Peut-on se passer de la Passe ?
22 octobre 1992

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SIMONNEY Dominique
Séminaire d'hiver
La passe

Je vous livre quelques remarques fondées sur mon expérience de la passe aux Cartels Constituants de l’Analyse Freudienne comme passant d’abord, puis membre du jury et enfin coordonnant des enseignements de cette institution. En quelques mots laissez-moi vous expliquer le fonctionnement qui était alors le nôtre. Un jury potentiel de la passe était élu par l’assemblée générale des membres. Un certain nombre d’entre eux était tiré au sort par le passant pour former son jury et parmi eux un rapporteur. Après l’exposé par les passeurs des dires du passant le jury délibérait. Au cours du débat qui s’en suivait le rapporteur n’intervenait pas mais avait pour tâche d’en transmettre le contenu au coordonnant puis, dans un temps second de faire retour au jury des remarques de ce dernier pour si possible relancer le débat et, pourquoi pas, tenter de dissoudre tel effet de colle ou d’aveuglement dont la survenue est de règle dans tout fonctionnement de groupe. D’autre part, la passe ne donnait pas lieu à nomination (pas de liste d’AE) et les dernières années de l’expérience nous sommes allés jusqu’à remettre en question la pertinence d’une réponse par oui ou par non pour y préférer un retour au candidat plus ciblé sur son discours que sur le succès ou l’échec de sa candidature. Je dois dire que ces innovations des CCAF, ce temps supplémentaire du rapporteur et du coordonnant introduit dans l’expérience, mais aussi ces modifications concernant la nomination et la réponse du jury m’ont paru riches d’effets novateurs dont le moindre ne fut pas de quelque peu atténuer ce qu’un tel jury peut comporter d’idéal avec le danger conséquent qu’il se substitue alors à cet Autre auquel le passant est pourtant censé avoir fait un sort au décours d’une analyse. Nous y reviendrons tout à l’heure, mais occupons-nous plutôt maintenant de l’invention par Lacan de la procédure de la passe.

Vous savez tous que ce qu’il en attendait se situait dans la logique de sa célèbre formule  » l’analyste ne s’autorise que de lui-même et ajouta-t-il par la suite, de quelques autres « .

En promouvant ce mode d’autorisation il était inévitable que se pose alors dans toute son acuité la question de ce qui pouvait pousser quelqu’un à cet acte un peu fou qui consiste à passer du divan au fauteuil pour accompagner d’autres sujets dans ce parcours qui fut le sien. Celui-ci suit la voie qui partant d’une demande inaugurale de bonheur, d’amour ou de savoir aboutit, à travers la destitution de sa position subjective, à un au-delà de toute possibilité de trouver une garantie à propos de quelque assise que se soit de son être, au-delà même de tout  » gai savoir  » sur ce que cette position comporte de dépressive, savoir dont habituellement l’institution fait son miel, souvent au dépens du tranchant même de la face de vérité qui seule peut pourtant en connoter l’insupportable.

Ajouter à cela le retour en boomerang du  » laisser tomber  » : après l’Autre qu’était votre analyste qui s’est  » barré « , c’est le patient qui, vous lâchant en bout de course, remet les pendules à l’heure concernant l’infatuation qui a pu vous saisir à partir des propos transférentiels qu’il vous adressait.

Quel est, au-delà de tout voeu thérapeutique, au-delà de toute tentative de maîtriser la conquête de cette « terra incognita » qu’est l’inconscient, ce désir qui peut s’isoler pour reprendre une formulation de la proposition de 1967 (première mouture), comme « désir de se faire désir de l’Autre, dans la pure forme qui s’isole comme désir de savoir »?

Lacan a voulu innover par rapport au mode de reconnaissance traditionnel ayant cours dans les sociétés analytiques où l’on se souciait surtout d’être conforme non sans qu’il en aille ainsi d’un voeu de Freud de faire tenir l’édifice qu’il avait créé.

Le réel sur lequel se fondent les sociétés analytiques provoque dit Lacan sa propre méconnaissance, voire produit sa négation systématique.

L’hypothèse que je propose à votre réflexion est que l’échec de la passe à l’EFP doit beaucoup à sa propre structure et en tout premier lieu au fait de nommer des AE.

J’y vois un risque et même une incitation à cette méconnaissance du réel en jeu dans la formation du psychanalyste.

