Petite histoire des idées de Lacan sur l'hystérie
05 octobre 2010

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LAZNIK Marie-Christine
Textes
Hystérie



Le chemin de l’inconscient proprement freudien, ce sont les hystériques qui l’ont appris à Freud. C’est là que j’ai fait jouer le désir de l’hystérique [2]

I Comment Lacan aborde la question de l’hystérie à la S.P.P.

Le cas Dora vu par Lacan en 1951

Les premières avancées sur la question, dont nous ayons la trace, se trouvent dans une intervention pendant le Congrès de Langue Romane de 1951.[3] Lacan y soutient que le patient est un sujet à entendre, plutôt que d’observer les traits muets de son comportement. « Freud prit la responsabilité de nous montrer qu’il y a des maladies qui parlent et de nous faire entendre la vérité de ce qu’elles disent… Il semble que cette vérité inspire aux praticiens une crainte grandissante ». Il propose de repenser l’œuvre de Freud pour retrouver le sens authentique de son initiative. Il fondera sa démonstration sur le cas Dora.

Pour lui, la psychanalyse est une expérience dialectique, et ce cas exposé par Freud opère par une série de renversements dialectiques.[4]

Premier développement : après s’être assurée qu’elle peut lui faire confiance, Dora raconte à Freud la liaison entre son père et Mme K., elle-même étant offerte en monnaie d’échange à M. K.. Et à cela, que voulez-vous y changer ? lance-t-elle à Freud. Premier renversement dialectique, Freud lui demande de regarder la part qu’elle prend au désordre dont elle se plaint.

Deuxième développement : Dora reconnaît que sa complicité a permis que la relation des deux amants se poursuive, et elle décrit la circulation des cadeaux. Quant à la relation œdipienne, elle se révèle constituée chez Dora d’une identification à son père, identification dont Lacan se demande, dès ce premier texte, si elle ne serait pas favorisée par l’impuissance sexuelle du père. Il ajoute même que cette impuissance serait éprouvée par Dora comme identique à la prévalence de sa position de fortune et souligne une allusion inconsciente permise par la sémantique du mot fortune en allemand : Vermögen.[5] Cette identification au père se traduit par des symptômes de conversion et son interprétation amorce la levée d’un grand nombre d’entre eux. Mais alors, que signifierait la soudaine jalousie de Dora à l’égard de son père ? Deuxième renversement dialectique : Freud remarque que cette jalousie en masque une autre, celle pour le sujet rival.

Troisième développement : l’attachement fasciné de Dora pour Mme K. dont elle vante la blancheur ravissante du corps, et leurs confidences réciproques. Freud se serait alors aperçu d’un problème : comment se fait-il que Dora ne semble pas en vouloir à Mme K., qui pourtant l’a trahie, qui a dénoncé ses lectures? Troisième renversement dialectique : ce n’est qu’à ce moment-là qu’aurait été livrée la valeur réelle de “l’objet” Mme K., qui, pour Dora, incarnerait le mystère de la féminité corporelle. Pour soutenir cette hypothèse, Lacan fait une brève allusion au rêve de Dora.

C’est ensuite à un souvenir de la toute petite enfance qu’il va attribuer une importance majeure : Dora suçote son doigt en tirant sur l’oreille de son frère de 18 mois son aîné. Cela signifierait que son image spéculaire – celle issue du stade du miroir, image aliénante par excellence mais néanmoins indispensable en tant que soubassement de l’image du corps – s’est constituée sur ce petit autre qui est le frère. Dès lors, c’est cette image masculine qui lui servira de moi idéal, c’est-à-dire de moi dans l’acception lacanienne du moi en tant qu’image aliénante.[6]

Dora aura donc une image masculine en tant que moi, ce qui ne veut pas dire que l’être de son sujet sera masculin.[7] Une des richesses de l’apport lacanien tient dans cette distinction – élaborée dans les années suivant immédiatement ce texte – entre le moi et le je, sujet de l’inconscient[8] la véritable révolution de la pensée moderne n’a pas consisté dans le remplacement de la terre par le soleil au centre du système planétaire, mais par l’introduction du théorème de Kepler qui permit de savoir qu’il n’y avait pas un foyer central, mais deux. Pour le sujet humain, il en a va de même : il y a le moi et le je, sujet de l’inconscient.

Que Dora se retrouve avec un sujet masculin pour image de son moi pose néanmoins un problème : comment accéder à l’assomption d’un corps propre en tant que femme ? C’est là qu’interviendrait la valeur de Mme K. pour elle. Valeur d’autant plus grande que de ne pas avoir un accès à son image corporelle féminine dans le stade du miroir, la laisse ouverte au morcellement fonctionnel dont les symptômes de conversion seraient la traduction.

Mais, pour avoir accès à l’objet madame K., figure du mystère de sa propre féminité, Dora doit emprunter une identification imaginaire ; son moi, son image spéculaire, c’est M. K.. Cette identification prend la suite de celle avec son frère dans la petite enfance. Toute l’agressivité de Dora envers M. K. est typique du rapport narcissique à l’image du petit semblable, rapport nécessaire mais aliénant. On voit bien, dès lors, comment les interprétations normativantes de Freud concernant son désir pour M. K. ne peuvent trouver aucun écho chez Dora.

Dans cette cure, Freud fait l’expérience encore neuve du transfert, c’est la première dans laquelle il reconnaît que l’analyste y a sa part. Lacan parle du transfert dit “négatif” de Dora comme étant l’opération de l’analyste qui interprète, mais il n’en dit alors pas plus sur ce qu’il entend par là. Dans les années suivantes, il développera l’idée que la résistance dans le transfert est à situer du côté de l’analyste et dénoncera la psychanalyse de l’époque qui, assez oublieuse de Freud, tendait à se réduire à une analyse des résistances.

Freud a pensé que les manifestations sincères du désir de M. K. envers elle auraient pu lui être salutaires. Encore eut-il fallu que Dora puisse s’envisager en place d’un objet de désir pour un homme, ce qui renvoie à la place d’objet dans l’ordre des échanges (déjà décrite par Lévy Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté). Dora pressent quelque chose de cet ordre dans l’accord tacite entre son père et M. K. et elle s’insurge.

Pour toute femme, accepter d’occuper cette place d’objet de désir, cela ne va pas de soi. Comment ne pas s’y sentir déchet ? Voilà un des secrets de la féminité que semble détenir Mme K.. De là la fascination qu’elle exerce sur Dora. La Madone de la Sixtine, qui l’arrête aussi longtemps, porte en elle la solution préconisée par le christianisme à cette impasse subjective : faire de la femme l’objet d’un désir divin ou un objet transcendant le désir. Lacan reprendra longuement ce point précis… vingt ans plus tard ![9] Mais il est étonnant de voir que ces remarques, il les fait dès cette première intervention.

Dans la scène du lac, ce qui d’une situation somme toute satisfaisante fait basculer Dora vers la maladie, ce sont les mots prononcés par M. K. : « Ma femme n’est rien pour moi ». Mais, dès lors que serait-il pour elle ? demande Lacan, en 1951. Il faudra attendre encore quelques années, et son travail autour de l’au-delà de l’amour pour qu’il puisse articuler que c’est la place même de Dora dans l’amour de son père qui bascule là de façon catastrophique.

On peut remarquer, dès maintenant le renversement que sa lecture opère sur le texte de Freud. Ce dernier s’interrogeait sur l’objet du désir de Dora : s’était-il trompé ? Aurait-il dû lui interpréter son désir homosexuel pour Mme K. d’emblée ?[10] Lacan se demande : quelle est la valeur structurale de Mme K. pour Dora, en terme des diverses identifications dans lesquelles elle est prise ? Ses symptômes sont autant de tentatives d’apporter une réponse aux impasses dans lesquelles elle se trouve. Il dit que si Freud avait présenté les choses de cette façon à Dora, il aurait bénéficié d’un prestige certain à ses yeux, et déjà d’un transfert positif assuré.[11]

Après coup, on a parfois le sentiment que, lors du premier entretien en vue d’une psychanalyse, le sujet a livré tous les éléments essentiels autour desquels opérera son travail analytique pendant les années suivantes. De même, nous trouvons, en germe, dans cette intervention, un grand nombre de points que Lacan développera au fil des années : celle de la division propre au sujet humain entre son moi et le sujet de son inconscient, celle du désir hystérique et du désir en général, celle de la différence entre les registres des identifications imaginaires et de l’identification à un trait du père, support de l’Idéal du moi, et temps logique antérieur à l’accès pour une fille à sa féminité. Nous y trouvons même celle de la difficile division pour une femme entre son identification au père en tant qu’Idéal et le fait d’avoir à se prêter au rôle d’objet cause du désir pour un homme. Nous voyons d’emblée que les questions du désir, des identifications d’une femme, de sa féminité vont devenir indissociables de la clinique de l’hystérie et du cas Dora.

