Oedipe au Louvre : l'objet du désir chez Ingres
12 mai 2006

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VINCENT Denise
Billets



Jean Auguste Dominique Ingres est le fils de Jean Marie Joseph Ingres et d’Anne Moulet. Ses parents ne s’entendaient pas. Ils ont eu cependant sept enfants et Jean Auguste était l’aîné. Son père peintre l’a formé en lui faisant copier les 300 ou 400 estampes qu’il possédait. Son père se désignait lui-même comme sculpteur, peintre, miniaturiste et dessinateur. Il forma également son fils à la musique qu’il pratiqua toute sa vie. C’est le fameux violon d’Ingres qui est à l’origine de l’expression qui fait partie de notre langue.

En 1813 il épouse Madeleine Chapelle âgée de 31 ans. Il en a 33. Ils n’auront jamais d’enfant. Un enfant mort-né en 1814 ne fut pas suivi d’autres naissances.

Le sujet de nos remarques porte sur les deux tableaux représentant Oedipe et le sphinx peints à presque 60 ans de distance. L’un est l’image inversée de l’autre. Ils pourraient paraître en tous points semblables. Seul les distingue ce que l’index d’Oedipe désigne. Ceci va être l’énigme que je vous propose.

Quand il peint le tableau de 1808, il a 28 ans et il a des amours malheureuses. Il écrit qu’il avait "vécu depuis l’âge de raison dans les chagrins pour jamais rien d’heureux entièrement". La rencontre avec Madeleine Chapelle avait été arrangée. Amoureux de la femme d’un de ses amis elle lui avait proposé de lui présenter une jeune cousine. Il entra en correspondance avec elle. Il habitait Rome où il était pensionnaire de la villa Médicis. Cet échange épistolaire dure plusieurs mois et ils décident de se marier. Il l’épouse en la rencontrant pour la première fois. Cette union sera heureuse et paisible malgré le chagrin de n’avoir pas d’enfant et durera 36 ans.

Le deuxième tableau date de 1864. Madeleine est morte et il en a eu un immense chagrin. Il se remariera avec Mademoiselle Ramel. Il lui est attribué à ce moment une vitalité sexuelle intacte et une créativité jubilatoire. Choisissant l’épisode ultérieur à celui du premier tableau où la sphinge pose sa question, là Ingres montre Oedipe donnant sa réponse. Dans le même temps, Ingres multiplie les études de nus et exécute le Bain turc avec plusieurs versions entre 1859 et 1863. Il décline le thème de l’odalisque et aussi un thème à résonances oedipiennes, le thème des amours d’Antiochus et de Stratonice, la jeune épouse de son père ; le médecin Eristrate découvre que la passion pour Stratonice est la vraie raison de la maladie en apparence incurable d’Antiochus.

Quand il peint le deuxième tableau d’Oedipe et le sphinx, Ingres a 84 ans et il mourra à 87 ans ; "Plus je vieillis, écrit-il, plus mon travail devient pour moi un besoin irrésistible".

Dans chacun des deux tableaux, dans le premier en bas à gauche, dans le second en bas à droite, des ossements rendent bien présente la perspective de la mort. À côté des restes macabres apparaît un pied, bien en chair celui-là, nullement gonflé comme il l’aurait été s’il faisait allusion au nom et à l’histoire d’Oedipe, mais ferme, vivant pourrait-on dire. Il se présente de face, du côté de la plante du pied. Il évoque à lui seul les pieds charmants de la grande odalisque de 1814, celle de la grande baigneuse de 1808 et des baigneuses du bain turc dans le fond du tableau. Madeleine avait veillé sur lui pendant trente-six ans et disait : "Sans moi, il irait se jeter sous toutes les roues" pour expliquer sa vigilance assez maternelle. Les visiteurs de cette exceptionnelle exposition d’Ingres au Louvre ont peut-être découvert sous l’apparence d’un peintre bourgeois, austère, presque misanthrope, un homme sensuel, un artiste à la curiosité visuelle inlassable, discrètement fétichiste.

Revenons aux deux tableaux. Pour Ingres, Oedipe n’a pas tout à fait renoncé à la croyance au phallus maternel. À la question du sphinx, il a répondu correctement mais la présence incongrue de ce pied semble jeter un doute sur ce qui fait la différence des sexes : "elles ne l’ont pas, mais quand même…". L’obscur objet du désir de son fantasme est bien là présent : un pied parfait. Dans le premier tableau, l’index d’Oedipe désignait le sein de la sphinge, dans le deuxième tableau, le doigt d’Oedipe désigne l’étrange objet du désir : le pied.

Nous avons emprunté les notations biographiques à l’excellent commentaire de Vincent Pomarède de l’album de l’exposition au Louvre, publié chez Gallimard.