Psychanalyse, champ social et politique – Du social, du travail et du soin pour le parlêtre
Séance du 1er février 2025
Intervention de Jean-Luc de Saint-Just
Discutante : Christine Dura Tea
Je tiens d’abord à remercier Christine Dura Tea de m’avoir invité à partager mes questions, un certain cheminement. Cela m’oblige, dans tous les sens du terme, à suivre un fil un peu à rebours, puisque ce matin je n’interroge pas tant notre social contemporain, mais plutôt la place d’un analyste dit lacanien dans ce social. Je sais, pour en avoir échangé avec quelques- uns, que cette question est partagée par plusieurs d’entre vous. Sans doute que pour d’autres ce ne sera pas le cas, que ces questions ne se posent pas ou qu’elles leurs semblent évidentes, mais là où j’en suis pour le moment, c’est ce que je propose de mettre au travail avec ceux qui le souhaitent. Je suis désolé de devoir lire mes notes, mais je ne fais pas ici un enseignement. J’essaye de poser une question, de mettre à plat ce nœud, de l’écrire correctement au regard de la structure qui est la nôtre.
D’ailleurs, je remercie ceux présents, ici à l’ALI, malgré le changement impromptu de date.1 Ce n’est pas sans faire écho à un autre impromptu, celui de Lacan, surtout le second, sur lequel je vais en partie m’appuyer. Ce problème de calendrier fait aussi symptôme. Il est, en quelque sorte, révélateur de ce que je voudrais vous dire et à propos de quoi, je l’espère, nous aurons l’occasion d’une discussion. Il me faut également vous avouer que ce report m’a permis de profiter du travail de mes collègues le week-end dernier, lors du séminaire d’hiver. Cela a grandement étayé mes cogitations.
Pour tenter de ramasser mon propos, avant de le déplier, je dirais que si la nécessité pour un psychanalyste d’avoir une lecture éclairée du social, du discours dans lequel évoluent ses analysants comme lui-même, est une condition essentielle à sa pratique, la question de la place et de la fonction du discours psychanalytique dans ce social, c’est-à-dire hors espace de la cure, est beaucoup plus problématique. L’expérience se répète depuis Freud, et malgré les apports de Lacan, comme cela a largement été rappelé au séminaire d’hiver. Le dit pessimisme de Charles Melman témoigne de la difficulté de la psychanalyse à trouver place dans le social. Malgré quelques espoirs le plus souvent déçus, y compris dans les sociétés psychanalytiques, la position de l’analyste, comme le discours psychanalytique, semblent à proprement parler impossibles à instituer. Comme s’ils avaient toujours été insoutenables dans le social.
Je cite Lacan en 1972 à Milan : « C’est très curieux que la position de l’analyste ne permette pas de s’y soutenir indéfiniment. » Plus loin, « Ce qu’en somme, j’ai essayé d’en instituer a abouti à ce que j’ai appelé quelque part, noir sur blanc, un échec. » (p.9) Cela étant, à l’instar de Freud face à l’impasse de sa première topique, Lacan va faire de cet échec une réussite. C’est ce qu’il en dit. Et il me semble que c’est ce qui va l’amener, en prenant la mesure de ce réel, à déplacer sa lecture vers une autre écriture. Cela donnera le séminaire RSI en 74-75.