Ce ne sont là que les amorces des réflexions futures, qui engendreront de nouveaux concepts dont Lacan ne dispose pas encore. Nous pourrions néanmoins dire que – contrairement à l’idée admise qui donne à son étude sur la psychose un rôle prééminent – c’est cette clinique de l’hystérie qui guida ses interrogations, ses remaniements, ses relectures de l’œuvre de Freud et ses propres inventions dans les années suivantes.[12] C’est ce que nous allons essayer de démontrer.

 

II La question de l’hystérie chez Lacan, pendant les dix années de la S.F.P.

1953- 1954 : Son séminaire sur les écrits techniques de Freud

Lacan ne fait que de brèves allusions à la question qui nous intéresse. Le débat propre à ce séminaire est d’empêcher que toute la psychanalyse ne se réduise à une analyse des résistances. Il souligne, qu’il n’y a pas chez Freud, dans ses Etudes sur l’hystérie, de quoi affirmer que la résistance vienne du moi. Il en retient surtout l’idée que le centre de gravité du sujet[13] « est cette synthèse présente du passé qu’on appelle histoire ».[14] Que se passe-t-il quand Freud répète à une patiente hystérique une histoire racontée par sa mère ? La patiente répond par une petite crise d’hystérie, c’est une réponse par le symptôme. Freud (dans ses Études sur l’hystérie) affirme que ce qui est recherché est le noyau pathogène, et que ce dernier repousse le discours. Qu’est-ce alors que la résistance ? Elle est cette inflexion que prend le discours à l’approche du noyau ; son sens est historique. Dans l’hypnose, aussi, le sujet tient ce discours historique, même si, lorsqu’il en sort, il ne s’en souvient pas.

C’est là, dit Lacan, que débute la technique analytique parce que la reviviscence du trauma se montre thérapeutique. Et d’emblée il prend parti : « Il est ambigu de parler du caractère vécu, revécu du traumatisme dans l’état second hystérique. Ce n’est pas parce que le discours est dramatisé, représenté sous un aspect pathétique que le mot revécu peut nous satisfaire ». Et de s’insurger : « Qu’est-ce que cela veut dire : l’assomption par le sujet de son propre vécu ? [15]»

La question pour lui est de savoir qui est le sujet du discours. C’est exactement là-dessus qu’il reprendra, deux ans après, en affirmant que dans la névrose, l’élément déterminant, c’est l’Autre de la parole, en tant que le sujet se reconnaît et s’y fait reconnaître.

 

1955-1956 : La question de l’hystérie dans le séminaire sur les psychoses

Lacan y fait une parenthèse à son étude sur la psychose pour la comparer à la question de l’hystérie ; il y consacre deux leçons.

Un cas d’hystérie masculine

Il va longuement discuter une observation d’hystérie traumatique décrite par J. Eisler en 1921. À notre connaissance, il s’agit là d’un des rares cas d’hystérie masculine qu’il ait commenté.[16] Il vaut donc la peine de s’y arrêter même si, pour cela, nous quittons un moment le fil qui est le sien de façon pratiquement permanente à propos de l’hystérie : « relire Freud ».

Il s’agit d’un homme âgé de 33 ans, conducteur de tramway, dont la maladie débute après un accident qui l’avait fait tomber de son véhicule. Il est emmené à l’hôpital, il n’a rien. Ce n’est que plus tard que vont débuter les crises de douleurs à la première côte et les pertes de connaissance. Ne trouvant rien, on parle d’hystérie traumatique et on l’envoie à Eisler. Lacan souligne que, déjà, en 1921, Eisler s’intéresse trop à l’analyse des résistances et au moi de son patient ; il cherche des traits d’analité et lui interprète ses tendances homosexuelles, mais rien ne bouge. Pour Eisler, le déclenchement de la névrose est dû au trauma, mais Lacan fait remarquer que, dans l’enfance de tout sujet, des traumas il y en a à la pelle ! Ce qui a déclenché la décompensation de la névrose ce n’est pas l’accident, mais les radios qu’on lui a fait passer après. Les crises, par leur mode, leur périodicité, font penser à un fantasme de grossesse. La question que pose ce sujet est alors la suivante : « Suis-je ou non quelqu’un capable de procréer ? ». Cette question se situe au niveau de l’Autre, pour autant que l’intégration de la sexualité est liée à la reconnaissance symbolique.

Nous voyons là déjà se distinguer « le petit autre imaginaire » (le petit semblable, sur lequel repose mon image spéculaire et auquel mon moi peut venir s’identifier) du « grand Autre », lieu symbolique, lieu auquel tout discours s’adresse. Cet Autre est ce lieu où les vagissements du bébé avaient été traduits en mots, et reconnus en tant que demande d’un sujet. À ce propos, Lacan prend une position radicale : « Si la reconnaissance de la position sexuelle du sujet n’est pas liée à l’appareil symbolique, l’analyse n’a qu’à disparaître ». Et il ajoute que le sujet trouve sa place dans un appareil symbolique préformé qui instaure la loi de la sexualité. Cette loi ne permet plus au sujet de réaliser sa sexualité sinon sur ce plan symbolique.

Le médecin qui suivait ce patient d’Eisler, avait dit à sa femme : « Je n’arrive pas à me rendre compte de ce qu’il a. Il semble que s’il était une femme, je comprendrais beaucoup mieux. ». Dans son enfance, ce patient avait été témoin d’une scène d’accouchement effroyable. Une voisine, après de longues périodes de contorsions, de jambes en l’air et de gémissements, avait accouché d’un enfant que l’on avait dû couper en morceaux. Lacan repère chez lui non seulement un fantasme de grossesse, mais aussi un fantasme de morcellement anatomique. Il insiste sur la question du fantasme, pour bien distinguer la question de la névrose de celle de la psychose, en particulier d’avec le cas Schreber (dont il est longuement question dans ce séminaire).

Pour ce patient, il s’agit d’un phénomène hystérique ; l’anatomie fantasmatique, imaginaire y est structurale ; les paralysies ou anesthésies ne suivent pas les voies nerveuses.[17] La question de ce sujet se situe au niveau de l’être ; il se demande qui il est, homme ou femme ? D’ailleurs ses intérêts, que ce soient les poules ou la botanique, tournent tous autour de la question de la germination. Quand il tombe du tramway, il choit, il s’accouche lui-même. C’est ce que les radios de l’intérieur de son corps vont venir confirmer. Là encore, il ne s’agit pas d’un problème de choix d’objet, mais d’une difficulté d’identification symbolique. Si le symbolique donne une forme dans laquelle s’insère le sujet au niveau de son être, il y a quelque chose qui échappe à sa trame, c’est la procréation. La question de l’hystérique mâle, quand elle se pose, traite en fait de la position féminine. Il convient alors de la comparer à l’hystérie féminine en reprenant le cas Dora.

Le cas Dora (deuxième reprise)

Pour elle aussi, la question est : Qu’est-ce qu’être une femme[18]? Qu’est-ce que qu’un organe féminin? Lacan dit que les deux rêves de Dora seraient transparents à cet égard.

Il rappelle alors la dissymétrie dans le complexe d’Œdipe, toujours soulignée par Freud. Pour la femme, la réalisation de son sexe ne se fait pas par identification à la mère, mais par identification à l’objet paternel, ce qui lui assigne un détour supplémentaire. Mais, ajoute-t-il, « Le désavantage où se trouve la femme quand à l’accès à l’identité de son propre sexe se retourne dans l’hystérie en un avantage, grâce à son identification imaginaire au père, qui lui est parfaitement accessible, en raison spécialement de sa place dans la composition de l’Œdipe ».