Il ne fait pour moi pas de doute que cette nomination AE n’a fait que raviver l’aliénation de groupe de l’institution tout comme celle de ceux qui se trouvaient, quoi qu’ils en aient, promus à l’ambiguë dignité d’être ceux qui  » peuvent témoigner des problèmes cruciaux aux points vifs où ils en sont pour l’analyse « .

On pourra ici m’opposer les très fines distinctions introduites dans la proposition de 1967 entre hiérarchie et gradus, tout comme le statut d’être  » sur la brèche  » et non pas de dignitaires de ceux qui étaient nommés au décours de l’expérience de la passe, il n’empêche que j’y vois une contradiction formelle avec la théorie du transfert (particulièrement en tant qu’il s’oppose à l’intersubjectivité) qui y est développée.

Il est par exemple étonnant de trouver à la fin de la première mouture de la proposition une suggestion de Lacan : celle de reporter sur son graphe (du désir) ce qu’il vient d’exposer en substituant AE à S(A)…

Le moins que l’on puisse dire est que cela ne va pas de soi de voir coïncider le signifiant du manque de signifiant dans l’Autre et la fonction d’un analyste censé justement avoir témoigné au cours de sa passe ne pas être sans savoir quelque chose de ce manque. Car à entifier le réel dont témoigne S(A) à travers ce nom – AE – ne risque-t-on pas de favoriser chez le sujet ainsi désigné à cette fonction la méconnaissance de sa propre expérience et chez les autres, le reste de l’institution, une flambée d’identifications aliénantes à celui qui aurait ainsi tutoyé ce réel. Il ne fait aucun doute qu’alors la procédure de la passe peut devenir à son tour le champ de manoeuvre de cette ruse compétitive où chacun amènerait le  » ready made  » de sa traversée du fantasme et de son  » flirt  » avec le réel sans qu’il soit avéré que le jury soit à même d’en démonter l’artifice.

Et l’aboutissement symptomatique d’une telle dérive ne peut-il pas être repéré dans tel projet récent d’une école de psychanalyse qui songe à proposer comme condition d’admission dans ses rangs ni plus ni moins qu’un succès à cette procédure ? Peut-on trouver meilleur moyen pour émousser voire pervertir le tranchant de vérité que comporte une telle expérience ! Assurément il se trouve des analystes pour s’appuyer sur une lettre aux Italiens, datée de 1974 dans laquelle Lacan conseille à ses destinataires de procéder ainsi pour l’admission dans leur groupe.

Cela ne rend, à notre sens, que plus pertinente l’interrogation sur ce que le désir de celui qui inventa la passe a pu générer avec lui de symptômes dont nous devons maintenant nous débrouiller.

Peut-être était-il trop pressé de savoir quelque chose de ce fameux passage à l’analyste, peut-être a t-il répété cette pratique de Freud dont il dénonçait les conséquences stérilisantes au sein des autres institutions en rempardant la sienne de cette classe d’AE, peut-être sa personne et les transferts qu’elle suscitait ont-ils fait obstacle au travail du jury, peut-être même que les développements à propos du symbolique et plus précisément du  » donner nom  » qu’il a introduit au cours de ses derniers séminaires contredisent-ils cette nomination qu’il avait instituée dans sa procédure ? Toutes questions qui restent à travailler sans préjuger de celles qui pourraient s’ajouter à la liste.

On peut dire que Lacan n’a pas rencontré la passe, et si vous me permettez d’oser cette métaphore, c’est parce que la passe est en position de lui succéder, et que l’on ne rencontre pas son successeur (en tout cas au sens de la  » tuché « ). Entendez ici ce que j’essaie de formuler à travers l’ambiguïté de ce signifiant si on l’applique à ceux qui suivent Lacan. Il se pourrait que la passe permette de remettre à sa place, imaginaire, la notion de succession quand elle est entendue au sens de filiation pour lui donner toute sa portée si elle prend celui d’une suite mathématique, où elle viendrait faire interprétation du désir de chacun de ne pas céder sur celui-ci et dans le même mouvement de n’en pas rabattre sur ce que l’enseignement de Lacan avait de subversif.

