Plonger ses racines dans le lien social
28 août 2024

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DURA TEA Christine
Séminaire d'été

« Non, un homme ça s’empêche, voilà ce que c’est un homme ou sinon… », la phrase est d’Albert Camus dans son livre posthume, Le premier Homme :

 

Nous sommes au début du 20° siècle en 1905 lors d’une guerre contre les Marocains dans une colonie française l’Algérie, alors même que Freud sur un autre continent élabore la psychanalyse et écrit en 1905, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Trois essais sur la théorie sexuelle et, Les cinq psychanalyses, c’est-à-dire cette époque où Freud commence à poser les fondements de la structure et plus particulièrement la névrose, les complexes d’Œdipe et de castration qui fondent les raisons logiques pour qu’un « homme ça s’empêche ». Ainsi, la société du début du 20° siècle fonctionnant avec la répression et la restriction de la jouissance, et grâce au refoulement a fabriqué des névrosés, qui depuis ont cherché une issue du côté de la culture pour tromper la vigilance du surmoi comme de la société et ont trouvé au 21° siècle « un nouvel arrangement avec la jouissance, ». Pour Freud c’est le collectif qui inscrit sa marque dans l’intimité du sujet, par le biais de l’Ideal du moi engendré par l’introjection des valeurs transmises, et directement en jeu dans l’opération du refoulement des pulsions condamnées.[1]

 

 Avec Lacan, l’accent est mis sur le langage et ses effets, le langage comme ordre propre à l’humain, cette idée forte est renforcée par la conception d’un inconscient, c’est-à-dire d’une extimité qui travaille tout seul et transforme le Réel. Ce n’est plus le sujet qui est structuré par le collectif, c’est plutôt le collectif qui comme le sujet, est structuré par le langage, et ce terme de discours, cet ordre de langage inscrit dans le réel désignera les modalités des divers liens sociaux, et conditionne tout ce qui peut s’articuler de parole. L’écriture des quatre discours ordonne quatre places, formalise une logique collective et structure le monde réel. Le discours est donc un lien social au sens où notre réalité est ordonnée déjà par des relations signifiantes et symboliques qui nous précèdent.

 

Ce livre « Le premier Homme » d’Albert Camus dont l’écriture a commencé en 1953, est une fiction autobiographique digne du « mythe individuel du névrosé ». Ce livre met en scène dans les souvenirs d’un homme le mystérieux devenir d’un enfant qui grandit ainsi sans père. Tout au long du roman, le personnage du roman (l’auteur) cherchera comment exprimer son amour pour ce père invisible, tout en s’efforçant d’en rechercher la trace. Le père s’est évaporé ! Ce père mort à la guerre, celui du roman et celui de l’auteur, mort sur le champ d’honneur sur le front de la Marne en 1914, alors que lui-même n’avait que quelques mois.

 

 En 1905, le père du roman, Jacques Cormery avait 20ans, il avait fait comme on dit du service addictif contre les Marocains. Nous pouvons lire, comment au petit matin, lors de la relève des sentinelles situées en avant-poste, deux soldats français découvrent les corps de leurs camarades égorgés et émasculés, leur sexe fourré dans la bouche. Convoqués par l’horreur, l’un dit toute sa révolte face à l’insupportable tandis que l’autre trouve encore une justification à ces actes extrêmes. Ils continuent donc à parler et débattre sur ce « qu’est un homme ».

 

Je vais vous lire un petit passage, bien que la consigne donnée soit de soutenir des exposés énonciatifs ! j’y reviendrai à cette consigne.

« A l’aube, quand ils étaient remontés au camp, Cormery avait dit que les autres n’étaient pas des hommes. Levesque qui réfléchissait, avait répondu que pour eux, c’était ainsi que devait agir les hommes, qu’on était chez eux et qu’ils usaient de tous les moyens. Cormery avait pris son air buté ; « Peut-être. Mais ils ont tort. Un homme ne fait pas ça » Levesque avait dit que pour eux, dans certaines circonstances, un homme doit tout se permettre et tout détruire. Mais Cormery avait crié comme pris de folie furieuse : « Non, un homme ça s’empêche, voilà ce qu’est un homme, ou sinon… » Et puis il s’était calmé. « Moi avait-il dit d’une voix sourde, je suis pauvre, je sors de l’orphelinat, on me met cet habit, on me traine à la guerre, mais je m’empêche ». « Il y a des français qui ne s’empêche pas avait dit Levesque. « Alors eux non plus ce ne sont pas des hommes. » Et soudain il cria : « Sale race ! Quelle race ! Tous, tous… »

 

Ce détour par la littérature me permet de faire résonner l’innommable et l’horreur de notre actualité récente, au-delà de laquelle, il vaut mieux se taire, rien ne peut être dit.