L’erreur de Freud à propos de Dora a été de commencer par la question de l’objet; il n’a pas fait intervenir la foncière duplicité subjective qui y est impliquée. Et d’ajouter: « Il se demande ce que Dora désire avant de se demander qui désire dans Dora.[19] ».

Il y a comme un ballet à quatre ( Dora, le père, M. K., Mme K. ), dans lequel Freud aurait fini par s’apercevoir que c’est Mme K. l’objet qui intéresse vraiment Dora, en tant qu’elle même est identifiée à M. K..

Ceci lui permet de poser une troisième forme d’identification, différente des deux premières. Non pas une identification au père à travers le symptôme hystérique, mais à un petit autre, petit semblable, à travers le lien imaginaire spéculaire, c’est celle qui spécifie le lien de Dora à M. K.. (Il en avait déjà été question en 1951 lors du premier texte sur Dora).

Lacan la reprend avec d’autant plus d’intérêt qu’elle lui permet d’aborder longuement sa conception du moi. Il résume là ce qu’il a développé, dans son séminaire, toute l’année précédente sur le caractère imaginaire du moi. En s’appuyant sur les textes de Freud de 1922 à 1925, il affirme que la théorie du moi autonome n’est pas freudienne. L’ego psychologie est un danger pour la psychanalyse, et il faut le dénoncer. Le cas Dora lui sert merveilleusement bien : si le moi de Dora, c’est M. K., quelle analyse peut-on appuyer là-dessus? Pour Lacan le moi est un mirage, ce que Freud appelle le Moi Idéal. Sa fonction n’est pas d’objectivité mais d’illusion. Il va montrer que c’est parce que le moi de Dora est M. K. que l’on peut entendre ses symptômes.

Son aphonie se produit pendant les absences de M. K.. Freud se dit que c’est peut-être parce qu’elle n’a plus besoin de lui parler et qu’il suffit de lui écrire. Lacan répond que l’aphonie survient parce qu’elle est laissée seule devant Mme K.. Tout ce qu’elle a pu entendre des relations de son père avec Mme K. tourne autour de la fellation, ce qui apparaît bien plus significatif pour comprendre l’intervention des symptômes oraux. L’identification de Dora à M. K. fait tenir cette situation jusqu’au moment de la décompensation névrotique.

Se pose la question de l’hystérique : interroger ce qu’est la femme. Partant de quelques conséquences psychiques à propos de la différence anatomique entre les sexes, Lacan fait un long développement à propos de la dissymétrie de l’Œdipe qui lui paraît bien plus prévalente que le changement d’objet d’amour à laquelle la fille est contrainte. Cette dissymétrie, il va la situer au niveau symbolique. Il n’y a pas de symbolisation du sexe de la femme. Par rapport au sexe de l’homme, l’imaginaire n’en fournit qu’une absence. C’est une Gestalt phallique qui force la fille à suivre pendant un certain temps le même chemin que le garçon, et non pas la prévalence de l’objet maternel.

Nous voyons là poindre le début de sa théorie du phallus. Par cette prévalence du phallus, il pose une identification imaginaire au père, chez la fille comme chez le garçon. Ce phallus est posé là dans sa valeur signifiante, symbolique. Au niveau de l’expérience vécue, de la sympathie des egos (égaux?), la petite fille aurait dû avoir un accès direct à sa féminité. Tel n’est pas le cas. Pour Dora, c’est son identification à l’homme porteur de pénis qui lui sert d’instrument imaginaire pour appréhender ce qu’elle n’arrive pas à symboliser de ce que serait une femme.

Cette leçon du séminaire appelle plusieurs remarques. Tout d’abord la plus simple : il dit que Freud a toujours souligné la dissymétrie entre garçon et fille dans l’Œdipe ; ce qui est faux. Dans son chapitre sur l’Identification, dans Psychologie des Masses, après avoir décrit la première identification au père, concomitante au premier investissement d’objet libidinal sur la mère, Freud écrit : “ la même chose vaut avec les remplacements correspondant pour la petite fille [20]. Dans ces remplacements correspondants il faut bien mettre la mère à la place du père et vice-versa. Nous savons que ce n’est qu’à partir de son texte De quelques conséquences psychiques des différences anatomiques entre les sexes (1925), que cette dissymétrie est étudiée. Lacan sauve donc le père, entreprise qu’il qualifiera plus tard d’hystérique, et à laquelle nous sommes chacun enclins, face à un auteur qui est le père fondateur d’un champ du savoir. Nous n’en sommes sûrement pas exempts dans notre rapport à Lacan.

Par ailleurs, dans son texte sur la différence anatomique, Freud précise que le père n’est pas le premier objet d’investissement libidinal de la petite fille ; tout comme pour le garçon, c’est sa mère. Quant à cette première identification au père, il n’en reparle pas. Lacan, dans son séminaire sur l’identification (1961-1962), dira qu’elle est valable pour tout sujet, garçon ou fille. Il est vrai que ce n’est que dans un deuxième temps, au moment de la découverte de sa castration et de celle de sa mère, que la petite fille change d’objet. Freud prend là partie contre une conception plus naturaliste de l’identification, telle que Jones la défendra, et qui prône une connaissance innée du vagin chez la petite fille et donc de son identification première à la mère. Freud, lui, affirme la prééminence du phallus pour les deux sexes et Lacan le suivra là-dessus. Il n’en reste pas moins que cette première identification, mythique, au père n’est pas évidente et ne doit pas se confondre avec l’identification imaginaire au père, dans l’hystérie, dont Lacan ne cesse de parler[21]. À ce point de son élaboration, la question des identifications reste encore obscure. Ce qui est évident, c’est que l’on a tout intérêt à aborder ce cas par le biais, même complexe, des identifications, que de le prendre par le biais de la relation d’objet. Biais somme toute trompeur, et c’est à cela que sera consacré le séminaire suivant, où il reprend encore le cas de Dora.

 

1956-1957 : Dora dans le séminaire de la relation d’objet (troisième reprise)

Signalant avoir déjà fait une première approche de cette observation cinq ans auparavant[22], il précise avoir alors indiqué que :

L’hystérique aime par procuration ; elle est quelqu’un dont l’objet est homosexuel ; elle l’aborde, cet objet homosexuel, par identification avec quelqu’un de l’autre sexe. Travaillant sur la relation narcissique en tant que fondatrice du moi, Urbild de la constitution de cette fonction imaginaire qui s’appelle le moi, Lacan avait montré qu’il y en avait des traces dans cette observation : le moi de Dora, a fait une identification à un personnage viril, M. K. et les hommes sont pour elle autant de cristallisations possibles de son moi. Pourquoi Mme K. est-elle si importante ? Non pas seulement parce qu’elle fait l’objet d’un choix parmi d’autres objets, non pas seulement parce qu’elle est investie de la fonction narcissique, fondement de toute énamoration (Verliebheit), mais comme les rêves l’indiquent : Mme K., c’est la question de Dora[23].

Comment Dora se situe-t-elle par rapport à l’Œdipe ? Toute l’observation repose sur la notion centrale de l’impuissance du père, et c’est celle-ci qui aurait fait que Dora n’ait pu franchir l’Œdipe. Selon Lacan, la frustration primitive dans laquelle la fille se retrouve par rapport à la mère, tient à l’objet dont la fille est frustrée ; le désir de cet objet subsiste néanmoins chez elle et il va devenir signe d’amour. La fille va aller le demander au père, qui peut le donner symboliquement. Mais à Dora, il ne peut pas le donner, parce qu’il ne l’a pas.