Quant à la question du social – je dois cette précision à un échange avec mes collègues lyonnais, une « disputatio » pour tout dire, – il y aurait là sans doute à faire une distinction entre ce qui peut se passer singulièrement pour l’un ou pour l’autre dans la rencontre de la psychanalyse, y compris pour des non-analystes, des intellectuels, des artistes, etc. qui s’en inspirent ou y maillent leurs travaux, et l’établissement de ce discours pour fonder un lien social durable, l’instituer, voire même pouvoir collectivement le prendre en compte. Sans doute est-ce en raison de cette impossible institutionnalisation, qu’il n’y a pas de formation, ni d’ordre des psychanalystes. C’est à partir de son expérience d’analyste et de son enseignement, que Lacan va finir par déduire que la psychanalyse doit être inventée par chaque psychanalyste. Tous nos groupes de travail n’ont-ils pas cette fonction de permettre à chacun, au-delà de sa cure, d’en passer par cette nécessité, annoncée dès l’ouverture des « Écrits » : « qu’il faille y mettre du sien » ?2
En reprenant ces remarques de Lacan, je me demande comment prendre un peu plus au sérieux cette dimension d’impossible qui constituerait le réel de la position, comme du discours de la psychanalyse. C’est de là que je suis parti dans mon cheminement, mais je vais y revenir, parce que ce n’est jamais aussi simple, univoque. Cela dit, si je le pose ainsi c’est parce qu’il me semble essentiel de partir de ce postulat pour aborder les questions que je me suis posées quant à ma posture d’analyste. En disant cela, je réalise qu’il y a quelque chose à éclairer dans le titre que j’ai proposé. Ce que je mets en question, ce n’est pas la place et la fonction des psychanalystes, mais la mienne, celle d’un psychanalyste qui singulièrement pose la question de savoir s’il peut y avoir dans l’espace social, du psychanalyste3. Plusieurs fois, Charles Melman nous a invités à prendre le risque d’une parole singulière, à ne pas tant étaler notre science, notre grande culture, mais à parler de notre expérience, de la façon dont chacun de nous faisait avec le réel, s’en débrouillait. Chacun fait ce qu’il veut, ou peut, mais en ce qui me concerne c’est parce que dans l’adresse à l’autre, à cette place-là de l’analyste dans des espaces sociaux autres que celui de la cure, il me semblait qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas du côté de la position, comme de l’acte du psychanalyste, dans le maniement du « Sujet Supposé Savoir »4.
Je cite à nouveau Lacan dans le séminaire que nous travaillons cette année et qui justement porte sur cette question : « Je ne saurais trop invoquer les psychanalystes à méditer sur la spécificité de la position qui se trouve être la leur, de devoir occuper un coin tout autre que celui là même où ils sont requis, même s’ils sont interdits d’agir. C’est tout de même du point de vue de l’acte qu’ils ont à centrer leur méditation sur leur fonction. » (Leçon du 24/01/68, p.121) Il me semble que nous sommes dans le sujet, puisque ce n’est pas de là où est requis le psychanalyste, comme « sujet supposé au savoir », qu’il opère en tant qu’analyste ; puisqu’au contraire, son acte évide ce lieu, sa place, pour qu’il n’y reste que celle d’un semblant d’objet a. Il ne peut donc y être comme sujet. Alors, est-ce que cette opération même, cet acte dont le psychanalyste a horreur, dit Lacan, serait la raison logique pour laquelle cette position ne serait pas, dans la durée, tenable ?5
La question que je tente ici de soulever va bien au-delà de s’interdire toute promotion d’une morale, d’une norme – on ne va quand même pas remplacer une illusion par une autre disait Freud- donc encore moins d’un bien, qu’il soit passé, présent ou à venir, comme le rappelait très justement Esther Tellermann dimanche dernier. La question est celle des conditions nécessaires à la possibilité de tenir une position, de soutenir un acte à proprement psychanalytique, dans un espace pour lequel il n’est pas prévu, hors cure. Car ce n’est que dans les effets de cet acte qu’il est possible de dire qu’il y a du psychanalyste.
En arrivant à l’ALI, il y a maintenant une vingtaine d’années, sans doute du fait de mon parcours, j’ai de suite été sollicité pour parler du social. Cela m’a d’ailleurs pendant longtemps ennuyé, d’être quand même un peu cantonné à ce registre. Jusqu’au jour où j’ai cessé de m’en défendre. Pendant plusieurs années, avec d’autres, j’ai participé et organisé de nombreux travaux et journées pour lire notre social contemporain, ses effets sur la subjectivité, comme dans la cure.
Une lecture tout à fait essentielle pour entendre la clinique, mais également pour décrypter les processus à l’œuvre dans les institutions de soin, du social et de l’éducatif. Autrement dit, les lieux d’exercices de ces métiers dits par Freud impossibles, avec la psychanalyse. Des pratiques qui n’ont rien en commun, si ce n’est un réel, le « réel de la clinique » comme je l’ai nommé à l’époque. Pour les topologues, ce n’est pas autre chose que le réel du nœud, à écrire donc. C’est d’ailleurs à ce titre, de la prise en compte de ce réel, que parfois des analystes sont sollicités auprès de ces métiers, pour que la prise en compte de ce réel puisse rendre de nouveau respirable la pratique de ces métiers (métier aussi à entendre comme une pratique du tissage, c’est-à-dire du texte)6. J’y reviendrai.
