’autant de vannes » – toutes les expressions de cette écriture, ce sont ces vannes, ces rayons. « Rien n’aide autant à refaire ce qui, [….] de la source », c’est-à-dire de la chose, de la jouissance de la chose, « vint au jour par Amaterasu », c’est-à-dire la déesse du soleil dans la mythologie japonaise, qui apparaît au jour et qui permet que le semblant, le monde, devienne visible. Donc, ce que dit Lacan ici, c’est que rien n’aide autant à refaire ce ruissellement comme ça des vannes de ce qui, de la Chose, devient signifiant et ruisselle sur le monde. Rien n’aide autant à refaire donc cette multiplicité de rayons qui vont donner lieu à un monde. À un monde qui fait que, c’est vrai que le Japon, pourquoi est-ce que ça séduit tellement les voyageurs ? Non sans raison d’ailleurs. C’est qu’il n’y a aucun pays au monde qui donne l’impression à ce point, quand vous êtes pris dans son système signifiant et vous y êtes pris dès que vous mettez les pieds au Japon, parce que là, les choses ne dépendent plus de votre langue à vous, etc., mais vous êtes pris dans un système de langage et d’écriture qui est extérieur à vous. Et aucun pays ne donne autant le sentiment ou l’impression d’être sur une scène de théâtre où vous jouez votre partition, vous jouez votre rôle, y compris votre rôle d’étranger qui ne comprend rien. Ça aussi, c’est très codifié. Vous pouvez faire ça, ça, ça. Et c’est, je crois, une des raisons qui fait que les étrangers au Japon, ils en reviennent complètement sonnés : « C’était vraiment formidable ». C’est très rare qu’ils disent : Je n’ai pas aimé, mais il y en a qui disent : Je n’ai pas aimé, parce que c’est tellement caractéristique.

 

Alors pour nous, que ça ne se fasse pas du tout comme ça. Pour nous, les occidentés, justement, qui sommes sérieusement pris dans autre chose. « Pour nous », dit Lacan à la fin, « qui nous écroyons moins qu’au Japon » – au Japon, ils s’écroient. C’est-à-dire que c’est vrai qu’à partir de cette écriture, ils ont vraiment l’impression qu’ils habitent un monde. Un peu comme les Grecs avaient l’impression d’être dans un cosmos. Mais ce n’était pas pour les mêmes raisons ni à partir de la même écriture. Mais les Japonais ont l’impression d’être dans un monde. Et ce monde, ils le transportent avec leur écriture. Alors, ça leur rend les choses d’une certaine façon très très codifiées, comme vous le savez. Et ça a un côté très reposant, quelquefois. Parfois aussi, ça a un côté très angoissant, parce que la division du sujet et l’énonciation possible, ils ne sont pas du tout sollicités comme chez nous. Alors quelquefois, ça a un caractère angoissant, en tout cas pour les occidentés, comme dit Lacan. En tout cas, « nous qui nous écroyons moins qu’au Japon », et nous sommes moins pris dans un système comme ça qui nous assure un semblant, « ce qui s’impose du texte de la Genèse », parce que pour nous, c’est ça, le texte de référence, beaucoup plus, « c’est que d’ex nihilo rien ne s’y crée que du signifiant ». À partir de rien, il n’y a que du signifiant qui se crée, ce qui va de soi, puisqu’en effet, « ça ne vaut pas plus », dit Lacan. Le signifiant, c’est du rien, c’est du ex nihilo. Et la création poétique, elle se fait ex nihilo, elle se fait à partir du signifiant pur, c’est-à-dire à partir de pratiquement rien. « L’inconvénient », continue Lacan, « est qu’en dépende l’existence, soit ce dont seul le dire est témoin ». L’existence dépend de ce rien du tout qui est le signifiant, « dont seul le dire est témoin », effectivement. C’est pour ça d’ailleurs que ChatGPT ne pourra jamais, jamais assurer une existence. Jamais ! On peut faire tout ce qu’on veut avec l’intelligence artificielle. Jamais ChatGPT ne pourra se diviser pour des…

 

A.J. : Tu vois comment tu dis différemment ChatGPT (NDLR : prononciation anglaise) et ChatGPT (NDLR : prononciation française) ? Ce qui ne s’entend pas tout à fait de la même façon.

 

S.T. : Non, ça ne s’entend pas de la même façon.

 

A.J. : C’est-à-dire qu’eux, ils ne connaissent pas l’équivoque signifiante. Parce que…

 

Auditeurs : Eux, c’est-à-dire ?

 

S.T. : Eux, c’est-à-dire ?

 

A.J. : Ceux qui créent l’intelligence artificielle ne connaissent pas ça.

 

S.T. : Non, non, ce n’est pas leur…

 

Question de la salle : On peut dire pareil de l’Espéranto ?

 

S.T. : Je n’ai pas un maniement très poussé de l’Espéranto, mais peut-être que vous pourrez m’apprendre.