Le don d’amour

Qu’est-ce donner ? s’interroge Lacan. Au degré symbolique de la relation d’objet, l’objet peut être donné ou pas. Dora reste très attachée à ce père dont elle ne peut pas recevoir le don viril. Si attachée, rappelle Lacan, que son histoire commence par une série d’accidents hystériques à l’âge de l’issue de l’Œdipe[24], liés à des manifestations d’amour pour ce père blessé, malade, frappé dans ses puissances vitales. « L’amour qu’elle a pour ce père est corrélatif et coextensif de la diminution de celui-ci. »[25]. Donc, ce qui est demandé dans la relation d’amour, ce qui vaut comme signe d’amour et ne vaut que comme signe, c’est ce que l’on n’a pas. « Il n’y a pas de plus grand don possible que de ce qu’on n’a pas. ».

Le don implique la loi, et Lacan reprend la question au plan sociologique : le don est quelque chose qui circule, le don que vous faites est le don que vous avez reçu. Alors qu’au niveau du sujet, le cycle du don vient d’ailleurs. La relation d’amour s’établit, parce que le don est donné pour rien. Derrière ce que le sujet donne, il y a tout ce qui lui manque ; il sacrifie au-delà de ce qu’il a. Si un sujet est comblé de biens, un don venant de lui n’est pas signe d’amour. On ne peut aimer l’autre que pour ce qui lui manque. Même l’Autre, le grand, Dieu, ne peut être aimé que pour la seule chose qui lui manque : l’existence. « Ce qui est aimé dans un être est au-delà de ce qu’il est, ce qui lui manque ».

Comment Dora se croit aimée par son père

Dora aime son père, et elle l’aime pour ce qu’il ne lui donne pas. Le père s’engage devant Dora dans quelque chose qu’elle n’est pas sans avoir induit : sa relation avec Mme K. qui viendrait alors constituer un “ au-delà ” de Dora, qui serait justement ce qui manquerait à Dora et pour lequel elle serait aimée de son père. Mme K. incarne la fonction féminine, et Dora se situe donc entre son père et Mme K. Pour autant que son père aime Mme K, Dora se sent satisfaite. Cette position est symbolisée de mille façons : le père impuissant supplée par tous les moyens au don symbolique – y compris par des dons matériels – à ce qu’il ne réalise pas comme présence virile. Il fait, au passage, bénéficier Dora des munificences qui se répartissent également entre la fille et la maîtresse, ce qui la fait participer à une certaine position symbolique.

Comme si tout cela ne suffisait pas, Dora essaie de rétablir cette même relation, mais par un accès inversé. C’est vis-à-vis de Mme K. qu’elle établit une situation triangulaire avec M. K.. Mme K., semblable à la Madone de Dresde, serait l’objet d’adoration et, au-delà de Mme K. adorée, il y aurait Dora. Mme K. occuperait ainsi, dans ce nouveau triangle, la place que Dora occupe dans celui formé avec son père.

On se représente alors la catastrophe pour Dora lorsqu’elle entend M. K. lui dire que sa femme n’est rien pour lui (Ich habe nichts an meiner Frau). Cela voudrait dire qu’elle, Dora, n’est rien pour son père.

Ce que Lacan apporte ainsi sur le don d’amour lui permettra, plus tard, d’établir l’importance fondatrice de la notion de manque dans l’Autre, qui peut seule permettre que l’Autre parental, l’Autre réel soit en mesure d’investir libidinalement le bébé, de le « phalliciser ». Quand ce manque manque, le résultat peut être catastrophique pour l’enfant[26]. Mais déjà Lacan est conduit à avancer ses premières hypothèses sur ce qu’il va appeler l’objet phallique.

L’objet phallique et le désir

Le sujet féminin n’entre dans la dialectique de l’ordre symbolique que par le don du phallus. Quand au besoin de l’organe féminin comme tel, à la physiologie de la femme, Freud ne l’a pas nié mais il ne l’a jamais fait entrer comme tel dans la position de désir. Pour Lacan, le désir vise le phallus en tant qu’il doit être reçu comme don, et c’est en tant qu’objet du don qu’il fait entrer le sujet dans la dialectique de l’échange. C’est à l’intérieur de cela que le besoin réel – dont Freud n’a jamais songé à nier l’existence – lié à l’organe féminin, se trouvera avoir sa place et pourra se satisfaire latéralement. Mais il n’est jamais repéré symboliquement comme quelque chose qui ait un sens, il reste toujours problématique[27]. Voilà introduite, à propos de l’hystérique, la question du désir.

 

1957-1958 : Le désir et l’hystérique dans le séminaire des formations de l’inconscient

Lacan écoute le symptôme hystérique : Elizabeth von R.

Elisabeth von R.[28] fut la première analyse complète d’une hystérie, nous rappelle Lacan. Ce qui l’intéresse, c’est la façon dont Freud y pose le symptôme comme un masque : « Ce petit masque là qui fait augurer un sens caché »[29]. Le symptôme se présente sous un masque, sous une forme paradoxale, et Lacan décide d’appeler symptôme tout ce qui est analysable. Cette notion de masque figure la forme ambigüe sous laquelle se présente le désir chez l’hystérique, qui ne permet pas de pouvoir l’orienter par rapport à tel ou objet. Ainsi, Freud s’est fourvoyé non seulement avec Dora, mais aussi avec la jeune homosexuelle.

La douleur, chez Elizabeth, se présente d’abord de façon fermée, mais, peu à peu, Freud va pouvoir la rapporter à sa longue présence auprès du père malade. Dans une sorte de brume, Freud entrevoit le désir qui pouvait la lier alors à un de ses amis d’enfance avec qui elle aurait espéré se marier. Il y a ensuite ses relations avec ses beaux-frères. Il semble que le symptôme se soit précipité autour de sa relation à l’un d’eux, celui qui avait constitué avec la sœur d’Elizabeth un couple particulièrement heureux. Nous sommes alors au tout début de la psychanalyse ce qui justifie la gaucherie de Freud à vouloir interpréter le symptôme d’Elizabeth (nommément la douleur à la jambe), comme un désir réprimé pour ce beau frère. Lacan considère que, chez une hystérique, ce type d’interprétation est un forçage, tout comme dire à Dora qu’elle était amoureuse de M. K..

Dans le matériel apporté par Freud, il y a pourtant tous les éléments qui permettent de lire autrement, et de façon plus convaincante, son observation. Tout d’abord, la rude et longue dévotion d’Elizabeth auprès du père malade. Ce rôle d’infirmière, vis-à-vis de l’un de ses proches, semble être, en soi, une situation hystérogène dans la mesure où elle réduit le sujet à être en posture d’avoir, en permanence, à satisfaire à la demande. Il y a, ensuite, l’intérêt que le sujet prend dans une situation de désir. Lacan met en garde contre le danger de vouloir trop vite impliquer le sujet dans cette situation. Sachant ce qu’est une hystérique, il est tout autant risqué d’affirmer qu’elle s’intéresse au beau-frère du point de vue de sa sœur, qu’à la sœur du point de vue du beau-frère : « L’identification de l’hystérique peut parfaitement subsister d’une façon corrélative dans plusieurs directions. ».[30]

Pour Lacan, l’hystérique est impliquée dans une situation de désir inconscient et c’est cela que le symptôme masque. Freud dit que le symptôme, ça parle dans la séance ; les douleurs, les borborygmes, font partie du discours du sujet et ne sont que des indicateurs de la portée de ce que le sujet est en train d’avouer dans la séance. Le symptôme hystérique n’est donc que le masque de ce désir inconscient. D’ailleurs, à la fin de son observation, Freud décrit chez sa patiente une véritable salve de symptômes physiques qu’il va prendre, à la lettre, comme des énoncés. Son mal à la gorge est la traduction de ce qu’elle n’a pas pu avaler de l’offense qui lui a été faite ; sa douleur sur le visage est la gifle à la figure de la blessure morale ressentie, tandis que la tête lui pèse sous le poids des pensées inconscientes. Elle a mal au cœur ? Il faut chercher l’événement qui la peine.