Dans ce parcours d’élaboration d’une lecture du social, les avancés de Freud, Lacan, Melman, Jean-Pierre Lebrun, et quelques autres, m’ont été très précieuses pour déchiffrer les coordonnées d’un discours courant dans lequel en tant que « parlêtres » nous sommes aux prises, mais qu’il ne faut jamais confondre avec les structures subjectives. C’est la raison pour laquelle Charles Melman a toujours parlé de nouvelle économie psychique, pas de nouvelle structure. Ici formes et structures sont à distinguer.
Que le discours actuel séduise, dans sa perversion, nombre de névrosés, ce n’est pas nouveau. Freud avait déjà pointé que le névrosé rêve d’être pervers. Pour autant, et c’est le problème du névrosé, cela n’en fait pas nécessairement un pervers, même à l’issue d’une cure. Je veux dire que s’il y participe dans son économie, ce n’est pas sa structure. C’est ce que je rencontre dans mon expérience clinique, et celle de quelques autres, qui m’amène à dire cela. Pour peu que la parole de chacun dans une adresse puisse se déployer, c’est la structure subjective de chacun que l’on retrouve derrière ces discours. C’est aussi comme cela que je lis ce que Lacan écrit dans « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960) : « L’expérience prouve que la jouissance m’est ordinairement interdite, et ceci pas seulement, comme le croiraient les imbéciles, par un mauvais arrangement de la société, mais je dirais par la faute de l’Autre, s’il existait ! » Et un peu plus loin : « Ce à quoi il faut tenir, c’est que la jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore qu’elle ne puisse être dite qu’entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde sur cette interdiction même. La loi en effet commanderait-elle : Jouis, que le sujet ne pourrait y répondre que par un : J’ouïs, où la jouissance ne serait plus que sous entendue. » (p.820 & 821 des Écrits).
C’est aussi dire que si nous n’y sommes pas extrêmement vigilants, comme Lacan en son temps, c’est une économie à laquelle nous sommes spontanément amenés à participer. Il en témoigne dans son séminaire. « Vous ne savez pas les efforts que cela me demande » disait-il à son auditoire. Hors de l’espace de la cure, je ne suis pas sûr pour ma part que j’ai toujours cette vigilance : celle de me poser la question de savoir à quel discours je participe, y compris lorsque je parle de psychanalyse, comme aujourd’hui par exemple.
Mais là encore une distinction est sans doute à faire, entre le « discourscourant » de notre époque qui se glisse assez aisément dans les colloques de psychanalyse, et les formations de l’inconscient spécifiques de la structure de chacun. La fin d’une analyse ne signifie aucunement qu’il n’y aurait plus d’inconscient. Cela m’arrive encore de me surprendre à reprocher à d’autres ce que j’ai moi-même produit. Mais sur ce point Charles Melman ne m’a pas ménagé au cours de la tranche que j’ai fait avec lui. Je suis en mesure maintenant d’identifier mes projections et de leur donner un autre destin. « Si déjà une psychanalyse permettait de ne plus reprocher à l’autre ce qui m’arrive, ce serait déjà pas mal » disait Charles Melman dans l’argument des journées : « Qu’est-ce que je peux attendre d’une psychanalyse ? »
Ceci étant dit, c’est au cours de ce cheminement, qui a été particulièrement riche d’enseignements, que j’ai eu l’occasion de constater que de Freud à Charles Melman, en passant par Lacan, malgré leurs talents, ce qu’ils disaient était le plus souvent « inentendable », parfois par les analystes eux-mêmes7. Les difficultés de Freud avec ses élèves en témoignent, comme les propos de Lacan au cours de son séminaire qui ne sont pas tendres avec ce qu’il sait de son auditoire. Le paroxysme sera celui de la dissolution. Constat d’échec patent d’où il dégagera un intransmissible de la psychanalyse dont nous avons largement parlé le week-end dernier. Est-ce pessimiste ? Non, si l’on prend en compte que c’est le refus de prendre en compte l’impossible qui nous condamne à l’impuissance.