 

Au cours du 20° siècle après les différents génocides et la chute du nazisme et du communisme, liens socials qui se sont appuyés sur la science,  le débat sur ce « qu’est un homme » ne semble pas avoir cessé. Aussi ce 20° siècle a réhabilité à la fois le débat et la parole lui donnant un nouveau droit de cité mais également en réhabilitant la faillibilité de la parole.

Dernièrement à la suite du massacre terroriste du 7 octobre 2023, la question de « qu’est un homme » a été reprise, nous avons entendu ces terroristes être qualifiés d’animaux, puis la folie meurtrière qui s’en est suivie et qui continue de toute part.

 

L’idéal d’Albert Camus d’une société fraternelle où les communautés auraient pu vivre ensemble sur cette terre d’Algérie n’a donc pas résister à la haine fratricide de la décolonisation et de l’émancipation des peuples, qu’il ne faut pas confondre comme je l’ai souvent entendu avec le mouvement aliénation-séparation qui fonde pour nous psychanalystes l’émergence du sujet de l’inconscient au champ de l’Autre et qui a été détourné par des conceptions qui se veulent  décoloniser l’inconscient.

 

 En effet cette petite phrase : « Sale race ! Quelle race ! Tous, tous… » nous fait entendre que ces différentes communautés dans cette colonie française n’ont pas su inventer un moyen pour maintenir l’altérité en leur cœur tout en permettant à chacun de situer sa propre altérité dans le lien social tel qu’il était ordonné, mais certainement son ordonnancement, propre au colonialisme ne le permettait pas. Peut-être nos collègues d’Amérique du Sud nous apporteraient un autre éclairage ? Je ne reprendrai pas ici les travaux de Charles Melman sur le Discours du colonialisme, s’il existe, mais nous connaissons bien cliniquement les effets subjectifs chez des sujets qui ont traversé ces périodes d’un Discours du Maître dont la barre (le phallus) pouvait être une barre mal orientée, une cote mal taillée, c’est le terme qui me vient, et que Charles Melman utilisait souvent. Aussi, si une communauté est incapable d’accueillir celui dont les traits particuliers désignent comme étranger, si cette communauté n’arrive pas à faire place à une altérité qui se voit, alors comment accueillera-t-elle une altérité discrète au sein même de l’Autre ? Ce sont des questions toujours aussi importantes pour notre lien social actuel et pour la nouvelle économie psychique. Les travaux de Charles Melman sur cette question seraient à reprendre car la question de l’accueil des migrants a été au cœur des débats lors des dernières élections en France mais aussi en Europe cet été en Angleterre ou en Espagne où les jeunes mineurs non accompagnés ont été pourchassés. L’étranger est venu réveiller cette dimension « xénos » du Réel, cet étranger voleur de jouissance, des allocations familiales, des emplois, et même des femmes ! La haine nous rappelle Lacan est adressée à la façon particulière dont l’Autre jouit, cette intolérance de la jouissance de l’autre qui peut aller jusqu’à la ségrégation. Les avatars dans les relations des adolescents entre eux aujourd’hui organisés en communautés de jouissance et d’identités bien plus que s’appuyant sur le process de l’identifications, identité de jouissance diffusée sur les réseaux sociaux, avec la question par exemple de l’insulte qui reprend souvent la question de la race, pourraient être un des paradigmes de cette question de l’accueil de ce trait d’altérité, de la phobie du « xénos » et tout ce qui peut paraître étrange. Certains ce ces adolescents développent des phobies scolaires et ne sortent plus de chez eux mais sont très actifs sur les réseaux sociaux.