Monique David Ménard, dans son livre sur l’hystérie, rappelle qu’à partir de 1908, Freud décide de se désintéresser du symptôme dans sa spécificité. C’est-à-dire que, dans son écoute des patients, il se met à ne plus tenir compte de la différence entre un symptôme hystérique et un autre. Selon elle, cela inaugure une ligne de partage entre deux courants. D’un côté, les analystes tentés par la psychosomatique : Felix Deutsch, Franz Alexander qui auraient continué à s’intéresser au corps dans l’hystérie ; de l’autre Freud, Mélanie Klein et Lacan qui « s’intéressent à la structure du fantasme hystérique sans plus céder à la fascination de ce corps que l’hystérique donne à voir et que l’analyste ne considère plus, puisqu’il écoute. ».[31]

Le rêve de la Belle Bouchère : Le désir du sujet est le désir de l’Autre

C’est à propos de ce rêve que, pour la première fois, Freud parle de désir.

« Je veux donner un dîner, mais je n’ai pour toute provision qu’un peu de saumon fumé. Je voudrais aller faire des achats, mais je me souviens que c’est dimanche après-midi et que toutes les boutiques sont fermées. Je veux téléphoner à quelques fournisseurs, mais le téléphone est détraqué. Je dois donc renoncer au désir de donner un dîner ».[32]

Cette patiente désirerait avoir du caviar tous les matins, ce que son mari lui offrirait volontiers, mais elle le prie de ne pas le faire. Freud parle alors de désir insatisfait et se demande quelle est la fonction d’un tel désir. Elle associe sur une demande d’invitation à dîner que lui a faite une amie qui plaît à son mari, cette amie est un peu maigre et son mari aime les grosses. Freud lui interprète son rêve comme le désir de ne pas faire grossir l’amie qui pourrait alors plaire encore plus à son mari. Mais il est toujours intrigué : « À quoi saumon fumé répond dans le rêve ? C’est, répond-elle, le plat de prédilection de mon amie. » Par hasard, Freud connaît cette amie et sait qu’elle a vis-à-vis du saumon fumé la même conduite que la malade vis-à-vis du caviar.

La première interprétation de Freud vise l’identification : c’est parce qu’elle s’est identifiée à cette amie qu’elle se donne un souhait non réalisé ; il distingue alors l’identification hystérique d’une simple contagion, d’une imitation. Lacan souligne à ce propos que le désir, dès sa première apparition, surgit comme désir insatisfait. Quelle en est la fonction?

Distinguer la demande du désir

Là encore, Lacan va nous dire que l’hystérie est la voie royale par laquelle on peut entendre quelque chose de fondamental pour l’homme en général. Ici, il s’agit de la distinction à faire entre la question du désir et celle de la demande. Cette distinction, capitale pour la suite de la théorie lacanienne, va être introduite par le bais de la clinique de la Belle Bouchère. Que demande-t-elle ? Elle demande l’amour de son mari. Que désire-t-elle ? Du caviar. Et que veut-elle ? Qu’on ne lui en donne pas. Pour qu’une hystérique puisse supporter une relation d’amour, il est nécessaire qu’elle puisse désirer autre chose que ce qui lui est offert par l’Autre. Le désir est pour Lacan ce qui reste de la demande après la satisfaction du besoin. Si un objet capable de combler un besoin alimentaire venait répondre à la demande, il ne resterait pas d’au-delà de la satisfaction de ce besoin. Ainsi, le désir de l’hystérique se constitue presque tout entier à partir du désir de l’Autre. Plus tard, Lacan généralisera cette remarque au désir en général, la structure même du désir gardant une certaine affinité avec le désir hystérique.

Mais il y a une autre piste : un désir insatisfait chez la femme hystérique lui permettrait de se représenter un Autre non complet, non pourvu de tout, puisqu’incapable de la satisfaire. Un Autre non barré serait terrible pour elle puisque, de par sa suggestibilité, elle disparaîtrait devant lui en tant que sujet. Est ainsi abordée la question de la nécessité de la castration, du manque dans l’Autre. Bientôt, Lacan s’apercevra que cette incomplétude de l’Autre réel est toujours nécessaire pour qu’un sujet puisse se constituer et que ce n’est que si l’Autre est manquant, qu’il pourra lui-même être désirant de quoi que ce soit. Cette incomplétude de l’Autre, il l’écrit S(A/).

La belle bouchère dans les Ecrits[33] : le désir et le langage

En juillet de cette même année 1958, Lacan reprendra l’essentiel de ses développements sur l’hystérie dans un écrit sur la direction de la cure,[34] où il fait remarquer que le rêve de l’hystérique résume ce que Freud, dans La science des rêves, explique sur les mécanismes inconscients de condensation et de déplacement, attestant de la relation du désir au langage. Le rêve de la Belle Bouchère, lui permet d’exemplifier ce qu’il entend par métaphore et métonymie, c’est à dire l’automatisme des lois qui régissent la chaîne signifiante.

L’effet de métaphore : la substitution d’un terme à un autre

Le saumon fumé, objet de désir de son amie, est tout ce qu’elle a à offrir ; le saumon fumé vient là se substituer au caviar que Freud tient pour le signifiant du désir de la patiente : le rêve serait donc une métaphore du désir de la patiente. Il y a là comme un effet de sens positif. Mais, ici, le désir se présente dans son registre préconscient. Ce désir, son mari est prêt à le satisfaire. Mais de cela, elle ne veut pas. Si Freud articule alors son désir comme désir d’avoir un désir insatisfait, Lacan ajoute qu’elle ne veut pas être satisfaite sur ses seuls besoins. Elle en veut d’autres, gratuits, et pour être bien sûre qu’ils le sont, elle ne veut pas les satisfaire.[35]

L’effet de la métonymie : la combinaison d’un terme à un autre

La métonymie est cet effet rendu possible par le fait qu’il n’est nulle signification qui ne renvoie à une autre signification. Dans le cas de la Belle Bouchère, si le désir est signifié comme insatisfait, il l’est par le signifiant caviar. Il faut encore « que le signifiant le symbolise comme inaccessible, mais dès lors qu’il se glisse comme désir dans le caviar, le désir du caviar est sa métonymie ».[36]

On voit là que ces significations, qui se renvoient les unes aux autres, ont comme dénominateur commun le peu de sens qui est au fondement du désir et lui confère un certain accent de perversion ; cela est dû au fait que le désir est la métonymie du manque à être. Et voilà réintroduite la question du manque, qui jouera un rôle important dans sa théorie.

 

Retour au séminaire des formations de l’inconscient

Le rêve de l’eau qui dort : le signifiant phallus, le sujet peut l’avoir ou peut l’être

Pour continuer à interroger la question du désir de l’hystérique, Lacan va prendre un autre exemple dans la Traumdeutung. Il concerne encore une patiente hystérique. Freud qualifie cette jeune femme d’intelligente, fine et réservée, comme « l’eau qui dort ».[37] Son premier rêve est très court : « J’ai rêvé que j’arrivais trop tard au marché et que je ne trouvais plus rien chez le boucher et chez le marchand de légumes. ». Ses associations portent Freud vers ce que Lacan appelle Le signifiant du phallus. Tout d’abord, la boucherie fermée fait associer Freud sur une expression grivoise propre à la Vienne de l’époque où la boucherie ouverte signifiait la braguette laissant entrevoir quelque chose. L’élément phallique caché dans le rêve est clairement analysé par Freud à propos des légumes proposés à la rêveuse : un mixte de radis noirs et d’asperges dont le caractère sexuel est mis en avant. Mais le boucher du rêve a une expression allemande qui renvoie à l’absence de quelque chose, à un  » il n’y en a plus  » : « Das ist nicht mehr zu haben ». Cet énoncé, Freud le reconnaît comme quelque chose qu’il a dit lui-même à la patiente. Si Freud essaie de comprendre là l’origine des phrases entendues dans les rêves, Lacan va s’intéresser à cet énoncé en tant qu’il est le constat d’un manque d’objet. Et il ajoute qu’il ne s’agit pas là d’une expérience frustrante, mais d’une signification en tant que telle.[38] Ce qu’il veut mettre au premier plan, c’est le phallus en tant que signifiant de ce que l’Autre n’a pas. Ce n’est qu’en tant que manquant à l’Autre, qu’il peut être signifiant du désir de l’Autre.[39]

Un deuxième rêve, de la même patiente : « Son mari demande s’il ne faut pas accorder le piano. Elle répond que ce n’est pas la peine (Es lohnt nicht)». Cette phrase, elle l’a dite la veille quand elle était en visite chez une amie. On lui demandait d’enlever sa jaquette et elle a répondu que ce n’était pas la peine, qu’elle devait s’en aller. Freud pense alors que ce même jour, pendant la séance, elle avait brusquement porté la main à sa jaquette dont un bouton venait de s’ouvrir. « C’était comme si elle avait dit : Je vous en prie ne regardez pas de ce côté, ce n’est pas la peine. ». Il y a eu substitution dans le rêve entre la boîte du piano Kasten et la poitrine, Brust ; Freud y voit la trace des difficultés éprouvées par la patiente au moment de la constitution de son corps de jeune fille. Lacan ne récuse pas ce niveau de lecture, mais il va plus loin.