Qu’on se rassure ! Cette suite : Freud, Lacan, la passe… ne fait nullement barrage à l’émergence d’autres noms propres pas plus qu’elle ne rend obligé pour un analyste le passage par la procédure en question. Elle conditionne seulement l’émergence d’une certaine vectorisation éthique. S’il faut un exemple que l’on songe simplement combien la passe perdrait toute sa portée subversive si la pratique du  » métier  » de psychanalyste venait à être subordonné à la reconnaissance d’une quelconque instance ordinale.

Pourtant, pour en revenir à notre expérience au CCAF, on ne peut pas dire que la passe nous ait comblé ; elle nous a même semblé laisser profondément à désirer, au point que nous sommes un certain nombre au sein du jury à avoir été parcourus par les sentiments contradictoires suivants, dont comme il se doit, je ne parlerai qu’en mon nom :

– une relative déception face à la teneur des propos rapportés par les passeurs à partir du discours du passant, me laissant souvent sur ma faim quant aux informations concernant ce qui soutenait son désir d’analyste, tout comme celles sur ce que fut son transfert et son éventuelle résolution, mais aussi sur son histoire, le déroulement de son analyse et plus encore cette fameuse traversée du fantasme.

– un enthousiasme intact pour poursuivre l’expérience et, s’il se peut, en améliorer les conditions.

Comment résoudre cette contradiction dont, comme vous le constatez, je ne vous fais pas mystère ?

Avançons deux explications qui n’en qu’une à tourner autour de cette sentence lacanienne dont j’ai plus haut très brièvement fait état sans m’en expliquer plus avant : il n’y a pas d’intersubjectivité.

– une partie des membres du jury avaient eux-même fait l’expérience de la passe, et certains n’avaient pas oublié combien celle-ci avait pu faire tournant dans le rapport qu’ils entretenaient à leur désir d’analyste. Et après tout, si la passe a au départ été infléchie par Lacan dans le sens d’une transmission au jury et à l’école, il n’est pas interdit de considérer l’intérêt qu’elle représente pour le passant comme primordial, quelques soient les difficultés ultérieures qu’il éprouve à le transmette, d’autant que nous avons eu très souvent le témoignage de la nécessité d’un après coup, quelquefois fort long, pour prendre la mesure de cette expérience de la part du sujet qui l’a traversé. C’est dire que l’injonction qui a pu être faite aux AE au décours de la dissolution de l’EFP de livrer l’enseignement de leur expérience relevait de la plus profonde méconnaissance de celle-ci (mais peut-être le temps a-t-il manqué à Lacan lui-même pour prendre la mesure de cette dimension temporelle de la passe).

– d’autre part la relative déception que j’ai éprouvé, comme d’autres, face à ce  » matériel  » qui nous semblait n’être pas à la mesure de notre attente fut relativisée, voire même remise à sa place grâce à une réflexion portant sur le rôle du jury dont je vous ai déjà laissé entrevoir la teneur. Il me semble que pour qu’un jury puisse favoriser au maximum l’ouverture, le passage des signifiants du désir du candidat à travers le témoignage qu’il en fera à ses passeurs, il faut qu’il puisse se trouver à la place qui a été attribuée au signifiant quelconque par Lacan dans son algorithme du transfert. Autant dire qu’il importe alors qu’il ne garantisse aucune nomination et que l’existence même d’une réponse positive ou négative concernant le succès à la passe du candidat puisse alors être remise en cause.

Un souvenir me revient de temps à autre et me fait alors immanquablement penser à la passe. C’est celui de Lacan, comme cela lui arrivait parfois, laissant pendant une séance ouverte la porte de son bureau. Les  » quelques autres  » qui se trouvaient dans la salle d’attente pouvaient ainsi avoir accès aux associations du patient qui se trouvait dans ce bureau. Cela ne faisait guère scandale mais provoquait plutôt cette impression étrange que le discours du patient ne lui appartenait plus vraiment, mais que de ce désaisissement personne ne se trouvait plus mal, bien au contraire.

Ainsi en va-t-il également de ce moment de passe qui dans la précipitation quasi synchronique de son effectuation permet au sujet la mise en circulation de ses signifiants dans le lot commun de l’inconscient. L’effectuation de ce parcours qui va du particulier au quelconque ne sera pas sans conséquences pour lui surtout s’il ne s’empresse pas de l’oublier.

Lacan disait :  » nous n’avons le choix qu’à affronter la vérité ou ridiculiser notre savoir « .

Alors peut-on se passer de la passe ?

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