Ce que je ne cesse pas d’éprouver dans mes relectures, de Freud, de Lacan, de Melman, et dans ce que me font entendre de nombreux collègues, ce n’est pas tant de découvrir de nouvelles connaissances, que de prendre la mesure de mes méconnaissances, de ce que je n’avais pas pu ou voulu entendre jusque-là. A chaque relecture d’un texte, je mesure ce que je n’avais pas lu avant, les questions que je ne m’étais pas posées. Mais dans ces espaces de lecture, en tant que j’y participe, autrement dit, que j’y mette du mien, que j’y casse mes cailloux, c’est bien en tant qu’analysant que je suis au travail sans fin d’un inconscient inépuisable, pas en tant qu’analyste.
Quant à l’impasse de notre adresse, quand nous voulons partager notre lecture du social, elle est à l’instar de ce qui est inopérant dans une cure. Ce qui vient buter sur le refus d’Irma, comme sur celui de Dora, ce sont les explications de Freud, ses solutions. Il n’est alors pas très surprenant que celles-ci soient le plus souvent également inentendable par le social lui-même, en particulier ceux qui le représentent. Car comme Freud le dit explicitement : « la psychanalyse ne vise pas à apporter des connaissances, mais à faire reculer les méconnaissances ». Autrement dit, son objet c’est justement « ce que je ne veux pas savoir ».
« L’inconscient c’est que lorsque je parle, je jouis, et que je ne veuille rien en savoir du tout » définition explicite de Lacan dans le séminaire « Encore » (1972-1973). Il n’est pas impossible d’y avoir accès à ce savoir (« tu peux savoir »), mais cela implique pour chacun de s’engager dans son propre déchiffrage, et d’en payer le prix, celui d’une soustraction8. Cela reste alors une lecture restreinte à certains cercles, psychanalytiques et quelques autres, ceux qui ont fait cette démarche pour eux-mêmes, mais n’est-ce pas parce qu’elle relève le plus souvent d’une lecture de l’autre, d’un savoir sur l’autre, qu’elle est inaudible ? Voire même, quelle provoque, comme dans la cure, lorsqu’elle vient de l’analyste, le rejet le plus radical.9
A l’encontre, dans ce travail sur la place de chacun vis-à-vis de ce discours, je n’ai pas le souvenir qu’un collègue ait pu dire qu’il s’identifiait au discours universitaire, et encore moins capitaliste, que la jouissance à tout prix, était son lot quotidien. Et pourtant… est-ce bien sûr que j’y échappe ? Entre nous, là encore je ne serais pas trop affirmatif sur ce point. Car cette tension entre ces deux pôles, les contre et les pour, nous savons d’expérience qu’ils relèvent de la même impasse.
Alors, s’il y a bien cet inentendable qui serait à lire comme un impossible dit Claude Dorgeuille10 à propos du discours psychanalytique, (jamais évoqué à Nice lors du séminaire sur l’Envers), est-ce ce qui permettrait de saisir pourquoi, depuis Freud, ce discours suscite un tel rejet ? Et si c’est bien le cas, je ne peux me soustraire à la question de savoir dans quelle mesure je ne participe pas à susciter ce rejet ?11
Charles Melman a souvent parlé de la solitude de Lacan. Il s’en plaignait lui-même. Et j’espère ne pas commettre de crime de lèse-majesté, mais pour ma part j’ai été frappé de constater qu’aux obsèques de Charles Melman, il me semble qu’aucun des grands intellectuels avec lesquels il avait pourtant travaillé n’étaient présents. Et, à part ceux venant de l’ALI, je n’ai pas eu connaissance non plus d’hommages, que ce soit dans la presse ou dans le monde intellectuel. Plus récemment, mais il n’est pas sûr que cela en soit le paroxysme, une collègue témoignait que lors d’une pièce de théâtre sur l’inceste à Lyon, des livres de Freud avaient été brulés sur scène, sous les ovations du public présent. Autodafé qui rappelle nécessairement la dernière fois qu’ils ont été brulés en place publique à Berlin. A ce sujet, je ne peux pas oublier les propos de Charles Melman que nous avions invité à Lyon, ville de souvenirs pénibles pour lui, où il avait rappelé comment l’appel collectif à un ordre absolu est, une fois lancé, inarrêtable.