Si le phallus est le signifiant du désir, et du désir de l’Autre, alors un nouveau versant du problème va pouvoir se poser au sujet : être ou ne pas être ce phallus. Mais l’être d’une femme ne peut pas se réduire à être le phallus. Alors, elle va repousser ce qu’elle est dans le paraître. Lacan dit en 1958, que c’est exactement la position de la femme dans l’hystérie. En tant que femme elle se fait masque. « Elle se fait masque pour, derrière ce masque, être le phallus » : tout le comportement de l’hystérique se manifeste par le geste de cette main portée au bouton, accompagné par la phrase « Ce n’est pas la peine ». Ce n’est pas la peine, parce qu’il ne s’agit pas que l’on regarde derrière, car derrière, il s’agit que le phallus y soit. Mais ce n’est justement pas la peine d’y aller voir, puisque justement on ne l’y trouvera pas. Il y a provocation hystérique : quelque chose qui est présenté au désir, présenté derrière un voile mais qui, d’autre part, ne saurait y être trouvé. Lacan résume cette provocation ainsi : « Ce n’est pas la peine que vous ouvriez mon corsage, parce que vous n’y trouveriez pas le phallus, mais si je porte ma main à mon corsage, c’est pour vous désigner derrière mon corsage, le phallus, c’est-à-dire le signifiant du désir ».[40]

Le corsage de l’hystérique devient la condition fondamentale de la femme par rapport à l’homme concernant le désir. « Derrière la chemisette, n’y allez surtout pas voir, parce que, bien entendu, il n’y a rien, il n’y a rien que le signifiant. Mais ce n’est pas rien, justement, que le signifiant du désir. ».[41] Après avoir rappelé que telle était la structure du dévoilement du phallus dans les Mystères antiques, Lacan associe sur la pudeur. Si chez l’homme ce n’est que le phallus qui doit rester couvert, chez la femme, c’est la totalité de son être qui doit rester voilée, condition pour qu’il puisse être tout entier en place de phallus. Le dévoilement ne montrerait rien sinon l’absence qui est ce que Freud a appelé l’effroi ; l’Abscheu, l’horreur qui répond à l’absence en tant que telle, la tête de méduse : « En accédant à la place du désir, l’autre ne devient pas du tout l’objet total, mais le problème est au contraire qu’il devient totalement objet, en tant qu’instrument du désir ».

Je souhaite faire ici quelques remarques à propos de cette place de la femme en tant qu’objet du désir. Nous avions vu, dès les premières interventions sur Dora, que cette place était ce qui faisait le plus problème. Notre clinique psychanalytique quotidienne n’a pas attendu le discours féministe pour savoir combien cette place peut être, pour certains sujets féminins, tout à fait intolérable. Cette possibilité d’une division du sujet féminin, qui se réfugierait dans la mascarade pour pouvoir tenir par derrière une place phallique, est assurément non seulement une solution élégante, mais peut être la seule possible pour lui permettre d’accéder à la féminité. La féminité en tant que mascarade est le sujet d’un article de Joan Rivière[42] que Lacan cite au début de ce séminaire et qu’il ne cesse de travailler dans les leçons suivantes, même s’il n’y fait plus explicitement allusion. J. Rivière décrit, chez certaines femmes, une apparente fragilité féminine ainsi que la capacité de séduire qui lui est corrélative. Ceci ne serait qu’une mascarade qui occulterait une position phallique, virile, de réussite socio-professionnelle qu’elle ne peut interpréter qu’en termes d’envie du pénis et des inquiétudes concernant les rétorsions qui, selon la théorie à laquelle elle se réfère, ne pourraient qu’en découler.[43] Il s’agit là, pour elle, d’une situation de clivage, nécessairement pathologique. Elle nomme néanmoins féminité cette mascarade.

Nous n’avons pas pu travailler ici la façon dont Lacan, dans ce séminaire, en arrive à penser que toute fille doit faire une identification à un trait du père. Il s’agit de l’identification à l’objet d’amour, décrite par Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi, qu’il nomme régressive, par dépit amoureux. Ce n’est que parce que la fille peut se soutenir de cette identification aux insignes de son père, base de son Idéal du moi, qu’elle pourra ensuite se prêter à la mascarade de la féminité sans craindre, dans ce paraître, de « se faire l’objet du désir d’un Autre » et d’y risquer perdre son être. Nous voyons là que cette Spaltung, ce clivage, loin d’être un élément pathologique devient dès lors, la structure même d’accès à la féminité pour une femme. Lacan fait de la Ich Spaltung de Freud une condition de structure du sujet névrosé, c’est-à-dire de celui qui n’est pas psychotique.

Mais le sujet ne peut se soutenir comme divisé que parce qu’il aura fait l’expérience du manque dans l’Autre primordial, de sa division, marque de sa décomplétude. C’est en tant que le phallus y est barré, qu’il peut s’inscrire S(A/).  La Spaltung, il la connaît : il est même structuré par elle, car il en a déjà subi les effets.[44]

Dora, quatrième reprise : c’est l’hystérique qui soutient le désir de l’Autre

Dans les séminaires précédents, Lacan considérait Mme K. comme incarnant la question de la féminité pour Dora. Maintenant, il dispose du concept de désir en tant que désir de l’Autre. Mme K. va donc être le désir de Dora dans la mesure même où elle est le désir du père et qui plus est, désir barré. Dora n’a jamais méconnu l’impuissance de son père, ce qui permet à Mme K. de tenir cette place d’objet de désir insatisfait.[45]

Lacan possède maintenant d’autres outils de lecture ; il reconnaît plusieurs types d’identifications : celle à un trait du père, constitutive de l’Idéal du Moi ; puis l’identification hystérique. Il en est enfin une troisième[46], proprement spéculaire : l’identification au petit semblable, base de la constitution du moi, assez proche de sa notion de Moi Idéal. Pour Dora, c’est M. K. qui joue ce rôle, raison de son intérêt pour lui – et c’est ce que Freud a pris pour de l’amour. C’est en s’identifiant à lui que Dora désire Mme K. ; désir qui, là, n’a rien d’impuissant puisque M. K. est revêtu des insignes de virilité et de puissance. De ce point de vue, on a raison de dire que Dora est homosexuelle, mais pas plus que ne l’est une quelconque hystérique. Tant que son petit système tient Dora dans cette position, elle peut s’imaginer soutenir le désir défaillant de l’Autre : en l’occurrence son père.[47] C’est elle qui en est l’appui.[48] Mais pour que ce petit système tienne, il est indispensable que M. K. désire Mme K. Quand il dit à Dora que sa femme n’est rien pour lui, sans le savoir il ravît à Dora son existence même, en tant qu’elle existe pour soutenir le désir défaillant du père. La gifle donne la mesure de la violence déclenchée par l’effondrement de sa construction.

Lacan a aussi distingué la demande du désir. Mme K. est le désir de Dora, mais ce qu’elle demande, c’est l’amour de son père. Dès lors qu’elle ne peut plus soutenir le désir de l’Autre, elle ne peut que revenir à la demande pure et simple : la revendication de l’amour du père.