 

Le séminaire de 1969/1970 de Jacques Lacan L’Envers de la psychanalyse nous apporte un éclairage radical quant à cette question « qu’est un homme » ainsi qu’à celle du Père, -le premier homme-. Ces deux questions indissociables ont été travaillées toute l’année dans notre association, dans le Grand séminaire : Castration ou Barbarie et dans différents échanges des autres séminaires. Concernant la question du père réel qui laisse à désirer comme le reprendra Rafaëlla, désormais, après la lecture de ce séminaire un seul trait d’altérité pourrait suffire pour fonder le réel du Père ainsi que poser l’impossible dans la structure afin de ré- inventer le Réel et se passer de toutes les historiettes mythiques. Car ce réel aujourd’hui les cliniciens sont amenés à le réinventer, à le réintroduire pour marquer la place de l’impossible, il ne s’agit pas de la figure imaginaire du père punitif, castrateur, qui reste inscrite dans le fantasme de l’hystérique, car ce fantasme lui permet certainement d’éluder que le père n’est pas le castrateur mais seulement l’agent de la castration, le porteur de cette trace d’un message du Réel.

 

Dans le même mouvement ce séminaire vient renouveler la question du lien social, car en mettant en première ligne le vivant du sujet dont la demande articulée en langage le produit comme être social noué à l’Autre qui lui parle, Lacan répondra à la question « qu’est un homme » en nous démontrant que l’homme est un être parlant, un parlêtre. Ainsi cet opérateur langage, via la parole, touche à la substance jouissante du corps, pas seulement pour la négativer, mais pour la réguler et la positiver autrement, ainsi je peux soutenir mon titre « Plonger ses racines dans le lien social ». Car homme et femme, ces êtres sexués qui fondent à eux deux plus le phallus un lien social. Ces deux-là ne  trouveront pas pour autant leur compte dans la jouissance du phallus , cette jouissance restera bien insatisfaisante pour l’un comme pour l’autre, homme et femme baignent néanmoins  avec leurs cinq sens dans le langage sans lequel il n’y a pas de lien social, pas de réalité dite sociale, pas de politique, pas d’éducation, pas de couple,  autant de régulation entre les citoyens, les générations ou les êtres pris comme être sexués issus du trauma langagier et à ce jour l’homme ne pourrait même pas entrevoir de passer par autre chose qu’une perte inaugurale, l’objet a, pour désirer, à l’instar de toutes les lathouses et fétiches qu’il trouve aujourd’hui pour jouir, et nous savons que plus le sujet consomme, plus il a soif de consommer.

 

De 1949 à 1970, l’appréciation de Lacan sur la nature de l’évolution historique et sur la forme du lien social n’a pas évolué. En 1949 dans son article « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du JE », Lacan nous fait entendre que notre société pourrait ne plus reconnaître d’autres fonctions qu’utilitaires générant l’angoisse de l’individu devant la forme concentrationnaire du lien social. Il souhaite préciser la nature de l’évolution de notre histoire, d’en montrer les impasses subjectives et plus précisément la déréliction que notre lien contemporain met en place.

 

Lacan et à la suite de Freud a porté l’interprétation de la civilisation hors des limites de la cure, sans pour autant faire de la psychanalyse appliquée ou de l’interprétation journalistique à tout va et il nous a mis en garde sur nos velléités à écrire de la prose à partir de notre propre jouissance ou des symptômes des patients. Quand Lacan se saisit de cette notion de lien social, il nous dit dans l’Étourdit d’être à la tache de frayer le statut d’un discours, là où il situe qu’il y a du discours, il situe le lien social à quoi se soumettent les corps que ce discours l’habite ». C’est-à-dire d’y articuler la jouissance.

 

Nous le disons depuis ce matin, les quatre discours qui ont pu apparaître bien radicaux en 1970 sont articulés entre eux, le discours du maître, de l’universitaire, le discours de l’hystérique, le discours de l’analyste, ces discours ordonnent des liens sociaux et présentent une caractéristique constante : la barrière de l’impossible de la jouissance, écrite sur les mathèmes entre la place de la production et celle de la Vérité. Je reprends ce que nous enseigne Lacan dan l’Étourdit, « tout discours se fonde d’une exclusion, exclusion de ce que le langage y apporte d’impossible, à savoir, le rapport sexuel. » Et pour aller plus loin nous pourrions dire que le discours fabrique du rapport social là où manque le rapport sexuel, il supplée à la relation manquante des corps entre eux. Une façon pour l’être humain de tempérer, de tamponner le repli de sa libido, lors d’une perte d’amour par exemple, d’autres liens compensatoires prennent le relai et font oublier ce que Lacan nomme le statut « prolétaire » de l’individu, sa solitude, « prolétaire » au sens de celui qui n’a rien, qui n’a pas de ressources pour faire lien social et qui est réduit à son être de jouissance qui s’exprime aujourd’hui dans une victimisation à outrance. Nous saisissons que le lien social fait rentrer les êtres de jouissance que sont les individus comme corps, dans des relations, des relations de signifiants à signifiants. Et j’entends là l’importance de nos rencontres de corps où la parole des uns et des autres peut résonner à l’instar de nos échanges Visio qui nous fixent en tant qu’image parlante, comme a pu le dire Christiane Lacôye-Destribats et nous éloignent renforçant peut-être même notre statut « prolétaire » au sens où Lacan nous le fait entendre.