Ce qui n’est pas perçu, il me semble, dans les discours dits progressistes, c’est que ce n’est pas ce qu’ils disent, le contenu de leurs idées, qui est à interroger, mais la structure même de ce discours qui opère par clivage. Le déni qui préside à cette logique devient très rapidement insupportable, irrespirable, pour le sujet. Ne serait-ce que, parce qu’il est dénié, que dans l’intrasubjectivité de chacun, si la chose est interdite, ce n’est pas pour des raisons sociales dans un procès intersubjectif, mais parce que la jouissance qu’il faudrait, c’est justement celle qu’il ne faut pas12. Ce déni produit alors mécaniquement un appel au passage à l’acte de la différence radicale, à la pire des ségrégations, afin de remettre en fonction la différence des places, via le chef suprême et/ou le coupable, celui qui est à exclure. Certains, dit populistes, l’on très bien compris et s’en servent, quels que soient les bords politiques, puisque l’un produit l’autre.
A l’envers, toujours à Lyon, mais je n’ai aucun doute sur le fait que la capitale des Gaules n’a rien de spécifique sur ce sujet, le centre hospitalier universitaire de psychiatrie publique a banni la psychanalyse de ses références, comme de son centre de documentation. C’est la même chose dans la plupart des autres hôpitaux de la région.
Le paradoxe, c’est qu’au sein de cet hôpital je suis sollicité pour la supervision de cinq équipes soignantes, et quatre autres dans les hôpitaux psychiatriques de la région. Et je suis loin d’être un cas isolé dans ces hôpitaux, où ce sont des psychanalystes qui sont appelés auprès des équipes. Des équipes qui plébiscitent ce travail et dont l’efficience mesurable rend leur pratique non seulement respirable, mais le plus souvent tout simplement possible, sans parler parfois, pour certains des soignants, d’effets dans leur subjectivité, dans leur vie privée.
Cela étant dit, je nuancerais mon propos en disant que de plus en plus d’institutions recrutent aujourd’hui de très jeunes professionnels, sans aucune expérience (puisque plus personne ne veut exercer ces métiers), qui sont formés à exécuter et n’ont le plus souvent aucune question quant à ce qui ne va pas dans leur pratique. Outre les démissions massives que cela provoque, il sera intéressant de voire jusqu’à quel moment ce sera tenable, parce qu’il n’y a plus aucun soin, ni souci de l’autre. Plus aucun intérêt à y travailler me disait récemment deux infirmières devant le départ massif de leurs collègues, et la perspective du leur.
D’ici là, et même si ce n’est pas l’objet de mon propos d’aujourd’hui de rendre compte des processus à l’œuvre dans ces espaces cliniques dits de supervision, nous avons avec quelques- uns créé une association de recherche que nous avons appelée « Tissages » au pluriel, j’ai dit pourquoi, et dont l’objet est de théoriser cette pratique lorsqu’elle est exercée par un analyste lacanien. Nous avons depuis cinq ans produit de nombreux textes issus de nos travaux et journées qui seront bientôt disponibles. Ce qui me semble néanmoins essentiel de prendre en compte pour mon propos, c’est que l’opératoire de ces espaces de travail n’est pas la transmission d’un savoir, mais que se lise, du dire même des professionnels, un savoir insu, pour peu que le parlêtre qui s’engage dans cette parole puisse y être comme analysant, que pour eux, cela n’aille pas sans y aller de soi !
Si je tire les conséquences de ceci, il ne peut donc y avoir de place de l’analyste qui ne soit, par son acte, celle qui aménage l’espace possible au savoir de l’analysant, à son travail de lecture quant à son dire, dans la cure, comme dans des groupes (cartels, groupes de lecture, analyse des pratiques, supervisions, etc.). Avant son enseignement à Louvain, puisqu’il ne voulait pas parler de conférence, Lacan avait beaucoup apprécié ce moment d’écoute où un certain nombre de ses futurs auditeurs lui avaient posé des questions. Ce qu’il a dit ce jour-là était en écho à ce qu’il y avait entendu de ces personnes.