 

Question de la salle : Non, moi non plus, mais c’est une langue artificielle.

 

S.T. : Oui.

 

Patricia : C’est uniquement logique, c’est uniquement rationnel, il n’y a pas de subjectivité.

 

S.T. : Voilà, donc on ne peut pas dire qu’on existe dans une langue pareille. Ça ne divise pas.

 

Question de la salle : C’est pour ça que ça ne prend pas.

 

S.T. : Non, ça ne prend pas. Alors, la phrase suivante est quand même très intéressante : « Que Dieu s’en prouve », se prouve du dire et du signifiant. Les preuves de l’existence de Dieu, elles ont toujours été amenées à partir du signifiant ou à partir d’une énonciation qu’on lui prête. Je ne suis pas hébraïsant, mais c’est des formules bibliques, notamment cette fameuse formule qu’on a traduit « je suis, ce que je suis », « je suis, que je suis ». Mais il y a une énonciation. Mais « que Dieu s’en prouve » de ce signifiant, « eut dû depuis longtemps le remettre à sa place ». C’est-à-dire à sa place d’être une pure création signifiante. Cette petite phrase de Lacan fonde une sorte d’athéisme simple, pas du tout démonstratif ou fanfaron, mais « que Dieu s’en prouve eût dû depuis longtemps le remettre à sa place. Soit celle dont la Bible pose que ce n’est pas mythe, mais bien histoire ». La Bible a raison. Dieu, c’est une histoire et c’est réductible à une histoire.

 

C’est ni plus ni moins qu’une histoire au sens où l’on dit tout ça c’est des histoires, voilà c’en est une parmi d’autres. « Et c’est en quoi », dit-il – c’est quand même assez extraordinaire ce texte de Lacan – « c’est en quoi l’évangile selon Marx ne se distingue pas de nos autres » Evangiles. Voilà encore Marx, le matérialisme historique, une histoire, c’est un évangile, un évangile de plus.

 

Je pense qu’ils n’entendaient pas bien ce qu’il racontait Lacan, tous les maoïstes et les gauchistes qui l’entouraient, qui l’adoraient par ailleurs, je pense que s’ils avaient entendu le quart du tiers de ce qu’il écrivait là, ils n’auraient pas été si gentils avec lui !

 

Alors il y a encore un passage que je ne résiste pas à vous lire. « L’affreux », ce qui est vraiment contrariant par rapport à Marx, les croyances, Dieu, la religion, tout ça. « L’affreux », dit Lacan, « est que le rapport dont se fomente toute la chose, ne concerne rien que la jouissance », c’est tout. « Le rapport dont se fomente toute la chose », autrement dit toute cette histoire, Dieu, Marx, tout ça, ça ne concerne rien d’autre que la jouissance, c’est-à-dire ce qui jouit du corps, et la distribution de cette jouissance. C’est ce dont il va parler dans tout le séminaire sur « l’Envers de la psychanalyse », çà « ne concerne rien que la jouissance et que », dit-il, « l’interdit qu’y projette la religion » – alors cette jouissance, la religion évidement se soutient entièrement de l’interdit qu’elle porte dessus, sinon elle perd tout son prestige – « l’interdit qu’y projette la religion faisant partage avec » – alors ça c’est quand même trop drôle – « la panique dont procède à cet endroit la philosophie ». C’est-à-dire, comme si la philosophie, surtout à l’époque contemporaine, pas forcément la grande tradition classique -je ne pense pas que Lacan aurait dit cela de Spinoza – là il dit : « la panique dont procède à cet endroit la philosophie », la religion traite la jouissance par l’interdit et la philosophie par la panique. Ce n’est pas qu’elle la traite par la panique, il y a une espèce de débandade générale que l’on a pu observer effectivement. Je ne vais pas dire de noms parce que je n’ai pas envie que l’on croie que je suis méchant avec les philosophes, en tout cas contemporains, de la période récente. « La panique dont procède à cet endroit… » et de tout çà il sort « une foule de substances en surgissent », « foule de substances », tous les étants de la philosophie, toutes les créations de la religion, « comme substituts » dit Lacan « à la seule substance propre », mais ce n’est pas tout à fait une substance, c’est « celle de l’impossible à ce qu’on en parle », celle dont justement on ne peut rien dire et qui est « le réel ».

 

Voilà avez en trois paragraphes la question de la religion, de la philosophie, du Réel. C’est un texte assez extraordinaire.

 

Bon je crois que l’on peut s’arrêter là-dessus puisqu’il est tard.

 

Transcription établie par : Virginie BARILARI, Rosa BELLEI, Brigitte BRIQUET-DURONI, Anne FLORENNE-VOIZOT, Léa GRILLIS, Aline LAMARQUE-ROTHERMANN, Si SHI, Brigitte SABY

Relecture : David GLASERMAN