 

Comment aujourd’hui, pourrions-nous entendre cette forme concentrationnaire du lien social identifiée des 1949 ? Lacan semble dire que notre histoire est parvenue à son terme, cette forme nouvelle de lien social où la science, la techno science est aux commandes, semble apparaître comme un aboutissement, elle réalise toujours plus avant, l’homme comme individu réduit à son corps comme « réalité organique » et exerce coercition et violence sur ces humains qui d’être réduits à leur corps perdent leur qualité d’être humain et relance la question de « qu’est un homme ». La clinique nous démontre les effets d’un tel lien social, angoisse, violence et impasses subjectives. C’est donc en s’appuyant sur le discours comme une articulation de structure qui confirme être tout ce qui existe de liens entre les êtres parlant que Lacan va préciser les changements qui ont affectés le Discours du Maître. Ce discours demeure néanmoins le lien social le plus stable car la société continue de s’y fonder, et l’inconscient également, et les sujets d’y être assujettis. Ce discours peut muter, avec le discours universitaire ou capitaliste par exemple, mais ne disparait pas, et cela du fait d’une raison forte et structurale, du fait qu’il y ait le langage, ce discours se soutient et il marche, nul besoin d’un maître en personne qui commande, le langage suffit à ce qu’il y ait du maître. ». Plus précisément Lacan dans Un discours qui ne serait pas du semblant, écrit : « le discours du capitaliste, copulant avec la science, est le fin mot du discours du maître ». Je ne développerai pas cette question ici car elle sera au travail demain. Je souhaiterai juste souligner que le discours de la science et du capitaliste contredise à la structure du discours comme lien social en tant que cette structure repose sur la solidarité de quatre discours tel que ce qui ne peut se traiter dans l’un – la jouissance- commande le passage à un autre.

 

Nous déduisons donc qu’il n’y a pas de lien social proprement dit, sans le cycle des quatre discours typiques, avec lesquels le discours analytique se situe dans un rapport lui-même. Chaque discours, chaque lien social pris séparément est un artefact, un appareil destiné à traiter cette jouissance intraitable directement. Du fait de l’interdiction de la jouissance phallique, d’une certaine façon chaque discours programme et promeut des modalités de jouissance spécifique, loge et régule la jouissance des corps parlant, condition de leur coexistence ; ainsi chaque discours rassemble, isole, agrège et ségrége.

 

Ces derniers mois en France resteront peut-être un tournant de notre vie sociale, culturelle et politique et je ne voudrais pas en parler à tort et à travers car ce fut à la fois intense et controversé, je vous dirai d’aller lire les excellents articles des journaux quotidiens.

 

 Pourtant, après avoir vu le visage grimaçant de la montée des extrémismes lors des élections, un appel à un pouvoir fort, à un maître sans équivoque, à une exclusion de ce trait discret. Nous avons assisté avec la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques et des jeux eux-mêmes a un moment de culture, et de fête où les corps chantant, dansant, courant, nageant, sautant ont pu illustrer la diversité d’une démocratie, qui se cherche désormais un nouveau visage. Le sport, les médailles en or, plus que la langue a fédéré et unifié une réalité nationale voire mondiale dans une résurgence patriotique et inclusive. La singularité de certains artistes ou sportifs issus du métissage s’est dégagée sous le sceau de la performance sans produire me semble-t-il de l’individualisme, le tissu social divisé, fracturé le temps d’avant, a pendant cette trêve olympique fait oublier la fracture désormais inscrite d’un pouvoir qui ne trouve plus ses assises dans l’autorité. Cette autorité s’est depuis longtemps dissoute dans une idéologie scientiste du chiffre et des algorithmes qui ne supporte pas toujours la contestation et le débat. La question de « l’inclusion » est devenue une idéologie voire une injonction qui hélas produit bien souvent des effets contraires écrasant la reconnaissance de la différence et mettant « tous » sur le même plan, renforçant la question du diagnostic et ne favorisant pas pour autant l’intégration. (Cf : l’école)