J’en reviens sur le propos de Claude Dorgeuille qui situe l’impossible du discours de l’analyste, de faire reconnaitre au sujet sa division subjective. Vous entendez là où cela concerne le social, comme le singulier. Ce sont ses associations, à l’analysant, qui sont ou pas susceptibles de la faire entendre, cette division, et de faire résonner la question de la vérité. C’est ce que Christiane Lacôte a soutenu lors de son intervention au grand séminaire sur l’interprétation. Ce qui est susceptible de nous permettre de prendre la mesure qu’il y a là un impossible, pour l’analyste, de sa place.
Mais nous pourrions également lire cet impossible entre l’agent de ce discours (l’objet petit a) et l’Autre (le sujet barré), dans le fait que ce discours comporte un impossible à ce que l’objet a, le manque d’objet, corresponde à la division subjective. Cela implique que cela puisse aboutir à un : « Quoi que je dise, ce n’est pas ça ! » Ce qui précipite alors le sujet à produire un S1 dont l’impuissance est de vectoriser le savoir en place de vérité. Du fait de la temporalité de la circulation de ce discours (flèches), ce n’est jamais qu’un effet d’après coup. Je vous renvoie ici aux travaux des journées consacrées au temps logique.
A suivre le séminaire que nous travaillons cette année, l’acte psychanalytique consiste à rendre possible cette opération pour l’analysant, mais a pour conséquence, comme cela a été rappelé par Lacan à Milan, que cette position soit manifestement intenable. Sans doute que si l’analyste a horreur de son acte, c’est que celui-ci le destitue en tant que sujet, le « décharite » dira Lacan dans « Télévision ». C’est dire que Lacan n’a jamais cédé à une quelconque idéalisation de la position de l’analyste.
Mais n’est-ce pas également ce qui pourrait nous permettre de saisir, au-delà de notre participation à cette économie capitaliste du toujours plus13, ce qui me pousse à vouloir prendre la parole, à multiplier les enseignements, comme les journées d’étude, à espérer assez souvent en vain une reconnaissance, alors qu’en tant qu’analysant il s’agit simplement pour chacun de poursuivre son travail ?
Le désir légitime de reconnaissance, rappelait Thierry Roth samedi, semble être un désir vain à cette place de psychanalyste. Et d’ailleurs, n’est ce pas ce deuil non fait qui serait à l’origine de ce que nous entendons souvent, à quoi j’ai largement participé en son temps, d’une volonté de lutte, d’une désignation de l’autre comme ennemi ? Ce qui est un comble pour ceux qui devraient savoir que c’est toujours une impasse d’accuser l’autre de ce qui m’arrive14. La psychanalyse a toujours été subversive et rejetée, rappelait encore Thierry Roth. C’est sans doute le prix à payer quand notre désir nous amène à occuper cette place, souvent à vie ! C’est-à-dire, une fois engagés à y consacrer notre vie, jusqu’au bout. Dans sa « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique » en 1914, Freud finit son texte ainsi : « Je terminerai en souhaitant un heureux voyage sur les hauteurs à ceux qui, à la longue, n’ont pu supporter le séjour dans le monde souterrain de la psychanalyse. Puissent les autres terminer heureusement leur travail dans les couches profondes de ce monde ».
Lors de son second impromptu à Vincennes, alors qu’il tentait en vain de s’adresser aux responsables de l’université, Lacan dont plusieurs de ses proches étaient impliqués dans cette aventure, était venu leur dire l’impasse des discours contre, des discours révolutionnaires. Là encore, c’était sans doute inentendable. Lacan a tenté de leur dire – mais à qui ? Ces responsables n’étaient même pas là – que seul le discours psychanalytique était susceptible d’éviter un retour au même, à ce que le discours du maître fasse un tour sur lui-même.
Cela étant dit, même dans ce contexte, il me semble qu’il n’a jamais soutenu que ce discours puisse être tenu en dehors de l’espace social artificiel, c’est son qualificatif, de la cure. Plus encore, il soutient que d’en passer par ce discours n’amènera aucun progrès. Parce que ni Freud, ni Lacan, n’étaient progressistes : ce que l’on gagne d’un côté, on le perd nécessairement de l’autre. Néanmoins, cela pourrait, il est prudent, produire des « signifiants maîtres un peu moins bêtes ». C’est-à-dire « sûrement un peu plus impuissants ».