 

1958-1959 : le séminaire sur le désir et son interprétation

Dans le fantasme, l’hystérique se donne le rôle d’obstacle

Lacan apporte une première élaboration de son concept d’objet “ a ”, objet du fantasme du sujet.[49] Cet objet du fantasme, objet du désir, débouche sur le désir de l’Autre. Comment le désir du sujet peut-il se soutenir devant le désir de l’Autre ? En ne l’approchant pas trop. Pour cela, certaines solutions peuvent être envisagées. L’hystérique, par exemple, le soutient en tant que désir insatisfait. La Belle Bouchère désire manger du caviar mais ne veut pas que son mari le lui achète, il lui faut que ce désir reste insatisfait. L’hystérique se donne à elle-même comme fonction d’être l’obstacle, celle qui ne veut pas ; dans des situations qu’elle-même trame, sa jouissance consiste à empêcher la réalisation du désir. Dans le rapport du sujet à l’objet du fantasme – que Lacan écrit : S/ à a – l’hystérique vient occuper cette place médiane, tierce, qui empêche la rencontre entre le sujet (S/) et l’objet (a). Dans ce rapport dédoublé, l’hystérique s’institue comme le ressort de la machine qui les suspendrait l’un à l’autre comme des sortes de marionnettes ; c’est elle qui en est l’enjeu.[50]

 

1960-1961 : Le séminaire sur le transfert, 5ème reprise de Dora

Comment Lacan est amené à modifier sa conception de l’objet a du fantasme

Pour Dora, le semblable, le petit autre de l’identification spéculaire avait été le petit frère, objet du désir de la mère, objet ayant une valeur libidinale, phallique, à ses yeux. En tant que tel, ce frère avait occupé la place de Moi Idéal, objet d’identification imaginaire pour Dora, place héritée ensuite par M. K..

Le concept d’objet petit a – apparu pour la première fois dans le séminaire sur Le désir – désignait alors l’objet du moi, le “petit autre”. M. K. serait l’objet petit a du fantasme de Dora. Ainsi, le fantasme lui-même se retrouvait tributaire de ce petit autre.

Dora ne veut pas se contenter d’un fantasme qui viserait le petit autre, mais à beaucoup mieux ; elle vise le grand Autre, l’Autre absolu. Lacan pense d’abord que c’est parce qu’elle est hystérique que Dora n’aura pas le même rapport fantasmatique au petit a. Puis, dans un deuxième temps (démarche qui lui est habituelle), ce sont les concepts mêmes d’objet petit a et de fantasme qu’il sera conduit à remanier, parce qu’il en aura éprouvé les limites.

L’hystérique se veut pourvoyeuse du phallus imaginaire ; elle veut faire tenir l’Autre

Pour Dora, Mme K. est l’incarnation de la question : qu’est-ce qu’une femme ? Ce « qui suis-je ? » a chez elle un sens plein et absolu. Et à chaque fois y répond, de façon close et voilée la question du phallus symbolique. C’est pour cela qu’elle tente de « subtiliser » la situation, comme toute autre hystérique d’ailleurs, en y glissant la question du phallus imaginaire. Voyons comment.

Dora, elle, y croit dans le grand Autre. Son père est impuissant avec Mme K. ? Qu’importe ? C’est elle qui fera la copule, qui soutiendra cette relation en payant de sa personne, en faisant intervenir l’image de M. K. qui se substitue à elle. Et c’est lui « qu’elle précipite aux abîmes, qu’elle rejette dans les ténèbres extérieures, au moment où cet animal lui dira la seule chose qu’il ne fallait pas lui dire : ma femme n’est rien pour moi. À savoir, elle ne me fait pas bander. Si elle ne te fait pas bander, adonc, à quoi est-ce que tu sers ? ».[51] Il s’agit donc pour Dora d’être pourvoyeuse du phallus imaginaire. Si dans les drames sentimentaux, l’hystérique est toujours là, dévouée, soutenant en coulisse tout se qui se présente de passionnant et qui n’est pourtant pas son affaire, c’est qu’il y a une chose qu’elle préfère à son désir : que l’Autre garde la clef de son mystère. Et pour cela elle s’efforce « de le réanimer, de le réassurer de le ré compléter, de le réparer[52]».

Lacan va alors reprendre la formule du fantasme pour y intégrer le rapport au grand Autre en tant que marqué par la castration (A/) et le phallus imaginaire, occulté dans sa dimension manquante (-j). Ces éléments vont ensuite être intégrés dans la nouvelle conceptualisation de l’objet petit a qui, dès lors, supportera le manque à être du sujet du désir, ainsi que le manque dans l’Autre et impliquera la question du phallus dans sa forme négativée. Il le formulera l’année suivante ainsi : « l’objet petit a, nous le voyons surgir au point de la défaillance de l’Autre ». Ce qui le fera associer sur le membre à jamais retrouvé d’Horus démembré et, bien sûr, sur l’impuissance du père de Dora[53] ! Cet objet petit a deviendra alors l’objet cause du désir.

 

III Lacan parle de l’hystérie à L’Ecole Freudienne de Paris

 

Une fois consommée la rupture définitive avec l’I.P.A., Lacan imprime une accélération importante à ses conceptualisations. S’il reste un lecteur de Freud assidu, il devient encore plus novateur et, de ce fait, plus difficile à suivre pour ceux qui n’ont pas accompli tout le trajet préalable. Quelques psychanalystes lacaniens iront même jusqu’à y voir une rupture épistémologique d’avec l’œuvre de Freud[54], mais une telle opinion est loin de faire le consensus, et ce n’est pas la nôtre.

 

1969- 1970 : L’hystérie dans le séminaire XVII : L’envers de la psychanalyse

L’impossible de la jouissance phallique : la revendication pénienne

Ici, Lacan commence par poser l’impossibilité de la jouissance phallique comme un fait général. Si rien, selon Freud, ne peut approcher la jouissance plus parfaitement que l’organe masculin, le problème, c’est qu’il n’y a que l’organe à être heureux, pas le porteur de l’organe. Et quand, en désespoir de cause, ce porteur vient l’offrir à sa partenaire, il doit s’escrimer pour le lui faire accepter. Car l’accepter du partenaire masculin, c’est reconnaître qu’elle en est privée, et là les choses se gâtent. Le partenaire masculin, malgré ses efforts d’amour, ses soins et sa tendresse, ne fait que raviver la blessure de privation. « Cette blessure, donc, ne peut être compensée par la satisfaction qui pourrait l’apaiser elle est, bien au contraire, ravivée de sa présence même, de la présence dont le regret cause la blessure ».[55]

Lacan va montrer par quel subterfuge l’hystérique échappe à la revendication pénienne ; comment elle réussit à symboliser cette insatisfaction première.

La Belle Bouchère méconnaît le plus de jouir

La Belle Bouchère montre à son « baiseur » de mari « qu’elle ne tient pas à ce dont il veut la combler de surcroît, ce qui veut dire que ça n’arrangera rien à l’essentiel »,[56] et pourtant, cet essentiel, il le lui offre. Ce que la Belle Bouchère ne voit pas, malgré les indications qui se trouvent dans son rêve, c’est que ce serait en laissant cet « essentiel » de son mari à une autre qu’elle pourrait atteindre Le plus de jouir. Dora, elle, le voit. Elle est heureuse de laisser cet « essentiel » à Mme K-Madonne de Dresde qu’elle adore. Nous avons là une solution à la revendication pénienne, même si c’est la plus scandaleuse.

Une jouissance phallique provenant du lien œdipien n’aurait pas à affronter la revendication pénienne.[57] Mais cette jouissance-là est interdite par l’appareil du social.

Quand le plaisir cède au déplaisir, c’est la jouissance

L’investigation psychanalytique découvre une suppléance, d’origine tout à fait autre, à cette jouissance phallique interdite : Le plus de jouir. Pour saisir cette autre origine, il faut tout d’abord prendre en compte que le désir provient d’Eros, la présentification du manque. Ensuite, il convient de bien distinguer entre jouissance et principe de plaisir ; ce dernier étant à entendre comme principe de moindre déplaisir. Cette jouissance est propre à l’homme, un animal ira se déplacer pour obtenir surtout le moins de jouissance. Comme elle peut commencer « à la chatouille et finir à la grillade », personne n’a envie de trop en user, même si la tentation est grande.[58] En 1920, Freud découvre l’Au delà du principe de plaisir, qu’il appelle répétition. Cette répétition est une dénotation précise d’un trait[59], en tant qu’il commémore une irruption de la jouissance. Le chasseur de la préhistoire, quand il trace un trait supplémentaire sur son arme, inscrit sûrement la jouissance d’un événement. Mais la répétition du symptôme hystérique commémore, elle aussi, une jouissance. Ainsi, les douleurs sur la jambe de Elizabeth Von R. étaient d’autant plus vives que les scènes commémorées avaient été l’occasion d’irruptions de jouissance. Nous voyons là que le plaisir est « violé dans sa règle et son principe, pourquoi il cède au déplaisir – pas à la douleur, forcément ».[60] Ceci n’est rien d’autre que la jouissance.