 

Dans cette actualité politique immédiate, le 28 aout 2924 (en France, aux États-Unis) avec les campagnes électorales, le difficile débat pour désigner un premier ministre ou pour organiser notre parlement a pu faire entendre combien la démocratie avait désormais une nouvelle logique et ne se référait plus à une figure d’exception. Jusqu’à présent nous pouvions définir la démocratie avec Marcel Gaucher comme principe fondamental des droits du corps parlant. Aujourd’hui dans les débats nous pouvons assister à une forme d’égalitarisme, d’autoritarisme, de scientisme, d’utilitarisme transformant la parole en communication, l’explication en démonstration, le pouvoir sans contrepartie en pouvoir parfois autoritaire, en force violente avec des passages à l’acte comme une fraude lors de l’élection des commissions au parlement. Dans ce nouveau « démocratisme », tel que Jean-Pierre Lebrun par exemple le nomme avec d’autres, l’autorité est attribuée à l’opinion majoritaire et nous avons assisté qu’à chaque fois que dans le débat, une disparité ou une inégalité de traitement était introduite cela devenait insupportable. En effet, le système représentatif exige que quelqu’un sorte de la masse, mais les singularités ayant été le plus souvent évacuées par un discours universalisant du chiffre, la figure d’exception qui s’en dégage est aussitôt contestée. Et nous ne le répèterons jamais assez, le pouvoir est de l’Autre et il devient d’autant plus violent et fort s’il devient plus abstrait et plus anonyme comme avec la science ou le marché, le pouvoir peut vociférer. L’autorité elle, concerne et implique le sujet et comme nous l’a répété Jean-Paul Beaumont à la suite de Charles Melman, l’autorité est toujours exercée par délégation et suppose la reconnaissance de cette altérité discrète. Il faut un S2 pour fonder un S1 dans un après coup de la parole. Mais aujourd’hui le sujet est difficilement mobilisable comme singularité, il est saturé, réduit à la notion d’individu et le plus souvent complété de son plus de jouir.

 

 Alors comment, après la fête, après cette parenthèse enchantée, comment rester attentif aux effets de ségrégation et à la montée du racisme du fait de l’universalisation, de la massification introduite par la science tout aussi bien la science du sport, car pour reprendre Lacan si le plus de jouir n’est plus notre mode, cet objet a, sous une forme vivante, effet de langage comment « espérer que se poursuive notre humanitairerie de commande dont s’habillaient nos exactions ». (Télévision) Et La petite phrase d’Albert Camus résonne encore : « Sale race ! Quelle race ! Tous, tous… »

 

Le racisme en question, c’est le racisme des jouissances qui s’enracine dans le corps, dans la fraternité des corps, Fraternité et racisme, est-ce un oxymore ? Fraternité et ségrégation donc marchent ensemble pas sans le corps. Il y a sans aucun doute une ségrégation de structure comme effet de la structure de langage et de la jouissance interdite, cette ségrégation de structure est issue du lien social langagier, nous sommes « ensemble mais séparés » je vous renvoie au meurtre du père et ses conséquences. Le discours de la science qui promeut la question de l’universel amène une autre forme de ségrégation, en réduisant le sujet à son corps, la question demeure : comment faire entrer la singularité du sujet dans l’universel qui rejette et forclos le sujet ? la pente qui réduit alors l‘être humain non pas à son corps mais à un organisme, à un déchet a déjà été franchie, « l’avènement de la conception bouchère de l’humanité » a déjà été dépassée et se répète pourtant sous des formes écologiques !

 

Pour poursuivre et conclure mon propos, je voudrais reprendre la préconisation des responsables de ces journées qui ont souhaité donner la parole a pratiquement tous ceux qui l’ont demandée bien en amont et qui représentent notre association dans les différents lieux d’enseignement et surtout ils ont souhaité privilégier « l’énonciation avec le style de chacun ».  Au moment où j’ai écrit mon titre, je ne connaissais pas l’issue de mon propos, est-ce ainsi qu’il faut entendre la préconisation des responsables de ces journées ? je ne le pense pas. J’écris en parlant et pensant à haute voix mais je ne sais pas pour dire quoi ? Je le saurai peut-être quand j’arriverai à la fin mais cela m’a demandé un long travail de lecture, mais ma parole n’en est pas pour autant affectée de mon silence.