Cette production ne vient pas de l’analyste, mais bien de l’analysant. Cela a été rappelé le week-end dernier, par Patrick Guyomard je crois, que le discours de la psychanalyse c’était le discours de l’analysant. Le pas fait par Freud, c’est de situer le savoir du côté de l’analysant, et ce dès l’analyse du rêve, son analyse de ses rêves. Ce que Lacan n’a cessé de soutenir, puisque dans son enseignement il a toujours parlé de cette place, et que, dans sa proposition de la « passe » il attend un savoir, non pas des analystes, mais bel et bien des analysants.
Son attente est celle d’un signifiant nouveau, pas un nouveau signifiant, mais un nouveau rapport au signifiant. C’est en tout cas ainsi que je l’ai entendu, lu. Une attente de Lacan qui a été déçue. Aucun signifiant nouveau, pas plus là que dans la poésie, puisqu’il n’y a pas moyen d’attraper le signifiant qui manque : « quoi que je dise, ce n’est pas ça ! ». Je suis alors condamné à la métaphore, ou… A l’écriture du nœud borroméen qui ne met plus un S1 en place de production. Ce qu’il s’agit de produire, c’est l’écriture d’un nœud qui serre un trou15. Passage de la chose interdite à l’objet petit a, rappelait Esther Tellermann, comme effet d’une écriture, de la lecture d’un dire. Savoir y faire qui s’invente pour chacun, singulièrement au cours d’une cure, savoir intransmissible, si ce n’est que de cette expérience, de cette épreuve, on n’en guérit pas !
Où situer alors cette plaie, cette peste, qu’est la psychanalyse dans une culture, dans une civilisation ? Rappelons-nous cette interview à France Culture en 1973, presque prémonitoire pour la radio, où Lacan disait que les publications comme les colloques, c’était de la culture, c’est-à-dire du commerce. C’est important de commercer avec les autres, c’est même essentiel – ça c’est moi qui le rajoute -, mais précisait-il : « ce n’est pas là que se fait la psychanalyse, ce n’est pas ça, la psychanalyse ».
Dès le début de mon intérêt pour la psychanalyse, de mon implication dans la lecture des textes, comme de ma cure, j’ai pu prendre la mesure que ce discours, cette pratique, ne pouvait se soutenir qu’à la marge, que la marge était sa seule place possible. Le travail que j’ai effectué pour vous parler ce matin m’amène à le redire ici. Puisque la visée de l’acte psychanalytique, qui met en place ce discours, est de toujours maintenir l’écart maximal entre l’Idéal du moi et l’objet a, celui-ci ne se soutient donc bien qu’à se maintenir à l’envers du discours politique, de ce qui établit la « polis ». Et lorsque le 10 mai 1967 dans son séminaire « La logique du fantasme », Lacan dit que « l’inconscient c’est la politique », cela nécessite de lire la suite : « Je veux dire que ce qui lie les hommes entre eux et qui les oppose est précisément un côté de ce dont nous essayons d’articuler, pour l’instant, la logique (ce qu’il appellera ultérieurement les discours). Car c’est faute de cette articulation logique que ces glissements peuvent se produire, qui font qu’avant de s’apercevoir que pour être rejeté, soit essentiel comme dimension pour le névrotique, il faut en tout cas ceci, qu’il s’offre. » C’est là une autre façon d’aborder cette dimension pas spécifiquement névrotique où mon rapport à l’autre (intersubjectif) est toujours déterminé par mon rapport à l’Autre (intrasubjectif), par là où cela me commande.
La place du psychanalyste, là où il y a du psychanalyste, cela a été rappelé là encore lors du séminaire d’hiver, en référence à ce texte fondamental de Freud, c’est au lieu du profane, toujours à côté du temple, du savoir établi, institué ; ni savoir, ni pouvoir à cette place-là !