Elizabeth Von R. et le plus de jouir

La dimension du plus de jouir est bien présente dans ce matériel clinique. Elizabeth Von R. dit elle-même combien la vision de la scène où son beau-frère s’occupait du bonheur de sa sœur, avait le don de l’émouvoir. Nous savons combien Freud s’était préoccupé de savoir quel pouvait alors être l’objet de son désir et avait cru qu’elle se trouvait identifiée à cette sœur dont elle aurait voulu prendre la place. Du coup, il interprétait le symptôme douloureux comme effet de la culpabilité. Mais inverser les identifications, et croire qu’elle vise la sœur comme objet de désir, ne semble pas plus judicieux à Lacan. Ce qui est à souligner, c’est son intérêt pour la scène de désir en tant que telle. Dans cette scène, tel le capitaliste qui tire profit de la plus-value dégagée par ses ouvriers, elle en tire Le plus de jouir, en bonne hystérique qu’elle est.[61]

Lacan soutient son concept de plus de jouir sur une analogie avec celui de plus-value chez Marx. Certes, nous sommes un an après 68, mais il est surtout empreint de ses réflexions sur la place de la jouissance dans la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel.[62] L’hystérique, en sacrifiant la jouissance phallique à d’autres, peut avoir l’illusion d’être dans un rapport particulier au maître. C’est le cas de Dora.

Dora et le père châtré

Ce père, point pivot de son histoire, est un homme châtré quant à sa puissance sexuelle, un homme malade, à bout de course. Mais, même un malade ou un mourant est ce qu’il est ; il a, comme un ancien combattant, une affectation symbolique ; c’est un ancien géniteur. Il est père jusqu’à la fin de sa vie. Dans le mot père, quelque chose est toujours en puissance. C’est dans le champ symbolique que le père, en tant qu’il joue ce rôle de maître, peut – dans le discours de l’hystérique – « soutenir sa position par rapport à la femme tout en étant hors d’état ».[63] C’est le père idéalisé.

En quoi M. K. convient-il à Dora ? C’est parce que lui a l’organe et cela, elle le sait depuis leur premier accrochage à 14 ans quand il l’avait coincée dans une embrasure de fenêtre. C’est l’organe qui fait le prix de ce troisième personnage ; non pas pour que Dora en fasse son bonheur, mais pour qu’une autre l’en prive.

Analyse des rêves de Dora

Il y a 19 ans que Lacan parle de ce cas et, s’il y a parfois fait allusion, c’est à ma connaissance,[64] la première fois qu’il analyse les deux rêves de Dora.

À propos du premier, il fait remarquer que ce n’est pas le bijou qui intéresse Dora, mais la boîte, cadeau de M. K.. Ce n’est que de la boîte, de l’enveloppe du précieux organe, qu’elle jouit. « Elle sait très bien en jouir pour elle-même, comme en témoigne l’importance décisive chez elle de la masturbation infantile, (…) il est probable qu’elle aurait quelque rapport avec le rythme fluide, coulant, dont le modèle est l’énurésie[65] ». Dans son histoire, il est dit que celle-ci a été induite tardivement en identification avec celle du frère, son aînée d’un an et demi. Il avait été énurétique jusqu’à l’âge de huit ans ; puis elle avait pris la suite. L’énurésie serait le stigmate du fait que Dora, enfant, se serait imaginairement substituée au père, mais au père impuissant.[66]

Mme K., que Dora contemple à travers la Madone de Dresde, est celle qui est capable et de soutenir le désir de son père, et aussi de contenir celui de M. K.. De ces jouissances-là, Dora est doublement exclue. Si elle le supporte si bien, c’est probablement en identification à un autre type de jouissance, propre au maître : le plus-de-jouir. Lacan rappelle alors le lien entre énurésie et ambition. De M. K., elle ne veut recevoir que la boîte, car son bijou indiscret à lui, qu’il aille se le nicher ailleurs ! Du coup, comment aurait-elle pu trouver son compte dans l’offre faite dans l’énoncé : « Ma femme n’est rien pour moi » ? Dora ne veut pas de la jouissance qui s’offre là ; elle préférera « le savoir comme moyen de la jouissance pour faire servir à la vérité du maître qu’elle, Dora, incarne [67] ». Et la vérité, c’est que le maître est châtré. Lacan rappelle alors que, s’il veut dominer l’esclave, le maître a à exclure la jouissance phallique pour lui-même. C’est la condition pour en tirer le bénéfice du plus-de-jouir.

Freud dit qu’il ne faut pas oublier que, pour qu’un rêve tienne sur ses deux pieds, il ne suffit pas qu’il représente un vif désir du sujet quand au présent, il faut aussi qu’un désir de l’enfance lui donne son appui. « Et là, il prend la référence – on la tient d’habitude pour une élégance – de l’entrepreneur dans son rapport au capitaliste dont les ressources accumulées, le capital de libido, permettront à la décision de passer à l’acte[68] ». Simple métaphore ? Elle amuse en tout cas Lacan qui a travaillé les rapports entre le capitalisme et la fonction du maître et qui vient de dériver son plus-de-jouir du concept de plus-value. Le désir du petit enfant prendrait sa force dans le plus-de-jouir ; à savoir ce qui s’accumule comme capital de libido du fait-même que l’enfant est exclu de la jouissance de copulation des adultes.

Le second rêve marque que le père symbolique est bien le père mort ; on n’y accède que d’un lieu vide et sans communication. Sa mère lui dit : « viens si tu veux, ton père est mort et on l’enterre ». Ce viens si tu veux fait écho à la phrase de Mme K. l’invitant dans la maison au bord du lac. Dora va alors se retrouver dans la boîte vide de l’appartement déserté par ceux qui sont partis au cimetière. Elle y trouve aisément un substitut au père : le dictionnaire, ce gros livre où l’on apprend ce qui concerne le sexe. Ce qui lui importe – même au-delà de la mort de son père – c’est ce qu’il produit de savoir. Ce n’est pas n’importe lequel, c’est un savoir sur la vérité, cette vérité à laquelle Freud l’aide dans l’expérience analytique. Quand elle obtiendra la satisfaction de faire reconnaître par tout le monde la vérité des rapports entre son père et Mme K. et des siens avec M. K., elle pourra alors clore son analyse, même si Freud ne paraît pas satisfait de son issue quant à sa destinée de femme.

Freud a constaté que tout ce qu’il a pu faire pour les hystériques n’aboutit à rien d’autre qu’au Penisneid, c’est-à-dire, au reproche que la fille fait à sa mère de ne pas l’avoir créée garçon. Ce qui est là reporté sur la mère, sous forme de frustration, pourrait dans le discours de l’hystérique, se dédoubler ainsi : d’une part castration du père idéalisé et d’autre part assomption, ou non, par le sujet féminin, de la jouissance d’être privé.[69]

Comme d’habitude, Lacan va généraliser ce qu’il vient d’énoncer à propos de Dora. Il conclura sa leçon en disant que ce qu’il s’agit de dissimuler, c’est que le père est castré. Et il fera reproche à Freud de ne pas avoir, à ce propos, assez bien écouté le discours des hystériques. C’est, en effet, dans ce séminaire que Lacan introduit les quatre discours: de l’universitaire, du maître, de l’analyste et aussi celui de l’hystérique. Il serait intéressant de traiter le discours de l’hystérique mais, ces quatre discours se renvoyant les uns aux autres, aucun ne peut être pris séparément.[70] Il faudrait donc leur consacrer un autre article, qui outrepasserait la question de l’hystérie.