 

  A la suite de mon titre très optimiste « plonger ses racines dans le lien social », une phrase s’est imposée à moi « un homme ça s’empêche » et a suivi très vite « une femme ça se tait ». En 2024, si je soutiens ces propos j’apparaîtrai bien décalée et je vais me mettre à dos les féministes, aujourd’hui « un homme ça ne s’empêche certainement pas, et ça jouit sans limite » et une femme s’affirme en libérant sa parole, le sexe fourré dans la bouche, j’espère ne pas vous choquez. Aussi je remercie mes collègues de me donner cette année la parole, parole que je n’aurais pas demandée, ni libérée. Mais ainsi, je peux reprendre le travail engagé avec la lecture du séminaire Encore et ce texte : « Lettera amorosa, je n’en veux rien savoir » pour relancer le chant d’un poème, relancer, LA (barrée) Femme, ou le signifiant du manque dans l’Autre afin de faire entendre la fonction du féminin dans la cité et ouvrir le champ des jouissances que Lacan regrette de ne pas avoir plus exploré, le nommant le champ lacanien. Lacan souhaitait élaborer une pseudo-science de ce qui règlerait les limites et les potentiels de jouissance « un autre réel » disait-il, autre que celui de la science et qui concerne une éventuelle économie de la jouissance, telle que Charles Melman a pu la produire dans l’Homme sans gravité.  Et j’espère que dans cette reprise, cette répétition car nous ne parlons toujours que de la même chose, et nous n’entendons pas les effets du discours dans lequel se loge notre parole, cette intervention serait une autre façon de plonger mes racines dans le lien social et trouver une réalité à qui parler.[2]

 

Mais comment continuer à parler alors que j’avais décidé de me taire et d’écouter, ce qui est plutôt mon style, certainement une façon pour moi d’échapper au sur moi qui nous pousse à parler. Faudrait-il entendre qu’il s’agirait de faire contre, contre-parole qui pourrait briser le fil du surmoi, seul acte de liberté qui garde l’autre fil, celui de la référence au réel et à cet inconnu qui reste à venir, tout en maintenant ce trait d’altérité discret au cœur d’une parole singulière qui pourra se loger dans le lien social.

 

Nous le devons sans aucun doute au féminin, à ce trait d’altérité radical, à cette a-substance qui est en chacun d’entre nous et que l’on ne peut nommer, cette a-substance, cette jouissance au-delà du phallus, on ne peut rien en dire avant de la positiver car elle n’a pas lieu, alors elle se répète sous la forme d’une perte et nous rappelle à son ordre mortel qui est celui de la néantisation des choses par le langage.

 

Aussi, « la femme donne à la jouissance d’oser le masque de la répétition. Elle porte vers le plus de jouir parce qu’elle plonge ses racines, elle, la femme, comme la fleur dans la jouissance elle-même » La jouissance féminine qui ne fait pas univers de discours car elle n’est pas toute, dérange l’ordre social car elle n’est pas de l’ordre des universaux accointés à l’éthique des biens et de la juste distribution des jouissances. Et nous devons à l’hystérie de situer le désir à la place du semblant, place qui commande à l’ordre du discours, sans quoi il n’y aurait pas de lien social. C’est ainsi que Lacan donne une prévalence à la mère par rapport aux interdits de la loi du père, « il ne s’agit pas seulement de parler des interdits, mais simplement d’une dominance de la femme en tant que mère, mère qui dit, mère à qui l’on demande, mère qui ordonne, et qui institue du même coup la dépendance du petit homme. »

 

 Mais que suppose donc l’énonciation ? Sans aucun doute il s’agit d’occuper et de soutenir une place de semblant et Il me revient alors un séminaire de Charles Melman étudié récemment « Les psychoses »[3]. Il évoque la question du maître absolu dans la paronaia, il précise qu’il n’y a sans doute pas de maître absolu là où il n’y a pas d’écriture. Car l’écrit est d’une tout autre nature que la parole parce qu’il a cette propriété d’effacer au fur et à mesure qu’il se déroule, le réel qu’il met en place. L’écrit c’est la concaténation de ces lettres qui dans la parole reviennent du réel et dans la parole même font écrit, ainsi l’écrit peut être organisé par la lettre et non plus par le signifiant. C’est la lettre dont il n’aurait pas fallu qu’elle soit là. Or elle ne peut manquer de faire retour et d’introduire la puanteur dans cette noble cour. Voilà la charogne nous dit Charles Melman.