Cela m’inspire cette référence à un magicien Belge de la langue française, Raymond Devos, qui conclue son sketch de 1973 « A tort ou à raison » ainsi : « On a toujours tort d’essayer d’avoir raison, devant des gens qui ont toutes les bonnes raisons de croire qu’ils n’ont pastort ! »
L’enseignement de Lacan ne visait aucunement à convaincre, mais à partir du transfert qu’il savait susciter dans son enseignement, à ce que chacun y mette du sien, se mette au travail, et puisse inventer un savoir y faire singulier, dans cette tâche qui relève de la gageure, qu’il y ait du psychanalyste. Ceci, pour la promesse d’aucun progrès, si ce n’est de renouveler l’espace d’un praticable, d’y trouver de quoi respirer, et peut-être, il me semble, un peu plus de tempérance vis-à-vis de l’autre.
1 Une panne du wifi de l’ALI n’a pas permis à ceux qui le souhaitaient de suivre cette conférence.
2 « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du sien. » Écrits, p.10, octobre 1966
3 « qu’il y ait du psychanalyste » est une formulation de Lacan, rappelée par Claude Landman dimanche dernier, qui vise à évider toute ontologie de place de l’analyste, et il n’est pas plus question ici d’un titre, d’un statut, ou d’une place ou d’une reconnaissance sociale. Ce n’est pas un travail de sociologie que je propose.
4 Je ne parle ici que de ce contexte, de ce point de départ, qu’il y a du « sujet supposé savoir » dès qu’il y a adresse à un dit psychanalyste.
5 « Qu’est-ce qui conditionne donc l’inquiétude d’un analyste, si ce n’est ceci, que j’ai marqué sous cette formule avec le crochet qui déplace le rien d’un rien, tu n’es que ce rien que je suis. » (…) « C’est parce que l’analyste a à occuper cette position du a qu’en effet, pour lui, la formule qui fort légitimement soulève l’angoisse qui convient, si l’on se souvient de ce que j’ai formulé de l’angoisse, qu’elle n’est pas sans objet. Ceci indique qu’elle soit d’autant fondée, qu’avec cet objet, celui qui est appelé par l’opération signifiante qu’est l’analyse, se trouve, à cette place, suscité de s’intéresser à tout le moins, de savoir comment il l’assume. » Lacan « La logique du fantasme », leçon du 25 janvier 1967.
6 C’est également comme l’a très justement rappelé Carlos Ruiz-Eldredge, la possibilité pour eux de retrouver leur dignité.
7 Petit pas de côté : une jeune femme assez énervée à la fin d’un colloque de l’ALI dit à Charles Melman : « Vous avez vu, ils ne m’ont pas entendu ! » Il lui répond : « Vous aussi ? Moi, cela m’arrive tout le temps ! » Il était très sérieux !
8 Comment voulez-vous que ce soit populaire la psychanalyse, puisqu’elle n’apporte rien, elle soustrait ? faisait remarquer Charles Melman.
9 A ce propos, et cela me semble particulièrement bien venu, Pascale Bélot-Fourcade nous invite à reprendre dans nos travaux les questions concernant « La réaction thérapeutique négative ».
10 Claude Dorgeuille dans le « Livre compagnon de l’Envers de la psychanalyse » aux éditions de l’ALI publié en 2007 (pp.219 & 220)
11 Ce rejet, celui d’un refus de savoir, n’est pas le même que celui à l’œuvre dans le destin de l’analyste à l’issu d’une cure. Cependant, n’y a-t-il pas là quelque chose à entendre sur le registre du traitement social de la castration, pour autant que, comme le dit Nazir Hamad, toute culture ne serait qu’un mode de défense contre la castration ?
12 C’est le pas inédit fait par Freud et repris par Lacan dans l’extrait déjà cité de « Subversion du sujet et dialectique du désir » (1960).
13 Ce serait à vérifier, mais il me semble qu’il y a vingt ans, il y avait un enseignement par week-end. Maintenant, on ne les compte plus. Non seulement il est impossible de tout suivre, mais ce rythme effréné, renforcé par la Visio, n’est pas sans effets subjectifs et collectifs. Les difficultés que nous avons rencontrées en témoignent.
14 Cf. « Subversion du sujet et dialectique du désir »
15 Ce que j’entends dans le passage d’une fin d’analyse où il s’agit de dire : « ce n’est que cela » qui a déterminé mon existence, à une fin d’analyse où il est question de prendre acte que : « quoi que je dise, ce n’est pas ça ».