 

La parole comme charogne car notre époque il faut le dire, met en faillite la langue et nous entendons une parole dévoyée laissant le plus souvent la parole et ses conséquences en rade. Quand le discours du maître est aux commandes et non l’inconscient, le signifiant maître peut faire de la parole un objet a, une production dont le maître se délecte comme le ferait un chien d’une charogne, l’écriture du discours du maître escamote la refente de l’inconscient. Grace à quoi ce n’est jamais n’importe quand, ni n’importe comment que la parole fonctionne comme une charogne.

 

La charogne qui est évoquée dans ce séminaire, serait-ce cette jouissance qui n’a pas été traitée par le discours dans lequel la parole s’est logée et qui n’a pas trouvé son point d’impossible. Qui n’a pas trouver l’acte de l’analyste, qui n’a pas trouvé la coupure nécessaire afin de fonder un nouveau lien social ? Voilà sans doute ce que j’aurai du traiter dans cette intervention.

 

J’aurai voulu tenir une parole affectée pour répondre aux mieux à mes collègues qui souhaitaient des exposés énonciatifs, c’est-à-dire une parole pas toute signifiante, une parole qui tienne compte du dire et du non inscriptible rapport sexuel. Une parole pour qui puisse prendre une portée politique, mettant l’inconscient-parlêtre au chef du politique, afin d’augurer d’un renouveau dans le lien social et touché les uns épars de notre assemblée. Faire entendre le singulier d’une parole affectée au chef du politique, soit en somme mettre le parlêtre à cette place, afin de donner l’assiette correcte d’une politique qui ne démente pas le réel du vrai trou de la structure, c’est-à-dire cause du désir.[4]

 

Christine Dura Tea

 

 


[1] La notion de psycho névrose de défense, avec ce qu’elle véhiculait d’un conflit intérieur, entre d’un côté pulsions et désirs, de l’autre normes et valeurs impliquait dès l’origine le joint entre névrose et société. Freud nous rappelle qu’il n’y a pas de psychologie sociale qu’à prendre les individus un par un. Et depuis la nuit des temps, nous pouvons supposer que tout changement nouveau entraine une nouvelle répression sociale qui mobilisera à nouveau le névrosé s’il arrive désormais à loger sa singularité dans le social.

[2] : « le sujet commence l’analyse en parlant de lui, sans vous parler à vous, ou en parlant à vous sans lui parler de lui (je me souviens avoir été très forte à ce jeu-là). Quand il pourra vous parler de lui, l’analyse sera terminée. »

[3] Il évoque la question du maître absolu, il précise qu’il n’y a sans doute pas de maître absolu là où il n’y a pas d’écriture. La parole ne peut suffire, même à faire la grosse voix, à faire le maître absolu puisqu’après tout elle ne se supporte que d’une énonciation même si elle est armée. Mais l’écrit est d’une tout autre nature parce qu’il a cette propriété d’effacer au fur et à mesure qu’il se déroule, le réel qu’il met en place. L’écrit c’est la concaténation de ces lettres qui dans la parole reviennent du réel et dans la parole même font écrit, ainsi l’écrit peut être organisé par la lettre et non plus par le signifiant. Cet écrit désormais organisé par la lettre ne renvoie plus à ce lieu chargé d’assurer la signifiance, celui que met en place la parole, ce sens dont se trouve injectée la chaine signifiante pour lui assurer sa consistance, ce sens non seulement n’est pas convaincant mais n’a aucune importance on s’en fout ; On sait seulement que c’est la lettre dont il n’aurait pas fallu qu’elle soit là. Or elle ne peut manquer de faire retour et d’introduire la puanteur dans cette noble cour. Voilà la charogne nous dit Charles Melman.

[4] Marc Darmon N° 15 de la Revue Lacanienne, Objet et objectivité : ; Et pour terminer avec Marc Darmon, « ce trou vous pouvez le remplir, vous pouvez y mettre ce que vous voulez, mais ce ne sera jamais ça, vous pouvez l’imaginer comme objet perdu ou comme objet manquant, mais ça ne sera jamais ça, parce que l’objet c’est le trou ».